par Giuseppe Gagliano (CESTUDEC, Milan, Italie)

Ce n’est pas la guerre à laquelle on pense. Il n’y a pas de chars aux frontières, pas de missiles survolant les toits de Paris. Et pourtant, la France est bel et bien assiégée. Une agression silencieuse, persistante, insidieuse : elle infiltre les réseaux sociaux, les plateaux télévisés, les mouvements de protestation, les territoires d’outre-mer. C’est la guerre cognitive menée par la Russie de Vladimir Poutine. Une guerre qui ne cherche pas à anéantir les infrastructures, mais les certitudes. Et si l’on ne réagit pas, c’est la perception même de notre pays qui risque de s’effondrer : son État, son histoire, sa place dans le monde.
Face à cette menace, l’appareil administratif français a longtemps réagi avec un réflexe aussi compréhensible que dérisoire : dénoncer la désinformation, désigner les coupables, publier des démentis. Mais dans une guerre des perceptions, la vérité ne vaut rien si elle ne s’impose pas comme récit dominant. Face à une opération qui agit dans l’ombre, les discours officiels paraissent creux. Il faut autre chose. Il faut comprendre la logique de l’adversaire. Et, fort heureusement, certains y travaillent depuis longtemps.
L’alerte ignorée : l’EGE et le CR451, pionniers de l’analyse cognitive
Alors que la plupart des institutions françaises ignoraient jusqu’à l’existence du concept de guerre cognitive, l’École de Guerre Économique (EGE) et son centre de recherche appliquée, le CR451, étudiaient déjà ces mécanismes depuis les années 2000. Ils ne se sont pas contentés de spéculations universitaires : ils ont développé des méthodologies, des modèles, des grilles d’analyse qui se révèlent aujourd’hui indispensables. Leur concept d’« encerclement cognitif » détaille pas à pas la manière dont la Russie construit ses offensives psychologiques.
Il ne s’agit pas simplement de fake news. Il s’agit d’opérations complexes, sur le long terme, qui visent à délégitimer les pouvoirs, fracturer les sociétés, miner le moral des populations. Une guerre qui se gagne sans armes, en inversant les récits. La Russie n’apparaît jamais comme agresseur. Elle se pare du manteau du pacifisme, de la justice historique, de la libération des peuples. Pendant ce temps, elle conquiert les esprits.
La Nouvelle-Calédonie : un laboratoire de déstabilisation
Un des terrains d’application les plus sensibles de cette stratégie est la Nouvelle-Calédonie. Les récents troubles — manifestations violentes, revendications indépendantistes, attaques contre les symboles de la République — ne sont pas le fruit du hasard. Ils s’inscrivent dans une stratégie plus vaste de provocation indirecte. L’Azerbaïdjan, partenaire stratégique de Moscou, aurait joué un rôle dans l’alimentation de ces mouvements, dans le but de présenter la France comme une puissance coloniale oppressive.
L’EGE a été l’une des premières à tirer la sonnette d’alarme. Ces événements sont tout sauf isolés. Ils illustrent un schéma d’action orchestré, dans lequel les frustrations historiques sont réactivées, les griefs manipulés, les récits instrumentalisés. C’est l’application pratique de l’encerclement cognitif : identifier des fractures sociales, les amplifier, en faire des armes.
Paris dans le viseur : la guerre cognitive au cœur de la République
Mais la guerre cognitive ne se limite pas aux périphéries de l’Empire. Elle cible également la capitale, les institutions, les élites. À Paris même, la Russie infiltre le débat public, exploite les divisions idéologiques, sape la confiance dans le processus démocratique. L’objectif n’est pas de changer un gouvernement, mais de miner l’idée même d’un État cohérent, stable, souverain.
C’est ici que l’EGE joue un rôle crucial. Elle a identifié les profils d’« influenceurs activables » : individus à la frontière de la respectabilité médiatique, en quête de visibilité, souvent précaires économiquement, mais prêts à relayer des récits antisystèmes. Le CR451 a mis en lumière les axes majeurs de l’offensive cognitive russe : promotion d’un pacifisme paralysant, victimisation de la Russie « encerclée », rhétorique anticoloniale, et discours opposant le peuple aux élites dites « dégénérées ».
Une guerre de récits, une guerre de formation
Mais l’École de Guerre Économique ne se contente pas de poser un diagnostic. Elle construit les outils de la riposte. À travers ses formations, ses podcasts, ses publications, elle forme les futurs acteurs de la résistance cognitive. Elle analyse comment la Russie a pu, en Crimée, conquérir un territoire sans tirer une balle — uniquement en enfermant l’adversaire dans un piège narratif. Et elle montre comment cette même méthode s’applique aujourd’hui à l’Afrique francophone, aux Outre-mer, aux réseaux sociaux européens.
L’EGE travaille désormais en collaboration avec des institutions telles que l’INALCO et l’ENSC de Bordeaux, au sein du groupe CIVIL, pour construire des réponses stratégiques. L’objectif est double : protéger la société civile française de la propagande étrangère, et former une nouvelle génération de praticiens capables de contre-attaquer sur le terrain des idées.
L’horloge tourne
L’invasion cognitive de la France est déjà en cours. Quand on voit des jeunes Africains enrôlés comme chair à canon en Ukraine, c’est aussi parce que la propagande anticoloniale russe a porté ses fruits. Quand la France est accusée de financer des terroristes au Mali, pendant que Wagner massacre des civils, c’est parce que Moscou a su inverser les rôles. Et lorsque la confiance des électeurs s’effrite à l’approche de 2027, c’est aussi parce que les récits déstabilisateurs ont déjà semé leurs graines.
C’est pourquoi un changement de paradigme s’impose. Il ne suffit plus de « mieux communiquer ». Il faut changer de terrain. Renverser l’asymétrie. Passer de la défensive à l’offensive cognitive. Former, anticiper, agir. L’EGE le martèle depuis des années. Il est temps que les décideurs politiques l’écoutent. Avant qu’il ne soit trop tard.