L’extraterritorialité ou l’extension du domaine de la lutte

Par Olivier de MAISON ROUGE – Avocat – Docteur en Droit – Cabinet Lex-Squared. Auteur de « Penser la guerre économique. Bréviaire stratégique », VA Editions, 2018


Pour illustrer notre propos, nous avons sciemment emprunté ce titre à Michel HOUELLEBECQ, mais cela aurait pu être également celui de son dernier ouvrage Soumission, si nous n’y prenons pas garde compte tenu de ce qui est évoqué ci-dessous.

En effet, une réalité s’impose : le changement de paradigme d’un monde unipolaire basculant vers un ensemble multipolaire, modifie profondément les rapports de force et les stratégies de puissance. A ce jeu, les Etats-Unis d’Amérique semblent vouloir conserver leur avantage économique – et monétaire car n’oublions pas que leur influence repose essentiellement sur le dollar comme devise étalon qui pèse dans 40% des transactions mondiales – et retarder leur effacement relatif face à la montée de systèmes susceptibles de contester leur rayonnement. C’est la raison pour laquelle ils cherchent à conserver la suprématie sur l’Europe, ou à tout le moins à l’affaiblir pour mieux asseoir son autorité. C’est la face cachée de la mondialisation qui se traduit par une crainte affirmée, créant un état de sujétion.

Ce faisant, les USA sont clairement passé du soft law – choix de systèmes économiques et juridiques non contraignants mais relevant de leur modèle (OCDE, OMC, traités transnationaux) – au hard law, avec le souci d’imposer leurs règles économiques et commerciales adossées à un système juridique redoutable, quitte à générer des distorsions manifestes de concurrence, pour mieux s’en affranchir quand il s’agit de leurs intérêts propres. Cette guerre asymétrique, dont l’extraterritorialité du droit en est désormais  l’arme principale, est aujourd’hui une nouvelle conflictualité dont le Departement of Justice (DOJ) en est le bras armé.

Pour paraphraser VON CLAUSEWITZ, lequel affirmait que la guerre est le prolongement de la politique par d’autres moyens, nous pensons que « le droit est le prolongement de la guerre économique, par d’autres moyens ».

              L’emprise de l’empire

C’est la raison pour laquelle, au nom d’un prétendu messianisme originel consubstantiel à la naissance de cet Etat, plusieurs initiatives ont été dernièrement engagées pour asseoir davantage cette domination juridique parmi lesquelles on peut mentionner :

La mainmise judiciaire, via leur domination financière, sur les échanges mondiaux, sous couvert de morale. Cette affirmation de puissance s’illustre brutalement en matière de violation d’embargos, par la récente affaire de la BNP PARIBAS, laquelle banque française a été amenée à payer une amende record de 9 milliards de Dollars US à l’administration américaine[1]. Le prétexte était une opération libellée en dollars pour un investissement réalisé en Iran (mais aussi le Soudan et Cuba), pays que les Etats-Unis ont mis au ban, et ce par une banque française. Or, la compensation a été opérée par des comptes américains, seul et unique lien de rattachement de l’affaire, en dehors de tout acte passé sur le sol américain. A cet égard, il faut souligner qu’il se s’agit pas d’une procédure judiciaire, devant une juridiction de droit commun, mais un cas suivi par une autorité administrative devant laquelle BNP PARIBAS a du s’infléchir et plaider coupable, pour éviter un procès qui aurait été long, dispendieux et qui aurait pu être plus grave encore en matière de réputation[2].

Pour les mêmes raisons, et dans un contexte similaire, le CREDIT AGRICOLE a été contraint de s’acquitter d’une amende de 787 millions de Dollars US, en raison des opérations passées – et compensées en billets verts – avec l’Iran, le Soudan, le Myanmar et Cuba entre 2003 et 2008[3]. Cet arrangement, ou deal of justice, a permis à l’établissement financier de conserver son agrément bancaire sur le territoire américain et a échappé à toute sanction pénale. Cette justice négociée se pratique à l’avantage financier du Trésor américain. La DEUTSCHE BANK, la SOCIETE GENERALE et UNICREDIT seraient désormais dans le collimateur de l’administration américaine pour des faits similaires.

C’est au titre des mêmes lois d’embargos que les autorités américaines ont enjoint à PEUGEOT de se retirer du territoire iranien en 2012, pour mieux tenter de lui substituer GENERAL MOTORS (même si le boycott s’achevant, PEUGEOT a su conserver ses positions pour mieux revenir).

Animé par cet esprit de moralisation des affaires – sachant que les USA bannissent et stigmatisent à juste titre certaines pratiques répréhensibles, mais sans toutefois admettre la violence économique qu’ils pratiquent au rang des comportements blâmables – la corruption a été érigée en mal absolu, en méconnaissance parfois des cultures patrimoniales locales, pour mieux évincer des concurrents de certains marchés, ou à tout le moins des déstabiliser. C’est dans ces conditions qu’ALSTOM a été visée par une procédure américaine fondée sur le Foreign Corrupt Practice Act (FCPA), ayant conduit à la scission du groupe industriel au bénéfice de GENERAL ELECTRIC, pour l’activité énergie, sans d’ailleurs que l’entreprise ne soit libérée de l’amende à laquelle elle s’expose. TOTAL et TECHNIP en ont également fait les frais, toutes ses sociétés devant ensuite, comme BNP PARIBAS jusqu’en 2019, accueillir un corporate monitor, un déontologue, qui n’est pas l’œil de Moscou, mais bien celui de Washington, son seul maître[4].

Enfin, l’affaire VOLKSWAGEN révèle une domination d’un autre genre, où la norme permet d’affaiblir l’adversaire. S’il est acquis que le constructeur automobile allemand a triché, il n’en demeure pas moins que l’orchestration de cette tromperie technique est une opération destinée à affecter durablement l’image de la marque[5], outre une ponction financière pouvant s’élever jusqu’à 37 000 Dollars US par véhicule vendu aux USA. En matière environnementale, l’entreprise pétrolière BP, accusée d’être à l’origine d’une marée noire dans le Golfe du Mexique, a pour sa part fait l’objet d’une amende de 20,8 milliards de Dollars US.

« Loin d’être une fin en soi, ces sanctions ont donc permis aux Etats-Unis de préserver, voire de développer les marchés de leurs entreprises nationales, en affaiblissant leurs concurrents, sous couvert du respect de l’environnement (BP, VW) ou de la démocratie (PSA, BNP). »[6]

Ainsi, les américains tentent ouvertement, par le biais du chantage au procès (dont l’issue reste inconnue), d’obtenir la soumission des acteurs économiques, dans le cadre de l’extraterritorialité de la loi. En d’autres termes, en dépit de tout lien de rattachement géographique, par le biais du dollar  notamment les Etats-Unis s’érigent en organe de régulation des transactions internationales.

Toutefois, en agissant de la sorte ils se placent délibérément sur le terrain du hard law ce qui fait dire, à juste titre, à Christian HARBULOT que « l’affaire BNP PARIBAS n’est pas le révélateur de la suprématie américaine mais plutôt l’expression d’une certaine forme de faiblesse (…) en affichant ouvertement une démarche aussi impérialiste »[7]. En résumé, le « doux commerce » est désormais assuré par la terreur, autre conception de la finalité clausewitzienne de la guerre considérée comme étant « un acte de violence destiné à contraindre l’adversaire à exécuter notre volonté. »

Le renforcement de la mainmise arbitrale sur les échanges économiques et monétaires, à travers la négociation du futur traité transatlantique de libre-échange (TTIP ou TAFTA), visant à créer une zone transfrontalière élargie entre l’Europe et le monde nord-américain. Si les pourparlers sont actuellement tenus secrets, il n’en demeure pas moins que les dispositions discutées contiennent le principe d’un règlement des litiges commerciaux (clause ISDS) permettant aux entreprises américaines d’engager des voies de recours, non pas devant les juridictions européennes de droit commun, mais devant une instance arbitrale ad hoc que serait le Centre International de Règlement des Différends liés à l’Investissement (CIRDI), dépendant de la banque mondiale, établi à Washington et cela pour les lois d’un Etat qui seraient contraires à leurs intérêts commerciaux.

De timides ripostes

Pour l’heure, l’Europe n’a pas encore su s’organiser pour s’affranchir de cette pression extrajudiciaire qu’elle a d’abord niée par naïveté probablement.

Et pourtant, plusieurs alternatives méritent d’être étudiées.

En premier lieu, on pourrait songer à se doter d’une institution européenne chargée elle-même d’instruire de telles actions judiciaires, afin de ne pas se déposséder de cet instrument régalien au profit des USA et qui serait in fine l’expression d’une souveraineté juridique. Cette autorité judiciaire pourrait à cet égard devoir négocier avec GOLMAN SACHS, à l’origine des comptes publics truqués de la Grèce lors du passage à l’Euro, et dont les plans de relance ont affaibli les capacités monétaires de l’Europe. La sanction devrait être le retrait de l’agrément sur tout le territoire de l’Union Européenne, outre une amende financière substantielle.

Cette même institution devra également être saisie de toute affaire sensible impliquant directement ou indirectement toute entreprise extra européenne, à condition toutefois que cette autorité ne retourne pas cette arme contre les sociétés européennes. En effet, nous ne savons que trop  cultiver une certaine agilité pour pratiquer l’auto flagellation.

En second lieu, il conviendra de renforcer la loi de blocage, cette disposition législative de 1968 qui permet aux autorités françaises de s’opposer à la transmission de toute information sensible dans le cadre d’un procès initié à l’étranger. Bien que mal compris par ses compatriotes, en 2012, Bernard CARAYON avait voulu la réformer, dans la mesure où les américains ne lui reconnaissent aucune valeur. C’est la raison pour laquelle, il proposait d’en limiter le champ d’application aux secrets d’affaires, pour lui conférer davantage de force et d’opposabilité. Une telle disposition pourrait être étendue au niveau européen.

De même, s’agissant des prises de participations d’entreprises étrangères au capital de sociétés européennes œuvrant dans les secteurs stratégiques (on voit comment ALCATEL s’est trouvée mariée de force avec LUCENT, pour mieux l’étouffer et finalement la diminuer techniquement), il faudra s’inspirer des dispositions françaises[8].

Enfin, il faudra une réelle autorité politique pour briser cette asymétrie en imposant une véritable réciprocité et non pas un principe de subsidiarité inversé, au détriment des intérêts européens. Ce peut être au travers d’un équivalent du small business act européen.

Actuellement, la réplique vient davantage des juges européens, en matière de données personnelles. Les révélations du soldat MANNING[9] ou de l’agent SNOWDEN[10] ont mis en évidence la capacité technique des USA à écouter le monde entier, à grande échelle, à leur bénéfice, et ce au nom du Patriot Act (devenu Freedom Act) adopté dans le cadre de leur dispositif de sécurité nationale adopté après le 11 septembre 2001.

Témoignant en effet d’un regain de souveraineté quasi inattendu, la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE), dans sa décision C-362/14 en date du 6 octobre 2015, a rendu un arrêt infligeant un camouflet aux autorités de contrôle des données américaines. En l’espèce, un internaute autrichien, du fait des révélations « d’espionnage numérique » dans la foulée du scandale Snowden, s’inquiétait que ses données personnelles recueillies depuis son compte Facebook, puissent être scrutées par la NSA ou le FBI, en vertu des lois américaines de lutte contre le terrorisme. Or, si Facebook a effectivement son siège européen en Irlande, les données sont quant à elles exportées, conservées et traitées depuis les data centers basés aux Etats-Unis. Dès lors, elles se trouvent placées sous le contrôle des autorités américaines (et soumises aux activités de renseignement de l’Oncle Sam), pays tiers à l’Union Européenne (UE).

Ayant introduit un recours devant les juridictions irlandaises (non sans avoir tout d’abord essuyé un rejet de sa requête par l’Autorité de protection de la vie privée – équivalent de la CNIL), la High court de l’Eire (Haute Cour de justice), saisissait la CJUE d’une question préjudicielle (procès suspendu dans l’attente de l’interprétation de la règle par les instances suprêmes).

Se livrant à l’analyse des normes en vigueur s’agissant de la protection des données personnelles, la CJUE devait trancher en regard de la Directive 95/46 aux termes de laquelle, sous l’article 28 notamment, il est énoncé que chaque pays membre de l’UE doit instituer une autorité de protection des données personnelles, que des voies de recours doivent être ouvertes aux citoyens concernant l’usage et l’exploitation de leurs données,. De même, il est prévu des modalités garantissant le niveau de sécurité des données personnelles des citoyens de l’UE.

Enfin, dès lors que les données du compte Facebook étaient centralisées sur le territoire américain, la CJUE se devait d’examiner la décision américaine 2000/520 du 26 juillet 2000 (dite « SAFE HARBOR ») au vu des dispositions de la Directive 95/46 et de s’assurer qu’elle offrait les garanties nécessaires relatives au respect des règles de protection de la vie privée compatibles avec les normes européennes.

Ainsi, aux termes de l’arrêt du 6 octobre 2015, la CJUE a estimé que les Etats-Unis n’offraient précisément pas de garanties suffisantes quant à la sécurité des données à caractère personnel des citoyens de l’UE. Par conséquent, le « SAFE HARBOUR » se voit être déclaré inopérant en regard des règles de confidentialité européennes érigées par la Directive 95/46.

Depuis, il a été âprement négocié un nouvel accord « EU-US Privacy Shield » rendu public le 4 février 2016. Ce nouveau traité conclu par la Commission européenne devra être examiné par le G29 qui rendra son avis en avril 2016. Au vu des éléments connus, si les données personnelles ne pourront être librement accessibles par les opérateurs commerciaux et/ou publics, plusieurs exceptions demeurent, et notamment celles renforçant les obligations de coopération en matière de corruption internationale (fondée sur le FCPA). Cela étant, la loi de blocage française, opérant une restriction dans la communication des informations économiques sensibles, semble être toujours de mise.

Dans le même esprit, s’agissant de l’usage intensif des « cookie » par Facebook, la CNIL a publié une déclaration commune formulée – doublée d’une injonction – avec quatre autres autorités européennes, rappelant les règles de sécurité qui s’imposent aux utilisateurs du site Internet de publication des informations personnelles. En l’espèce, Facebook a été condamnée en première instance en Belgique pour avoir « traqué » des internautes en dehors de ses pages

L’Europe, toujours, qui élabore précisément un « paquet protection des données », destiné à présenter un cadre efficient visant à garantir un niveau élevé de protection des données dans l’UE. Un règlement et une directive doivent voir le jour après un accord Commission / Parlement intervenu le 15 décembre 2015. Le règlement devrait permettre aux citoyens de l’UE de maîtriser leurs informations personnelles contre l’abus de leur usage par « les sociétés internationales actives dans le domaine d’Internet », tandis que la directive devrait instaurer une meilleure collaboration technique des services de police de l’Union dans la transmission et l’échange des fichiers.

Signalons par ailleurs que le projet de loi sur le numérique (article 22) renforce la protection du secret des correspondances, ce qui n’est sans doute pas vain quand tous les opérateurs (Google, Microsoft, Yahoo, …) se trouvent tous êtres américains.

La réponse n’est pas générale et absolue et s’engage prudemment au nom de la protection des données personnelles des citoyens européennes. Toutefois, il existe une véritable prise de conscience quant à l’usage des données tirées de la vie privée, encore récemment renforcée par la Cour d’appel de Paris qui s’est récemment déclarée compétente pour juger de la publication d’une photo sur un compte Facebook, écartant l’attribution des compétence américaine prévue par les conditions d’utilisation du réseau social.

C’est donc précisément sur ce terrain que l’Europe a décidé de se placer.

Dès lors, la course est engagée, et pour finir par une locution latine qui marque la filiation avec le droit romano germanique : vae victis ![11]



1 « BNP Paribas tremble et implore la clémence des Américains » in Le Figaro, 13/05/2014, « La chambre de compensation, la clé de l’amende BNP » in Le Monde 03/06/2014

2 GARAPON A. et SERVAN-SCHREIBER Dir., « Deals de Justice, le marché américain de l’obéissance mondialisée », PUF, 2013

3 « Amende de près de 700 millions d’Euros pour le Crédit Agricole », Le Figaro, 20/10/2015

4 Alstom aura droit à son surveillant Intelligence OnLine, n°726 du 24 décembre 2014, ; BNP : le mandat de Guidepost prolongé ? IOL, n°739, 8 juillet 2015 ; La diplomatie de la corruption, IOL, n°698, 23 octobre 2013. Lire aussi :

5 « L’affaire Volkswagen relève d’une guerre économique menée par tous les moyens possibles », Alain Juillet sur Francetvinfo.fr le 23/09/2015

6 « Sanctions américaines records : un moyen pour les Etats-Unis de contrôler leur environnement concurrentiel économique ? » par Angélique Steinbach, sur www.portail-ie.fr, le 27/10/2015

7 HARBULOT C., « Le Terrain miné de l’affaire BNP », in Conflits, n°3, p. 9

8 A l’instar de l’article L. 151-3 du Code monétaire et financier, régissant les investissements étrangers, appelé « Décret MONTEBOURG »

9 Affaire wikileaks

10 Affaire PRISM / Echelon

11 Malheur aux vaincus.