Le temps de la guerre économique

par  Christian Harbulot[1]


Comment comprendre le monde actuel sans aborder ce sujet tabou qu’est la guerre économique ? Les difficultés endémiques de l’économie française créent de facto un climat propice à l’émergence d’une réflexion sur la manière de mieux affronter la concurrence. Mais cette prise de conscience a été longue à venir comme le démontrent l’échec de  plusieurs patrons du CAC 40 qui ne sont pas arrivés à faire passer au sein de leur comité exécutif une stratégie plus rigoureuse à définir par rapport à la Chine. Leurs actionnaires ne souhaitaient pas entendre un discours réaliste sur la manière dont ce pays menait une politique de conquête commerciale tous azimuts, dans une optique d’accroissement de puissance.

Il existe pourtant des signes précurseurs d’un changement d’état d’esprit. En 2011, deux professeurs de New York University[2], Jane Burbank, Frederik Cooper, ont réalisé une analyse comparée de l’histoire des empires qui démontre le rôle fondamental des rapports de force économique dans le processus de structuration et de confrontation des principaux empires qui jalonnent l’Histoire de l’humanité. L’économiste norvégien Erik Reinert[3] a, de son côté, bien illustré la manière plus ou moins visible des Etats dans l’édification de leur puissance politico-économique. Ces ouvrages sont encore des exceptions. C’est ce chainon manquant aux grilles de lecture du monde académique, que l’Ecole de Guerre Economique (EGE) s’efforce de légitimer dans ses travaux et ses écrits[4] depuis la fin des années 90.

Une prise de conscience qui s’internationalise

Le magazine L’Expansion fait sa une sur 2013 comme l’année de la guerre économique. Ce titre accrocheur confirme en tout cas un certain nombre de signaux faibles. Plusieurs pays commencent sérieusement à s’intéresser à la question. Le Japon, pays qui est involontairement à l’origine du rapport Martre sur l’intelligence économique, effectue un retour aux sources. Depuis la crise qui l’a affecté au début des années 90, le Japon s’est tassé sur lui-même et les personnes qui ont constitué l’ossature de sa politique industrielle conquérante ont quitté progressivement la scène du patriotisme économique local sans réussir à passer le témoin. La culture du secret qu’appliquaient les anciens depuis l’ère Meiji n’a pas facilité le transfert de savoir aux nouvelles générations.

Cette rupture de cheminement de la connaissance a amené le principal groupe privé d’enseignement nippon à prendre contact avec l’Ecole de Guerre Economique à Paris. Son besoin était simple : recomposer par la culture écrite les points forts de sa mémoire opérationnelle tout en  diversifiant les sources de savoir (en un mot ne pas se limiter au discours américain sur le competitive intelligence). L’une des premières démarches communes a été la réalisation d’un travail commun sur la Chine[5]. Il n’est pas courant que deux structures de formation, l’une japonaise et l’autre française, décident de s’associer pour produire une publication académique[6] sur un sujet sensible. La Chine est une économie de combat qui méritait d’être étudiée sous ce double éclairage culturel. Depuis la fin des années 1990, de nombreuses études ont été publiées sur la Chine. La plupart émanent d’institutions internationales qui analysent ce pays de manière classique, c’est-à-dire à partir des statistiques et des concepts des sciences économiques. Ces études ne permettent pas d’appréhender la manière dont la Chine a pu en un quart de siècle sortir d’un « Moyen Age » industriel pour se hisser au deuxième rang de l’économie mondiale. Il était donc indispensable d’élargir le cadre de l’analyse à d’autres grilles de lecture. A l’image du Japon, la Chine s’est donné tous les moyens d’opérer les raccourcis nécessaires afin de compenser son retard sur les grandes nations industrielles. Cela signifie que l’empire du Milieu a imité l’empire du Soleil levant en recourant à des techniques de guerre économique.

En Europe, des initiatives similaires ont vu le jour. L’Institut Espagnol d’Études Stratégiques (IEEE) qui dépend du Ministère de la Défense ibérique a publié un ouvrage collectif[7] sur la sécurité économique dans un monde global. Il a sollicité le directeur de l’EGE pour présenter une approche conceptuelle de la guerre économique dans un article de plusieurs dizaines de pages.  L’Italie, de son côté, n’est pas en reste. La revue Limes a publié en 2012 un numéro spécial[8] dans lequel figure un article intitulé L’economia come arma.

En France, l’intelligentsia a encore  des difficultés à prendre la mesure de ce débat à cause des anciennes fractures(libre échange versus protection des marchés, refus de voir le colonialisme comme un acte de guerre économique, séquelles idéologiques de la guerre froide) auxquelles viennent s’ajouter de nouvelles fractures (contradictions entre logiques de marché et survie d’un territoire, monde multipolaire matériel et monde unipolaire immatériel). Il existe aujourd’hui des contradictions récurrentes qui engendrent le besoin d’un nouveau type de dialogue patriotique. Rappelons les plus épineuses : libéralisme et souveraineté, autonomie stratégique et construction européenne, mondialisation des échanges et appauvrissement des territoires.

La mutation de la guerre économique

L’expression la plus radicale de la guerre économique est l’espionnage économique. Compte tenu de nos inerties culturelles, il n’est pas étonnant de constater que les textes de lois sont rarement appliqués même lorsqu’ils sont durcis comme ce fut le cas au cours des années 90lors de la réforme du Code pénal. L’article intitulé : Des atteintes aux intérêts fondamentaux de la nation[9] ne fut jamais appliqué en vingt cinq ans de procédures. Il existe un manque de culture concernant l’espionnage économique comme l’a confirmé l’attitude des magistrats du tribunal de Clermont-Ferrand qui ont eu à  juger le salarié de Michelin qui avait cherché à vendre des informations concurrentielles à un groupe japonais. Lors du procès, les magistrats ne retinrent pas le chef d’accusation d’espionnage économique en arguant du fait que Michelin refusait de joindre au dossier d’instruction les informations sensibles que l’employé avait cherché à vendre à la concurrence. Pour cette entreprise, le risque potentiel de fuite était un facteur aggravant les conséquences potentielles du délit.

L’espionnage économique a perdu de son importance dans la hiérarchisation des menaces.  La montée en puissance de l’information modifie l’ordre de grandeur des menaces à la fois sur le plan temporel (la communication en temps réel), mais aussi sur le plan quantitatif (la croissance exponentielle du volume d’informations disponibles). Il est donc nécessaire de revoir la grille de lecture des menaces dans un monde qui s’est dédoublé en deux dimensions : le monde matériel et le monde immatériel.

L’émergence d’un monde immatériel symbolisé par Internet et les mutations constantes des technologies de l’information ont profondément fait évoluer les méthodes d’agression contre les entreprises. Dans le monde matériel, la cible principale des «agresseurs » était le capital informationnel de l’entreprise visée par l’attaque. Dans le monde immatériel, cette menace existe toujours et est même amplifiée par la démultiplication des techniques d’intrusion et de piratage informatique. L’élément nouveau est l’évolution du champ conflictuel de l’information.

Avant Internet, les opérations offensives contre les entreprises portaient principalement sur l’acquisition de leurs secrets. Les tentatives de désinformation pour tromper leur approche de marchés, les lancements de rumeur sur leurs dirigeants, l’atteinte à l’image de leurs produits, étaient des actions de portée limitée par le cadre de diffusion et la difficulté opérationnelle d’aboutir à une résonance efficace dans les médias. Il était difficile dans un tel contexte d’obtenir un résultat pertinent. Internet a modifié la donne en permettant aux agresseurs de toute nature (concurrents déloyaux, prédateurs économiques, acteurs manipulés de la société civile) de pouvoir frapper des cibles en temps réel ou différé en jouant sur la multiplicité des moyens de résonance, la portée illimitée des messages lancés et la densité possible des attaques informationnelles.

L’avantage est à l’attaquant

La problématique de l’offensive dans la société de l’information est mal perçue par les décideurs. Ces derniers sont peu sensibilisés au fait que, contrairement à la guerre militaire classique, l’avantage est à l’offensif. C’est le constat qui est fait en 2006 dans un rapport interministériel réalisé sous la direction d’Alain Juillet, alors Haut Responsable à l’Intelligence Economique au Secrétariat Général de la Défense Nationale (SGDN). Le titre de ce rapport « Les méthodes d’influence informationnelle par manipulation de l’information stratégique à des fins de déstabilisation économique et financière », résumait les nouvelles préoccupations de l’administration française à propos des menaces générées par la société de l’information. La perception des rapports de force informationnels était centrée jusqu’à cette date sur les problèmes du contenant (intrusion, piratage, virus). Cette approche défensive était surtout appréhendée sous l’angle technique et posait le problème de la compréhension du sujet par les décideurs qui n’avaient pas les compétences pour en saisir la dimension stratégique.

L’affaire PRISM[10] a modifié la perception des enjeux en termes de sécurité de l’information. Elle a mis en évidence la nécessité de dépasser le cadre technique de la sécurité des systèmes d’informations. Les menaces sur le contenant sont désormais indissociables des menaces liées à la révélation ou à la manipulation du contenu dans lesquelles le facteur humain joue un rôle essentiel comme le démontre le rôle joué par Edward Snowden[11] dans les révélations sur l’espionnage américain orchestré par le biais des agences de renseignement américaines.

L’accumulation des affaires (WIKILEAKS[12] et PRISM)  souligne la nécessité d’une approche globale de la sécurité de l’information qui s’affirme de plus en plus comme un enjeu stratégique pour les Etats mais aussi pour le monde économique.

Le retard de l’Union Européenne

En 2010, le Cercle Européen de la Sécurité et des Systèmes d’information diffusa un questionnaire aux participants de la plénière lors de sa conférence nationale. L’analyse des réponses à ce questionnaire surprit les intéressés. La grande majorité de l’assistance ne sut pas formuler de demandes précises concernant l’apport de l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information ANSSI.  Cette nouvelle agence d’Etat venait d’être créée pour trouver des parades aux nouvelles menaces concernant ce milieu professionnel dont la responsabilité était justement d’y faire face. Ces experts de la sécurité informatique semblait encore très réticent à nouer un dialogue plus dynamique avec l’appareil d’Etat. Par la suite, la situation a évolué sous la pression des évènements et de l’élargissement du champ et du volume des agressions informatiques. Il n’en demeure pas moins vrai que cette difficulté à établir un cadre commun de partage de l’information dans un but de sécurité économique collective, demeure une question récurrente dans la démarche pédagogique que mènent les spécialistes du management de l’information et de l’intelligence économique.

Comment situer l’importance stratégique de l’information dans un cadre de puissance, et quel dialogue faut-il bâtir avec le monde industriel dès lors que la France se dote d’une vision adaptée aux enjeux du monde actuel. Quel périmètre informationnel faut-il défendre et comment contrer une attaque au-delà du constat de l’agression ?  Ces deux questions sont au centre des préoccupations de nombreux acteurs économiques. L’Union Européenne a encore beaucoup de difficultés à se saisir d’un tel dossier à cause des multiples contradictions et divergences d’intérêts entre les pays membres. Cette absence de réponse collective nuit aux intérêts de l’ensemble des citoyens européens. Le durcissement de la compétition économique et la multiplication des intrusions et des attaques informationnelles dans le monde immatériel dépasse le cadre de la réflexion entamée sur la cybersécurité. La défense de l’économie européenne est devenue un enjeu stratégique majeur qui n’est pas pris en compte pour l’instant par les autorités compétentes à Bruxelles.

Conclusion

Pour y voir clair dans les rapports de force économiques, il est nécessaire de faire la part des choses entre les risques liés au contenant, au contenu et au facteur humain. Si la répartition des expertises (sécurité informatique, sûreté, action juridique, communication, marketing, ressources humaines) se justifie par la nature de l’organisation de l’entreprise, les nouvelles menaces issues de la société de l’information impliquent une approche globale des rapports de force informationnels. Une telle prise en compte de la guerre économique à un niveau stratégique est limitée à quelques groupes du CAC 40. De son côté, l’Etat cherche encore à pérenniser une démarche toujours mal comprise au sein de l’administration. C’est le défi que va devoir relever le nouveau délégué interministériel à l’intelligence économique, Jean Baptiste Carpentier.  Il a pour mission d’aider l’appareil d’Etat à se montrer plus opérationnel dans sa politique de sécurité économique. Plus discrètement, il aura aussi à proposer des axes de réflexion pour aboutir à une formalisation réactualisée des enjeux de puissance.



[1] Directeur de l’Ecole de Guerre Economique et directeur associé du cabinet Spin Partners.

[2] Jane Burbank, Frederik Cooper, Empires, Paris, Payot, 2011.

[3] Erik Reinert, Comment les pays riches sont devenus riches et pourquoi les pays pauvres restent pauvres », Paris éditions du Rocher, 2012.

[4] Christian Harbulot, Manuel d’intelligence économique, comprendre la guerre économique, Paris, PUF, 2015.

[5] China : a bird’s-eye view, réalisée dans le cadre du partenariat entre la Japan University of Economics de Tokyo et l’Ecole de Guerre Economique, mai 2014.

[6] Cette étude fut réalisée par une trentaine d’auteurs japonais et français.

[7] L’étude de la guerre économique et des problématiques associées, « L’intelligence compétitive dans un monde globalisé», publié par l’Institut Espagnol d’’Etudes Stratégiques, Ceseden, Madrid, 2013.

[8] La Francia senza Europa, Limes 3, 2012.

[9] (Art. 410-1. – Les intérêts fondamentaux de la nation s’entendent au sens du présent titre de son indépendance, de l’intégrité de son territoire, de sa sécurité, de la forme républicaine de ses institutions, des moyens de sa défense et de sa diplomatie, de la sauvegarde de sa population en France et à l’étranger, de l’équilibre de son milieu naturel et de son environnement et des éléments essentiels de son potentiel scientifique et économique et de son patrimoine culturel).

[10] PRISM est un programme américain de surveillance électronique par la collecte de renseignements, notamment à partir d’Internet. Depuis 2007, le FBI et la NSA ont accès aux serveurs des plus grands acteurs du Web -Google, Microsoft, Facebook.

[11] Ancien consultant de la National Security Agency (NSA).

[12] Le site WikiLeaks, animé à l’origine par Julian Assange,  a publié en 2010 des centaines de milliers de documents confidentiels du Pentagone et du département d’État américain.