Le monde académique français à la recherche d’une autonomie de pensée

par Christian Harbulot

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La publication d’articles sur des thèmes proches du concept de guerre économique était rarissime dans le monde académique et plus particulièrement dans les sciences de gestion. Pour en comprendre la raison, il faut remonter à l’évolution que suit le corps enseignant au cours des années 70. Le monde anglo-saxon devient alors prédominant dans le processus de publication des articles de recherche et prend le contrôle des principales revues qui légitiment la qualité scientifique des articles produits par les enseignants-chercheurs par une notation appropriée. Cette prédominance anglo-saxonne va avoir des conséquences importantes sur le formatage de la pensée dans le monde académique.

L’autocensure

L’évaluation de la qualité d’un article repose en principe sur un certain nombre de critères conçus par les grandes universités américaines. Une tendance conformiste au sein du monde académique français est donc apparue progressivement pour être en phase avec les concepteurs de ces critères. Les enseignants-chercheurs français ont préféré ne pas aller sur le terrain de l’analyse des affrontements économiques qui sortaient du cadre de l’analyse concurrentielle classique définie par les critères anglo-saxons. Les problématiques qui relèvent des réalités de puissance sont considérées comme des sujets secondaires peu significatifs. A titre d’exemple, la question de la dépendance économique, mise aujourd’hui en évidence par la crise mondiale du covid-19, n’entre pas dans la grille de lecture des enseignements des écoles de commerce.

Quelques enseignants tentèrent de s’aventurer sur ces terrains. A HEC, Joseph Le Bihan, fort de son expérience passée dans une cellule de renseignement de l’OTAN, proposa une maquette de cours sur le renseignement économique. Ses pairs lui déconseillèrent de mener à bien ce projet car il aurait pu générer des dissensions avec leurs correspondants d’outre-Atlantique. Il suffit de prendre le cas de l’accès aux ressources d’énergie telles que le pétrole ou des matières premières que recèle le continent africain. Gagner ces marchés, c’est d’abord prendre en compte les aspects géopolitiques.

Un autre professeur, Patrick Lemattre[1] qui enseignait dans la mineure géopolitique d’HEC dans les années 90 sentait se rétrécir son périmètre de parole. La direction de cette grande école de commerce préférait se tourner vers les tenants du discours « export » forgé au sein des grandes universités américaines.

Lorsque certains dirigeants d’école prenaient le risque de s’affranchir de cette pression « culturelle », ils étaient très vite rappelés à l’ordre. A la fin du siècle dernier, un directeur général de l’ESSEC fit paraître une publicité pleine page dans un quotidien parisien, mettant en avant le slogan suivant : L’ESSEC, l’école de la guerre économique. Le lendemain, il recevait dans son bureau une délégation d’enseignants permanents qui lui demandaient d’abandonner ce message publicitaire qui nuisait selon eux à l’image internationale de l’école.

L’amorce d’un changement d’attitude

Il a fallu attendre l’année 2019 pour assister à un changement d’état d’esprit dans le monde académique français. Le 20 février, une centaine d’enseignants et de chercheurs de la section 6 gestion du Conseil Nationale des Universités a publié une tribune dans le quotidien Le Monde pour alerter les autorités académiques sur la domination anglo-saxonne dans l’évaluation de leurs travaux. L’encerclement cognitif qu’ils dénoncent désormais avec leurs mots, les affecte aussi au sein même de leur offre de formation. La montée en puissance des bachelors (formule importée des Etats-Unis) a suscité une levée de boucliers. La Conférence des Présidents d’Université déplore que le terme de bachelor « soit utilisé de façon anarchique pour désigner des diplômes qui se revendiquent de niveau bac + 3 ou bac + 4, de qualité et de reconnaissance hétérogènes ». 

La compétition dans l’économie de la connaissance devient de plus en plus visible et intrusive dans les systèmes d’enseignement nationaux. Dans un premier temps, les mondes académiques européens très affaiblis par les conséquences structurelles de la seconde guerre mondiale se sont alignés progressivement sur les critères éducatifs inventés aux Etats-Unis, en particulier dans le domaine des sciences de gestion. L’influence culturelle anglo-saxonne s’est propagée en plusieurs étapes :

  • La validation de nouveaux concepts pédagogiques (marketing, management, capital risk).
  • La prise de contrôle du mode de validation et de diffusion de la connaissance scientifique par la notation des articles dans des revues dont les plus cotées sont majoritairement anglo-saxonnes.
  • La réforme du mode d’enseignement supérieur par la restructuration des années d’enseignement et des types de diplômes.

Présentée comme un modèle à suivre, la matrice éducative des universités américaines a atteint ses premières limites par les dérapages de sa propre logique de valorisation de la connaissance. Pour rester en poste au sein de ces universités, les enseignants chercheurs doivent publier des articles dans les revues et obtenir le meilleur ranking possible. Cette pression sur la nécessité de publier régulièrement les a incités à se rabattre sur des démarches quantitatives (recours à des expériences cognitives menées avec un certain nombre d’étudiants) pour valider leurs hypothèses. La qualité créative des rédacteurs  a commencé à décliner dans les sciences humaines et sociales et la proportion des lecteurs des articles a chuté. Beaucoup d’entreprises se sont désintéressées des travaux trop abstraits produits par ce système.

L’autre faille est née de la dynamique marchande du système. Les universités américaines ont été contraintes d’attirer un volume croissant d’étudiants étrangers afin d’équilibrer leurs comptes et pour certaines d’entre elles, ne pas être trop déficitaires. La proportion d’étudiants chinois est même devenue un problème dans la mesure où ce volume crée de facto une forme de dépendance. Chaque année, il faut au moins retrouver une quantité équivalente et cette nécessité budgétaire oblige les directions de ces universités à opérer certaines formes de compromis, et parfois même d’autocensure à l’égard de la Chine pour ne pas froisser cette partie très recherchée de la population estudiantine étrangère.

Des pionniers dans la reconquête de notre identité cognitive

Certains professeurs d’université ont décidé d’ouvrir une brèche dans la grille de lecture monoculturelle anglo-saxonne, en écrivant des articles[1] sous un angle nouveau. Dans leur article « Extension du domaine de la prédation : la vente d’Alstom à General Electric », Olivier Coussi et Nicolas Moinet[i] étudient les relations entre pouvoirs économiques, pouvoirs politiques, pouvoir discrétionnaire du dirigeant et extraterritorialité du droit américain. Les éditorialistes de la revue, Alain-Charles Martinet et Jean-Michel Menger, soulignent la manière dont ces deux auteurs se livrent « à une relecture de ce cas, via la boucle « Observation-Orientation-Décision-Action » issue du combat aérien, qu’ils replacent dans un contexte général de guerre économique. Ils situent au centre de leur analyse le rapport asymétrique de forces entre l’agilité des autorités américaines, qui font de leur droit et de leurs pratiques juridiques le bras efficace de stratégies de prédation, et le comportement des pouvoirs français, dont les réseaux restreints et l’entre-soi pétri d’arrogance produisent la paralysie ». Un tel article ne serait pas le bienvenu dans les revues très cotées du monde anglo-saxon.

La crise mondiale provoquée par le covid-19 remet en cause le cadre de réflexion sur la mondialisation des échanges auquel se référait le monde académique occidental depuis plus d’un demi-siècle. Les grilles de lecture sont à revoir pour ne pas répéter les mêmes erreurs relatives à une vision dogmatique de l’économie de marché. Certains, tels que Bruno Tertrais de la Fondation de la Recherche Stratégique, ont déjà entamé un virage dans leur pensée. Très ancré à un mode de réflexion pro-atlantiste, le directeur adjoint de la FRS se détache de l’ancrage d’Outre atlantique pour analyser les conséquences de la pandémie actuelle. Optant pour l’hypothèse d’un monde plus fragmenté que celle d’une compétition entre pôles de puissance, Bruno Tertrais hésite encore à rentrer dans le dur, c’est-à-dire à aborder la question de la puissance non pas sous l’angle du souverainisme mais sous l’angle la nécessaire dynamique d’accroissement de puissance à réinventer pour ne pas subir le risque d’une désagrégation venant de l’extérieur ou de l’intérieur.


[1] Olivier Coussi et Nicolas Moinet « Extension du domaine de la prédation La vente d’Alstom à General Electric », in Revue française de gestion, 2019/8, numéro 285, mars 2020, page 211 à 227.


[i] Leur article s’inscrit dans les travaux du Laboratoire CEREGE (EA 1722) de l’Université de Poitiers), et de l’IAE.



[1] Témoignage recueilli à l’époque.