Europe : l’intelligence économique doit devenir un mode de pensée et d’action indispensable

par Nicolas Ravailhe

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En France, les débats sur l’Europe sont souvent invalidants. Depuis sa création, l’Union européenne est enseignée et expliquée par ses institutions ainsi que par les objectifs de paix et de concorde. La crise sanitaire révèle l’absence de solidarité européenne et des tensions entre Etats sont exprimées avec force. Nous ne découvrons rien mais un sentiment de décalage entre l’espoir européen et la réalité est exacerbé.

Jean Jaurès dans son discours à la jeunesse en 1903 affirmait « le courage, c’est d’aller à l’idéal, et de comprendre le réel ». Beaucoup de décideurs vont à l’idéal européen mais ils oublient de comprendre le réel : la violence économique du marché intérieur. Comment mettre en place des mécanismes de solidarité quand la stratégie de l’Allemagne est  orientée vers le « tout export » ou celle des Pays-Bas vers l’import en provenance d’Asie ou d’Amérique pour profiter de l’absence de barrière douanière et revendre dans le marché intérieur ?

La France est prise en tenaille entre :

  • les contraintes macro-économiques européennes, la dette publique et l’euro… qui réduisent ses marges de manoeuvre alors qu’elle conserve une culture économique « colbertiste » fondée sur des attentes fortes en matière d’intervention de l’Etat ;
  • l’achèvement du marché intérieur avec ses déséquilibres d’échanges de biens, de services et de capitaux. Le déficit commercial français y est de plus de 30 Mds € / an. (dont Allemagne plus de 15 Mds €, Pays-Bas plus de 8 Mds € et suivent l’Italie, la Belgique et l’Irlande).

Les conséquences économiques de la crise sanitaire aggravent la situation

En s’endettant davantage avec les autres pays européens, la France va se soumettre encore plus aux cadres macro-économiques européens en vigueur. Certes, ils sont allégés le temps de la crise mais tout cela reviendra au galop ensuite, comme déjà annoncé.

Que faire ? A défaut de rapport de force politique exercé et victorieux sur des demandes (gouvernance économique de l’euro, euro-obligations … ) datant de plusieurs dizaines d’années et constamment relayées sans succès par l’ensemble des présidents et gouvernements français, aucun rééquilibrage macro-économique ne sera opéré.

Seule l’intelligence économique, à l’échelle principalement micro-économique, peut aider à corriger les déséquilibres rencontrés dans le marché intérieur.

L’importance du recours aux méthodes de l’intelligence économique (IE)

Il est temps d’agir sur les enjeux du marché intérieur européen. En l’espèce, la crise sanitaire n’arrête rien et dans aucune filière. Cet exemple de poursuite d’activité – en exposant des travailleurs saisonniers étrangers – en Allemagne dans le secteur agricole, dans le respect des règles européennes, en est la parfaite illustration.

Les acteurs et les techniques de l’IE sont donc les plus adaptés pour répondre à ce défi. Sans silo, ils mobilisent concomitamment des experts technologiques, scientifiques, juristes, économistes, financiers … et si possible aussi et enfin le monde politique ! Le pays a besoin de stratégies de conquêtes ciblées par entreprise, par filière, par territoire … et de coordination comme de planification audacieuses.

Nos partenaires européens font de même. Il est, par exemple, très révélateur de lire cette question parlementaire d’un élu flamand, Geert Bourgeois ex. ministre président de l’état-région Flandre, membre d’un parti nationaliste (NVA).

Les partis flamands comme néerlandais, totalement repliés sur leurs intérêts propres, sont ultra-actifs pour sauver le marché intérieur. L’enjeu est essentiel pour leur acteurs économiques. Il en va du salut des importations via les ports de Rotterdam et d’Anvers comme des productions orientées vers le marché intérieur européen. La tradition ancestrale des marchands du nord ne s’est jamais arrêtée.s

Les craintes sont pourtant là de voir un coup d’arrêt à la projection du modèle « Benelux » en Europe

De façon assez surprenante, la menace est d’abord venue d’Allemagne, pays également très exportateur. La décision allemande d’interdire les exportations de matériel médical, en ce compris dans le marché intérieur, a créé un précédent (dont on pourra se souvenir …).Tout responsable politique qui voudrait « mutualiser », entre Etats européens, les dettes de cette crise sanitaire via des « Euro bonds » ou un autre mécanisme équivalent devrait en avoir conscience. Avec notre déficit commercial record, sauf pour quelques filières, la France n’a rien à craindre en brandissant la menace d’un marché intérieur mieux « équilibré ».

Il ne s’agirait évidemment pas d’interdire les échanges mais de mieux les réguler. L’objectif  est d’annihiler les bénéfices engrangés sans limite. Tel est le sens de demandes politiques de plus en plus fréquentes, notamment italiennes. A défaut, « l’Europe du Nord » utilise les moyens obtenus avec leurs excédents commerciaux  pour investir dans « l’Europe du sud ». Nous fournissons les armes du pillage de notre économie et « la boucle est bouclée ».

Certes, quelques limites très encadrées par la jurisprudence de la Cour de Justice de l’UE seraient possibles afin de contrer des attaques ciblées, notamment par des « faux-nez » étrangers domiciliés en Europe.  Avec lucidité, il convient de relever que cette liberté intra-UE permet de freiner les investissements chinois ou américains pour « libérer l’espace » à ceux des Etats européens ayant des moyens financiers colossaux … vers des acquisitions d’entreprises du sud de l’Europe fragilisés par la crise.

L’urgence à traiter des investissements directs étrangers (IDE)

Pour les acteurs de l’intelligence économique très mobilisés par les attaques étrangères sur notre économie, il est particulièrement intéressant d’observer l’impact de la communication de la Commission européenne adoptée dans l’urgence ce 26 mars 2020 :

« Orientations à l’intention des États membres concernant les investissements directs étrangers (et la libre circulation des capitaux provenant de pays tiers ainsi que la protection des actifs stratégiques européens, dans la perspective de l’application du règlement (UE) 2019/452 (règlement sur le filtrage des IDE) »

Cette approche est nécessaire pour freiner les investissements agressifs en provenance de pays tiers. Beaucoup, en comparaison des pratiques américaines et chinoises, la jugeront insuffisante, à juste titre.

Toutefois, elle doit également attirer notre attention sur un autre point très important. Ce texte cible le filtrage des IDE émanant de pays tiers. Les dispositions de l’article 63 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) relatives à la libre circulation des capitaux sont toujours effectives pour les investissements en provenance de pays européens.

Certes, quelques limites très encadrées par la jurisprudence de la Cour de Justice de l’UE seraient possibles afin de contrer des attaques ciblées, notamment par des « faux-nez » étrangers domiciliés en Europe. 

Avec lucidité, on peut s’interroger sur cette approche européenne qui permet de freiner les investissements chinois ou américains afin de « libérer l’espace » en faveur des Etats européens qui possèdent des moyens financiers colossaux … dans le but d’acquérir plus facilement des entreprises du sud de l’Europe fragilisés par la crise.

Une réponse européenne toujours aussi « mesurée »

Nous sommes habitués en Europe à ces réalités exécutées de « main de maitre » :

1. Il faut montrer une réponse européenne pour l’opinion publique et très nécessaire pour certaines entreprises, mais mesurée pour ne pas gêner nos partenaires américains et chinois objet de beaucoup de business ; 

2. Ne jamais remettre en cause une des grandes libertés du marché intérieur comme celle de la libre circulation des capitaux afin de faciliter des attaques économiques après avoir détourné l’attention avec le point 1. qui précède.

En matière de prédation économique, la France doit, en conséquence, être en mesure de protéger des intérêts souverains que la menace soit européenne ou non, voire même interne au pays.

Un « aggiornamento » nécessaire dans et avec le monde de l’IE.

En raison du marché intérieur européen et des libertés de circulation des personnes, des capitaux, des marchandises et des services, la question européenne est centrale. Elle est commune à tous, en compris dans l’IE, et sans silo. En ce sens, ce n’est pas un sujet  pour des hyper-spécialistes même s’il doit aussi être traité comme tel, notamment dans l’enseignement. Nous n’avons pas le choix. La décision de recourir à l’Europe pour affronter cette crise rend  plus que jamais impérative notre mobilisation commune.

L’Intelligence Economique pour sécuriser le retour à la souveraineté industrielle

Si la France décide de « re-localiser » et de développer des activités industrielles souveraines, par exemple avec des financements de sa banque publique (BPI) – ce qu’il faut faire ! -, le marché intérieur européen pourrait ruiner ces dynamiques. Ses mécanismes décident du sort de toute activité économique.Dans plusieurs publications sur le site de l’epge.fr, nous avons déjà démontré que les productions en Europe totalement « calées » sur les cadres européens (législatif, politique, technologique, financier …) et les importations aux normes européennes revendues sans barrière douanière chez nous et à faible prix, sont des actes de guerre économique.

Exemple : Quel avenir aurait une fabrication de masques de protection re-localisée en France mais qui subirait dans les marchés publics, règle européenne impérative, la concurrence ouverte d’un distributeur ou d’un assembleur européen de produits similaires en provenance de Chine à prix très inférieur ?

Il existe des parades que les acteurs de l’intelligence économique peuvent concevoir ensemble, dans les cadres du marché intérieur européen, par des initiatives qui sécuriseront et développeront les activités industrielles du pays.

En Europe, nous sommes en présence d’une pensée libérale active dans un système très administré. Plus que jamais, un programme national d’intelligence économique, avec des volets territoriaux, servira des pans entiers de notre économie. Le temps de sa réalisation est venu.