Les ressorts spécifiques du modèle allemand

Bundestag, Pavillon Allemand, Reichstag

par Olivier Soubie.

Consultant indépendant en management et organisation dans les services financiers

La réussite du modèle allemand est généralement présentée dans les médias par des statistiques qui mettent en valeur la puissance industrielle de ce pays ainsi que les bons résultats de son commerce extérieur. Il n’est pas inutile de rappeler certains aspects moins « mythiques » du modèle allemand.

L’Allemagne et la question de la dette

Sur le plan de l’endettement public, l’Allemagne a toujours su tirer profit des évènements historiques pour s’exonérer de ses obligations de débiteur. L’Allemagne a fait défaut trois fois sur sa dette au 20ème siècle. La première fois, la crise de 1929 est le prétexte du défaut. En effet, l’Allemagne avait déjà montré depuis 1920 sa mauvaise volonté à payer les réparations de guerre à travers des défaillances de livraison de charbon et de produits chimiques à la France alors même que son territoire a été épargné car exempt de champs de bataille. Elle avait bénéficié, antérieurement à la crise de 1929 d’un premier plan de restructuration de sa dette en 1924 (plan Dawes). Après un second plan de restructuration en 1929, le défaut de l’Allemagne est entériné par la conférence de Lausanne de Juin-Juillet 1932. A cet égard, il paraît utile de rappeler qu’en 1920, à la sortie de la Première Guerre Mondiale, l’Allemagne était beaucoup moins endettée que ses vainqueurs avec un taux d’endettement avant réparations de 48% du PNB de 1913 contre respectivement pour le Royaume-Uni et la France, 144% et 135% du PNB de 1913 (1). La prise en compte des réparations de guerre acceptables (obligations de type A et B) – aurait conduit à une dette publique allemande de 147% du PNB de 1913 (2). Comme chacun sait, la remise de dette en faveur de l’Allemagne décidée lors de la Conférence de Lausanne n’a pas permis d’apaiser le revanchisme allemand qui a conduit inéluctablement sous la houlette d’Hitler et du régime nazi à la Seconde Guerre mondiale.

La deuxième fois, le 27 février 1953, à Londres, la République Fédérale d’Allemagne, bénéficie une fois de plus de la mansuétude des vainqueurs, au prétexte d’une Guerre Froide qui nécessite une RFA forte économiquement. Ainsi, l’accord de Londres sur les dettes (« Londoner Schuldenabkommen ») prévoit que l’Allemagne ne paiera la majeure partie de ses dettes que si elle devait être un jour réunifiée dans le cadre d’un traité de paix.

La troisième fois en 1990, lorsque la RFA et la RDA se rapprochent. En effet il n’y a juridiquement pas d’unité ou de réunification allemande (« deutsche Einheit“ ou   « Wiedervereinigung“), les termes figurant sur les textes officiels sont « Beitritt der DDR zum Geltungsbereich des Grundgesetzes der BRD » (Accession de la RDA à la zone de validité de la loi fondamentale de la RFA), loi mise en vigueur le 23 août 1990 par le Parlement de la RDA.

L’Allemagne et les dépense militaires

Sur le plan des dépenses militaires, l’Allemagne ayant bénéficié de la protection des Alliés pendant la Guerre Froide, a, de manière continue, dépensé moins que la France en pourcentage du PIB depuis 1960 (3). Le net décrochage à partir de 1990 – juste avant l’effondrement officiel du bloc soviétique – de la courbe de dépenses militaires allemande est remarquable. Ainsi, en 2018, les dépenses militaires représentent en Allemagne 1,27% du PIB et en France 2,29% du PIB. Nul doute que nous tirerions le même type de conclusion avec les données de 1945 à 1960 d’autant plus que la France a géré deux guerres de décolonisation majeures. Ceci a vraisemblablement permis à l’Allemagne d’investir des milliards dans son économie productive expliquant partiellement la surperformance somme toute très relative du « miracle allemand ». En effet, sur la période 1950 – 1978, la croissance du PIB allemand est en moyenne de 5,5% et celle du PIB français de 4,8 % (4).

L’Allemagne et la politique sociale

Sur le plan social, le fameux modèle allemand n’existe plus depuis les réformes Hartz de 2003 à 2005 sous le mandat du chancelier Gerhard Schröder (SPD). Elles ont eu pour but de renforcer la lutte contre le chômage. Notamment, la loi Hartz IV fusionne les aides sociales et les indemnités des chômeurs sans emploi depuis plus d’un an en une allocation forfaitaire unique dont le montant était de 409 euros par mois en 2017 pour une personne seule. Ceci est censé motiver l’allocataire à trouver au plus vite un emploi, aussi mal rémunéré et peu conforme à ses compétences soit-il. Ce dispositif est accompagné d’un régime de contrôle parmi les plus coercitifs d’Europe (5). Cette réforme très impopulaire est qualifiée par Christoph Butterwegge, chercheur en sciences sociales à l’université de Cologne de « césure sans doute la plus importante dans l’histoire de l’État social allemand depuis Bismarck » (6).

A l’issue des réformes Hartz, le taux de chômage en Allemagne a baissé d’un niveau de 11,2 % en 2005 à 7% en 2010 puis 4,6 % en 2015 et 3,1 % en 2019 selon les données d’Eurostat. En comparaison, sur la même période les chiffres du chômage français sont de 8,9% en 2005, 9,3% en 2010 et 10,4% en 2015 et 8,5 % en 2019. Il faut remarquer que sur la période 2002 à 2007, l’Allemagne présentée comme si vertueuse connaissait un taux de chômage supérieur à celui de la France. Les réformes Hartz ont, certes, permis à l’Allemagne de ressortir plus forte de la crise économique et financière débutée en 2008/200 mais au détriment du mythe social hérité de Bismarck. A cet égard, la réforme, beaucoup moins violente, du marché du travail français de 2018 commençait à produire des effets non négligeables avant la crise sanitaire (7).

Outre les réformes Hartz, le salaire horaire minimum en Allemagne n’a été introduit qu’en janvier 2015 et il est inférieur, en valeur absolue, au salaire horaire minimum français.

L’Allemagne et les marchés financiers

Autre illustration du mythe économique allemand, la récente affaire Wirecard – relative à une fraude comptable de 1,9 milliards d’euros – remet non seulement une fois de plus en cause les activités de Commissariat Aux Comptes mais s’accompagne aussi d’un vaste scandale sur la supervision allemande des marchés financiers par la BaFin et la FREP. Concernant la BaFin, un rapport de l’Autorité Européenne des Marchés Financiers ou « European Securities and Markets Authority » émet des doutes sur la « robustesse du système de contrôle interne » notamment au regard du risque de possibles conflits d’intérêts des employés de la BaFin vis-à-vis des entreprises supervisées, car l’institution « manque d’informations sur les actions détenues par ses employés. En effet, des employés de la BaFin spéculaient en bourse sur les actions de la fintech allemande. Ces mêmes employés se rebiffent aujourd’hui contre des dispositions visant à éviter ce type de comportement. Ils montrent ainsi leur méconnaissance du secteur qu’ils régulent notamment sur les normes en place relative aux opérations du personnel en général et du personnel dit sensible en particulier dans tout établissement bancaire moderne qui se respecte. Ces normes doivent être, a minima, aussi strictes chez un régulateur. Quant au coût d’opportunité pour le patrimoine privé mis en avant par ces employés en cas d’interdiction de procéder à des transactions personnelles sur actions, ils semblent ignorer la possibilité bien connue de tous professionnels des marchés financiers de confier un mandat de gestion à un acteur financier agréé.

Ce scandale qui entache un secteur financier allemand peu compétitif et très fragmenté dont la plupart des établissements sont coopératifs ou publics et dont les deux leaders -Deutsche Bank et Commerzbank, sont devenus l’ombre d’eux-mêmes au cours des dix dernières années.
Qui aurait cru qu’en Allemagne, pays modèle de rigueur, de vertu et d’éthique protestante, un scandale d’une telle ampleur puisse arriver ?

L’Allemagne et l’Europe

« Last but not least », la puissance économique allemande d’aujourd’hui s’est construite largement à travers l’Union Européenne et plus spécialement depuis 20 ans environ avec la création de l’euro (création de l’euro en tant que monnaie scripturale le 1er janvier 1999 et en tant que monnaie fiduciaire le 1er janvier 2002). Même si le débat économique sur l’euro en tant qu’outil de compétitivité des exportations allemandes au détriment de ses partenaires européens fait encore rage aujourd’hui parmi les économistes. Force est de constater que, de 2002 à 2004, l’inflation a augmenté en France par rapport à celle qui prévalait de 1997 à 2001 alors qu’en Allemagne, l’opposé s’est produit.

Tout s’est passé comme si l’Allemagne avait procédé à une dépréciation de sa monnaie lui donnant ainsi un avantage compétitif à l’export à la fois dans l’Union Européenne, premier marché de l’industrie allemande mais aussi hors Union Européenne. A l’inverse, d’autres pays dont la France et l’Italie ont subi le choc de l’appréciation de leur monnaie nuisant ainsi à leur compétitivité et à leurs exportations et favorisant l’importation de produits ……. allemands !

D’ailleurs, une étude certes décriée en France mais publiée par un institut allemand, affirme que la France et l’Italie sont les grands perdants du passage à l’euro et que les grands gagnants sont l’Allemagne et les Pays-Bas1.

On peut aussi constater que le solde de la balance commerciale allemande s’est nettement amélioré après le passage à l’euro et que le différentiel entre les exportations allemandes et françaises s’est aussi amélioré sous l’effet d’une pentification de la courbe des exportations allemandes d’une part et d’un aplatissement de la courbe des exportations françaises d’autre part.

Une forme d’extraterritorialité à l’allemande

Un autre point d’attention est la véritable guerre de chapelle qui a eu lieu sur la localisation de la Banque Centrale Européenne dans laquelle la fameuse Cour Constitutionnelle Allemande de Karlsruhe a finalement rendu un arrêt emportant la décision de la localisation de la BCE à Francfort. Cet arrêt a donc eu une portée extraterritoriale comme certaines de ses décisions plus récentes – rachat d’actifs par la BCE depuis septembre 2012, plan de soutien de 750 milliards d’euros suite à la crise sanitaire du COVID 19 – pour lesquelles on est légitiment en droit de se demander quelles auraient été les impacts en cas de décision adverse de cette même Cour.

De même, l’élargissement de l’Union Européenne aux pays d’Europe de l’Est en 2004, acte éminemment politique, a permis à l’industrie allemande de capitaliser sur ses liens historiques avec ces pays pour trouver une main d’œuvre bon marché.

L’Allemagne et les limites de ses relations « extra-européennes »

Dans un tout autre registre mais tout aussi significatif, un autre scandale révélé en février 2020 par les médias suisses, politique celui-ci, est passé inaperçu malgré ce qu’il révèle sur les relations privilégiées germano-américaines. Il s’agit de l’opération Rubicon dans laquelle Crypto AG, une société suisse détenue par la CIA et le BND – service fédéral de renseignements de la RFA – dont le métier était de vendre des services cryptographiques avec porte dérobée (backdoor) à des Etats du monde entier afin de mieux les espionner. Cette coopération germano-américaine aurait duré environ quarante ans de 1960 au début des années 90.

Enfin, notre propos ne doit pas être mal interprété. Nous sommes partisans de la construction européenne surtout au regard des évènements mondiaux actuels qui obligent les pays européens à unir leurs efforts selon l’adage l’union fait la force. Toutefois, il ne faut pas se leurrer sur le mythe du modèle économique et social allemand. Le succès allemand s’appuie plus sur un ressort politique (aussi bien intérieur qu’extérieur) qu’économique. En clair, l’Allemagne a instrumentalisé l’Union Européenne dans sa quête d’accroissement de puissance économique et démontre à nos yeux une certaine clairvoyance stratégique qui lui permet de tirer profit des évènements historiques.

Notes

  1. Albrecht Ritschl, « Les Réparations allemandes, 1920-1933 : une controverse revue par la théorie des jeux » Économie internationale, 78, avril-juin 1999 page 132.
  2. Ibid.
  3. Ecole de politique appliquée , Faculté des Lettres et Sciences Humaines. Université de Sherbrooke, Québec, Canada
  4. Page 27, Histoire du vingtième siècle : de 1953 à nos jours. Serge Bernstein et Pierre Milza, éditions Hatier Janvier 1987.
  5. Olivier Cyran, « L’enfer du miracle allemand », Le Monde diplomatique,‎ 1er septembre 2017 (lire en ligne).
  6. Christoph Butterwegge, Hartz IV und die Folgen. Auf dem Weg in eine andere Republik ?, Beltz Juventa, Weinheim, 2015.
  7. C’est malheureusement ce qui risque d’arriver avec la crise sanitaire de 2020 selon les dernières prévisions.
  8. https://fr.wikipedia.org/wiki/Crypto_AG
  9. https://france-inflation.com/inflation-depuis-1901.php
  10. https://www.global-rates.com/fr/statistiques-economiques/inflation/indice-des-prix-a-la-consommation/ipch/allemagne.aspx
  11. https://www.lesechos.fr/monde/europe/dans-la-zone-euro-labsence-de-reformes-coute-cher-994217
  12. https://www.capital.fr/economie-politique/allemagne-france-4-a-0-en-economie-1250611
  13. Ibid
  14. https://www.cvce.eu/education/unit-content/-/unit/7124614a-42f3-4ced-add8-a5fb3428f21c/29236aba-12b0-4bea-b6f0-7a66982120ea