Le renseignement d’intérêt économique et la protection du patrimoine économique de la Nation

par Alexis Deprau

Docteur en droit, élève avocat


Renseignement public et sécurité nationale, thèse sous la direction du Professeur Olivier Gohin, Université Paris II – Panthéon-Assas

Enseignements

  • Droit constitutionnel, Licence 1ère année, Université Paris II Panthéon-Assas
  • Droit constitutionnel et droit administratif, 3ème année de Licence administration publique, Université Paris II Panthéon-Assas
  • Droit administratif, classe préparatoire ENS Rennes D1, Lycée Sainte Croix de Neuilly

Ouvrages

Intelligence économique et protection du patrimoine informationnel, Éditions universitaires européennes, Sarrebruck, février 2014

Ampoule, En Milieu De Travail, Ordinateur Portable

Sans surprise, les entreprises françaises sont constamment confrontées à des menaces qui les touchent elles-mêmes, mais portent aussi atteinte au patrimoine économique national. Ces menaces sont d’autant plus dangereuses qu’elles s’appuient sur un « espionnage économique agressif, orienté vers la captation d’informations et de données stratégiques »[1]. C’est la raison pour laquelle la maîtrise de l’information ainsi que du renseignement sont essentiels, car ils sont devenus un enjeu de puissance et des outils consubstantiels à la protection des intérêts économiques, industriels et scientifiques de la Nation, c’est-à-dire des priorités de la protection de la sécurité nationale.

Même si la lutte contre le terrorisme est devenu un axe prioritaire, il n’en reste pas moins que les tentatives d’espionnage industriel sont plus que jamais présentes. Il fallut pour autant attendre l’adoption du plan national d’orientation du renseignement (PNOR) de 2017, pour que celui-ci prenne en compte la « finalité du renseignement d’intérêt économique défensive […] désormais sanctuarisée et déclinée en axes opérationnels afin de mieux orienter l’activité des services de renseignement »[2].

Aux débuts de la Vème République, l’économie était appréhendée sous l’angle de la défense avec l’ordonnance du 7 janvier 1959 portant organisation générale de la défense. Cette ordonnance a donné compétence aux ministres concernés de prendre les mesures nécessaires concernant les besoins économiques de la Nation, dans un souci de continuité économique en cas de conflit[3]. Dans un tel contexte de guerre froide, l’ancien Code pénal français  comprenait d’ailleurs l’espionnage industriel comme une des atteintes à la défense nationale (articles R. 74 et suivants), et plus précisément l’article R. 77 de l’ancien Code pénal, concernant des agissements de livraison ou de communication à ou pour une puissance étrangère concernant « soit une invention intéressant la Défense nationale, soit des renseignements, études ou procédés de fabrication se rapportant à une invention de ce genre ou à une application industrielle intéressant la Défense nationale ».

La conception première de la protection de l’économie en France était ainsi essentiellement appréhendée sous l’angle de la défense économique. Cette conception purement défensive de l’économie, ne pouvait donc pas, par définition, y inclure une vision proactive néanmoins nécessaire.

La prise en compte de l’économie comme un des intérêts fondamentaux de la Nation se réalise avec le constat qu’une autre forme de guerre existe aujourd’hui, la guerre économique. Elle est définie comme « la stratégie économique agressive d’une entreprise ou d’un Etat pour atteindre un objectif : conquérir ou protéger un marché. L’objectif supérieur pour un Etat est de maintenir ou d’augmenter sa puissance économique. L’économie n’est donc pas seulement un moyen de sanction ou d’encouragement dans les rapports entre Etats, c’est une arme ou, pour paraître moins guerrier, un vecteur de puissance nationale »[4]. C’est la loi du 22 juillet 1992 qui a introduit l’article 410-1 du Code pénal consacré aux intérêts fondamentaux de la Nation et aux éléments essentiels de son potentiel scientifique et économique et de son patrimoine culturel.

Avec le rapport Intelligence économique et stratégie des entreprises ou rapport Martre de 1994[5], a été pensée l’intelligence économique au niveau national, pour fixer les grandes idées sur le sujet, protéger et mettre en valeur le patrimoine économique national.

Toujours en 1994, fut aussi publié le Livre blanc sur la défense qui reprenait la définition de la défense économique de 1959, mais aussi la liste des éléments composant les intérêts vitaux de la France, ajoutés, dans un souci de prise en compte de l’économie comme liée à la sécurité nationale.

A la suite du rapport Martre, du Livre blanc sur la défense nationale de 1994 et des rapports Carayon[6], la prise en compte de l’économie dans la stratégie de sécurité nationale s’est aussi développée à travers le concept de patriotisme économique qui s’inscrit dans le cadre de la guerre économique. De sorte que « pratiquer intelligemment un patriotisme économique favorable à la prospérité de la collectivité nationale et à son influence internationale revient donc à nourrir [deux] ambitions : préserver le périmètre stratégique de l’économie nationale […], favoriser le dynamisme des territoires, l’équilibre de nos régions »[7].

Il faut enfin remarquer que la sécurité économique a été textuellement apportée par le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2008, appelant à la nécessaire prise en compte de l’objectif de sécurité nationale. De la sorte, ce document a permis une conjonction entre missions des services de renseignement et protection du patrimoine économique et industriel, dans la mesure où ils sont inextricablement liés à la sécurité nationale. Mais c’est une impulsion supplémentaire qui doit guider la protection du patrimoine économique, afin que ce domaine ne reste pas le « parent pauvre »[8] de la défense économique et qu’il soit réellement pris en compte par rapport à la réalité des circonstances présentes, c’est-à-dire une situation de guerre économique. Il s’agit donc de percevoir le patrimoine économique du point de vue global, avec un rapport essentiel entre entreprises et sécurité nationale, et voir les entreprises comme participant à la protection du patrimoine économique et scientifique, et, in fine, concourant à la stratégie de sécurité nationale[9].

Alors que la protection économique a débuté en 1994, il faut attendre 2017 pour que des éléments supplémentaires de définition soient apportés, car « la dénomination a, depuis 2016, été abandonnée au profit d’une politique dite de protection et de promotion des intérêts économiques, industriels et scientifiques de la Nation »[10].

Mais dénomination ne veut pas dire action, et une vingtaine d’années de retard pour une dénomination ne peut aider à une prise en charge proactive de protection des intérêts économiques de la Nation, ce que reconnaît aussi malheureusement la Délégation parlementaire au renseignement, en tant que tous ces tâtonnements « paraissent être le fruit d’une impulsion politique insuffisante »[11].

            C’est bien là que le bât blesse, puisque « si politique ambitieuse il doit y avoir en matière de sécurité et de promotion économiques, elle ne saurait en effet s’appuyer sur les seules structures administratives, sans impulsion politique durable »[12].

Bien que tardive, la réponse des autorités publiques concernant la prise en compte du renseignement économique est donc encore une fois appelée puisque nécessaire, et cela dans le but de « revaloriser et mieux orienter le renseignement d’intérêt économique, et ce malgré la prégnance de la menace terroriste sur le territoire national qui mobilise des moyens de renseignement très importants »[13].


[1]BAS (P.), Rapport relatif à l’activité de la Délégation parlementaire au renseignement pour l’année 2017, 12 avril 2018, p. 43.

[2]Ibid., p. 46.

[3]Ord. n°59-147 du 7 janvier 1959 portant organisation générale de la défense, JORF, 10 janvier 1959, pp. 691-694, art. 19 al 1.

[4]LAÏDI (A.), Les Etats en guerre économique, Seuil, Paris, 2010, p. 25.

[5]MARTRE (H.), Intelligence économique et stratégie des entreprises, Commissariat général au Plan, La Documentation française, Paris, 1994.

[6]CARAYON (B.), Intelligence économique, compétitivité et cohésion sociale, La Documentation française, Paris, juillet 2003 ; CARAYON (B.), A armes égales : rapport au Premier ministre, La Documentation française, Paris, septembre 2006.

[7]DELBECQUE (E.), Quel patriotisme économique ?, PUF Quadrige, Paris, janvier 2008, p. 57.

[8]PAUVERT (B.), « L’entreprise et la sécurité nationale », in GOHIN (O.) et PAUVERT (B.) (coord.), Le droit de la sécurité et de la défense en 2014, Presses universitaires d’Aix-Marseille, Marseille, 2015, p. 184.

[9]Ibid.

[10]BAS (P.), op. cit., 12 avril 2018, p. 55.

[11]Ibid., p. 55.

[12]Ibid..

[13]Ibid., p. 44.