3 questions à Ali Laïdi à l’occasion de la sortie de son livre « Le droit – nouvelle arme de guerre économique » aux éditions Actes Sud

Ali Laïdi est chroniqueur à France 24, responsable du « Journal de l’Intelligence économique » et chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS). Docteur en science politique, il a soutenu en janvier 2009 une thèse à l’université Panthéon-Sorbonne sur la guerre économique dans les relations internationales



Propos receuillis par Olivier de MAISON ROUGE


Ali Laïdi, vous avez enquêté plusieurs mois durant, sur ce que l’on nomme l’extraterritorialité du droit et ses effets ; vous avez réalisé de nombreux entretiens au sein d’un milieu professionnel fermé, souvent très discret. Comment avez-vous procédé ? Vous a-t-on parfois refusé une interview ? Avez-vous pu avoir accès facilement à des sources ouvertes ?

En effet. Je savais que cette enquête ne serait pas facile. Ordinairement, le droit est un milieu assez fermé. Les juristes souhaitent souvent rester discrets sur les affaires qu’ils traitent. Excepté lorsque certains avocats pénalistes utilisent la presse pour défendre leur client. J’avais une autre difficulté : comment faire parler les avocats d’un problème qui n’est pas seulement juridique mais également géopolitique. Surtout que cette question remettait en cause nos relations avec le fidèle allié américain et qu’ils n’avaient pas l’habitude de voir l’Amérique sous cet angle. Bref, la tâche s’annonçait compliquée. Heureusement, en multipliant les rendez-vous, en acceptant de préserver l’anonymat de mes interlocuteurs, certains ont accepté de se livrer. L’un des avocats qui a traité l’une des plus grandes affaires bancaires de ces dernières années  m’a même dit qu’il en « avait marre de coucher avec l’ennemi. » Autrement dit, de livrer des milliers d’informations à la justice américaine sans respecter les conventions internationales d’échanges d’informations. Il avait le sentiment de trahir son engagement professionnel et son pays. J’ai essuyé certains refus mais dans l’ensemble, les juristes qui ont accepté de me parler avaient le sentiment que la coupe était pleine, qu’il fallait stopper cette machine infernale que les Américains avaient mis en place. J’ai également discuté avec des hommes politiques, des juges, des membres des services de sécurité, des chefs d’entreprises…tous ressentaient ce malaise : comment se positionner face à une Amérique particulièrement agressive envers les entreprises européennes.  


Vous l’affirmez vous-même, vous êtes journaliste et chercheur en sciences politiques et non pas juriste. Précisément, parce qu’étranger à ce monde, cette enquête minutieuse vous a-t-elle fait découvrir l’envers d’un décor particulier ? Avez-vous été surpris par vos découvertes et la brutalité des institutions judiciaires américaines que vous décrivez ? Quelle en sont vos conclusions ?

Vous avez raison, mon approche est double. J’aborde ce terrain en tant que journaliste et j’analyse la situation conflictuelle en tant que chercheur. Je n’ai pas été surpris par les résultats de mon enquête car cela fait plus de vingt ans que j’étudie les questions de guerre économique. Les Etats-Unis, la Russie, la Chine, le Japon ont toujours déployé des stratégies extrêmement offensives sur les marchés mondiaux. Seule l’Union européenne refusait de reconnaître le caractère polémologique des relations économiques internationales. D’où l’impréparation totale de nos élites lorsqu’il a fallu faire face à l’intrusion du droit américain dans leurs affaires commerciales. En revanche, j’ai été touché par mes interlocuteurs avocats qui se sentaient totalement désemparés face à une telle situation. Cela s’explique en partie par le fait que les juristes ont tardé à intégrer dans leurs réflexions les rapports de force géopolitiques. Souvent, ils me répondaient que ce n’était pas leurs préoccupations et qu’ils devaient rester dans les limites de leur activité. A tort, car je crois que cette question a un tel impact sur leur pratique professionnelle qu’elle doit absolument faire l’objet d’un large débat. Les juristes ne peuvent plus se contenter de compter les points et doivent de positionner afin d’éviter d’être instrumentalisés. Le droit entre pleinement dans le champ de la guerre économique. C’est une arme et les juristes doivent en être pleinement conscients. Certains avocats le comprennent et acceptent à leur niveau de prendre en compte cette dimension mais cela reste insuffisant. Cette question doit être pleinement étudiée dans toutes les formations du droit.


Alstom, BNP Paribas, Technip, Total, Société Générale, autant de sociétés frappées par les sanctions américaines, sur la base de compétences juridiques prétendument universelles que les autorités se sont arrogées avec le temps. Cela a indubitablement eu des conséquences directes et indirectes sur l’économie française. Certains hommes politiques s’en sont notamment émus, vous citez notamment le cas de Pierre Lellouche et Karine Berger. Pouvez-vous témoigner d’une véritable prise de conscience dans le milieu politique ? et économique ?

C’est encore trop tôt pour le dire même si je pense qu’un certain nombre d’hommes et de femmes  politiques sont en train de changer leur logiciel sur ces questions. On le voit également du côté des gouvernants. En Europe, la Commission multiplie les communications depuis trois ans sur la nécessité de mieux défendre les intérêts économiques de notre continent. En France, les déclarations du ministre de l’économie Bruno Le Maire indiquent une certaine évolution des esprits. En témoigne ses dernières initiatives qui laissent à penser que le temps de la naïveté est peut-être derrière nous. Côté entreprises, les choses sont différentes. Les entrepreneurs savent depuis des années que l’on ne se fait jamais de cadeaux dans la compétition mondiale. Le problème, c’est qu’ils ont toujours refusé de porter ce débat sur la place publique.

Mais il me semble que la responsabilité n’incombe pas uniquement aux élites dirigeantes (politiques, administratives et économiques). Je suis persuadé qu’il faut avant tout mobiliser le monde académique. C’est à l’université de fournir à ces élites les moyens de comprendre la marche du monde afin de désacraliser un discours vieux de quatre siècles. Discours uniquement fondé sur le commerce qui adoucit les mœurs. La violence n’est pas le monopole de la politique, elle existe aussi dans le champ économique. Voilà un chantier passionnant pour la recherche. Une recherche forcement transversale qui doit faire appel à toutes les disciplines des sciences humaines. Hélas, aujourd’hui, les thèses sur les affrontements économiques doivent se compter sur les doigts d’une seule main.


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