Que penser de la stratégie 3D ?

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par Antoine Pouillieute, conseiller d’Etat, ambassadeur

École de guerre, 19 avril 2022

Parler de l’approche 3D – Diplomatie-Défense-Développement –, c’est évoquer des capacités qui, prises individuellement, sont remarquables mais dont la synergie semble hors de portée. Or, ces 3D relèvent d’une même autorité et tendent vers un même objectif. Le sujet devrait donc se résumer à l’affirmation d’une volonté : celle d’obtenir un alignement opérationnel.

Les stratèges – politiques, militaires, développeurs – s’entichent souvent de concepts qui s’empilent à mesure du temps qui passe sans rien modifier à la réalité qu’ils entendaient infléchir. Est-ce le cas en l’espèce ? Non, parce que, si l’approche 3D n’a pas inventé les actions civilo-militaires, elle en renouvelle l’ambition aussi bien que la mise en œuvre.

La stratégie 3D vient de loin

  • Elle vient de Sun Tzu, d’Alexandre-le-Grand, de Justinien 1er ou de Jules César qui, tous, faisaient de la séduction des peuples la condition d’une conquête durable.
  • Elle vient aussi de l’histoire coloniale avec :
    • Les Bureaux arabes du maréchal Bugeaud en Algérie en 1833 ;
    • Le Service des affaires indigènes du maréchal Lyautey au Maroc en 1912 ;
    • Les Sections administratives spécialisées de Jacques Soustelle en Algérie en 1955 qui relevaient tout à la fois du préfet et du commandement militaire.
  • Elle vient enfin des États-Unis avec :
    • Le régiment des European Civil Affairs créé en 1942 pour installer, dans l’Europe libérée, l’Allied Military Government in Occupied Territories – ou AMGOT – que le général de Gaulle refusa tout net pour la France.
    • La Civil Military Cooperation ou CIMIC créée en 1994 avec des réservistes, ingénieurs ou techniciens, engagés notamment au Koweït, en Irak ou au Kurdistan.

C’est au tournant du siècle que les choses évoluèrent

Deux conflits conduisirent à ce que nous connaissons aujourd’hui.

  • Au Kosovo, une guerre ethnique ravagea la province en 1998-1999 durant laquelle une imbrication excessive entre OTAN, ONU, missions civiles, médias et ONG ne facilita pas la tâche. La résolution 1244 de juin 1999 créa la Kosovo Force ou KFOR (45.000 hommes pour 10.887 km2, soit 4h/km2) et l’United Nations Mission in Kosovo ou UNMIK dirigée par un représentant spécial du SG/ONU doté d’une « autorité administrative internationale civile » (Bernard Kouchner). Les États-Unis démontrèrent alors une capacité à médiatiser leur action militaire par un soutien très visible aux populations civiles ; les autres participants à la KFOR s’en inspirèrent aussitôt afin de se « placer », eux aussi, en vue de la reconstruction.
  • En Afghanistan, après l’intervention des États-Unis et de l’OTAN contre les talibans en octobre 2001, une négociation déboucha 2 mois plus tard sur les Accords de Bonn prévoyant, là encore, une autorité transitoire dirigée par un représentant du SG/ONU (Lakdhar Brahimi), et une Force internationale d’assistance à la sécurité ou FIAS. Ce n’est pas l’approche 3D qui fut alors suivie, mais la stratégie RDD : Reconstruction-Démocratisation-Développement.

Et en France ?

À partir de 1995, les Armées définirent une doctrine de CIMIC conçue comme une fonction opérationnelle d’appui, perfectionnée ensuite grâce aux retours d’expérience des OPEX, puis structurée en 2001 en un Groupement interarmées des actions civilo-militaires (GIACM). Par ailleurs, une mission interministérielle pour les Balkans fut confiée en 1999 à Roger Fauroux, ancien ministre, pour coordonner l’action des ministères régaliens, mais elle ne dura que 2 ans et fut limitée à une géographie circonscrite.

Pour avancer, encore fallait-il concentrer l’expertise civile disponible. Or, ce qui paraissait de bon sens fut en fait assez difficile à réaliser. Pourquoi ?

  • Longtemps, chaque ministère mena sa propre action internationale pour des motifs que seule la sociologie administrative explique : de nombreux inspecteurs généraux ont ainsi beaucoup voyagé de par le monde.
  • Le Quai d’Orsay ne se mobilisa pas non plus pour des raisons budgétaires. En effet, après l’absorption du ministère de la coopération en 1998, une forte déflation de l’assistance technique (AT) fut menée pour compenser les coups de rabot de Bercy. Or, diminuer les effectifs d’AT d’un côté pour mobiliser l’expertise française de l’autre n’obéissait pas à une cohérence aveuglante.
  • Trouver au sein des entreprises des cadres disponibles ne s’avéra pas davantage aisé pour des raisons tenant à la durée des missions, aux assurances ou aux rémunérations. D’autant que les organisations patronales n’acceptèrent jamais vraiment qu’en 2001, la France suivît la recommandation de l’OCDE sur le déliement de l’aide publique. Pourquoi donc détacher des experts s’il n’y avait pas de retour en termes de chiffre d’affaires ?
  • Enfin, le couple « militaires-développeurs » ne suscita pas immédiatement un enthousiasme spontané eu égard aux mentalités de l’époque : lorsqu’en 1998, je reçus au siège de l’AFD le général Kelche, CEMA, les couloirs ne bruissaient pas d’applaudissements excessifs.

Il faudra donc attendre un décret de décembre 2014 pour qu’une réforme fusionne enfin une demi-douzaine d’organismes ministériels autour de France Expertise Internationale (FEI) – dont je présidais alors le conseil d’administration – devenue Expertise-France, aujourd’hui filiale de l’AFD. Un long chemin fut ainsi laborieusement parcouru pour aligner les objectifs et les moyens.

La stratégie 3D est-elle à la hauteur de ses promesses ?

Les promesses ? Elles résultent d’un intérêt réciproque bien compris entre les militaires – pour qui une bonne insertion locale favorise l’action – et les développeurs – pour qui pour la sûreté est un préalable au déploiement de l’aide-projet. N’oublions pas non plus le rôle de la coopération militaire : qu’elle soit structurelle (Quai d’Orsay) depuis la MMC (1960), la DCMD (1998) et la DCSD (2009) assurant le continuum entre sécurité et défense, ou qu’elle soit opérationnelle (Balard) grâce au partenariat militaire opérationnel (PMO).

S’agissant de son volet diplomatique, l’approche 3D s’avère incontestablement positive malgré quelques ambiguïtés.

  • À son crédit, il faut porter au moins 3 éléments déterminants :
    • La légitimité puisque la combinaison entre les D de Défense et de Développement apporte une double légitimité au D de Diplomatie : légitimité externe vis-à-vis des adversaires ou des alliés ; légitimité interne vis-à-vis de l’opinion publique.
    • L’efficacité puisqu’elle accroît la performance des opérations militaires en gérant au mieux les effets collatéraux de la « violence légitime », selon l’expression de Max Weber : c’est là une externalité positive que n’offrent ni les régimes de sanctions, ni les embargos.
    • L’hybridité puisque lier Diplomatie, Défense et Développement revient à acter le fait qu’une intervention de vive force ne peut s’abstraire d’un environnement humain avec lequel les Armées peuvent et veulent interagir.
  • À son débit subsistent quelques ambiguïtés :
    • Comment articuler les 3D ? Diplomatie pour assigner l’objectif, Défense pour emporter la décision, Développement pour gagner la population ? Cet ordre est-il réversible ? Est-il séquentiel ou combiné ? Que deviennent les projets de développement quand le dispositif militaire change ? Comment réconcilier des temporalités intrinsèquement différentes : temps de la négociation, de la manœuvre, du développement ?
    • Quels objectifs poursuit l’autorité politique ? Fait-elle de la stratégie, de l’influence, de l’humanitaire, du développement, de la communication ? Quel est l’effet final recherché, est-il explicite et change-t-il durant l’intervention ?
    • La puissance publique n’est pas la société civile : sa responsabilité est de mener des politiques fondées sur l’intérêt national. S’attacher la population est donc important mais, pour un État, l’humanitaire n’est pas une fin en soi.
    • Enfin, grâce au lien noué avec la population, l’approche 3D s’inscrit dans la chaine du renseignement sans pour autant en constituer un chainon à part entière : cette distinction – on le sait – est plus facile à énoncer qu’à pratiquer.

*

En conclusion, je souhaiterais partager un souvenir.

Il y a plus de 20 ans, un vieux pont délabré enjambait la rivière Ibar à Mitrovicë au Nord du Kosovo. Sur chaque rive, les communautés serbe et albanaise se faisaient face. Chargée de sécuriser le secteur, l’armée française voulut réhabiliter ce pont en lançant une passerelle – au sens propre comme au sens figuré – dotée d’éclairages lumineux, de bancs publics et de jardinières fleuries ; elle alla même jusqu’à baptiser l’ouvrage du nom de « Pont d’Austerlitz ». Pour concrétiser ce projet, il fallut un architecte qu’on trouva facilement : Éric Grenier ; une entreprise qu’on trouva moins facilement : la société Freyssinet fut « désignée volontaire » ; une main d’œuvre que les unités du Génie fournirent au démarrage ; et, bien sûr, un financement qu’apporta l’AFD à hauteur de 5,3M€.

Lorsque je me rendis sur place pour visiter un chantier qui enchantait tout Paris, nos équipes m’avouèrent qu’en réalité, l’ouvrage demeurait une frontière communautaire :

  • La coûteuse passerelle était devenue un « pont de la haine » :
  • Les autorités locales avaient empoché une infrastructure qu’elles n’avaient pas sollicitée ;
  • À Pristina, l’antenne de l’ambassade de France en Serbie ignorait tout des intentions du commandement français dans ce secteur du Kosovo ;
  • Quant à ce dernier, il ne savait pas grand-chose des velléités du représentant du SG/ONU.

Aussi, dans le C-160 du retour, me suis-je dit que nous avions sans doute devant nous une certaine marge de progression. C’est donc pour moi un grand réconfort d’apprendre que, 20 ans après, l’approche 3D a surmonté les démons originels de nos vieilles actions civilo-militaires.