par Victor de Castro (MSIE 36 de l’EGE)
Le 12 octobre 2021, le Président de la République Emmanuel Macron a annoncé un nouveau plan de développement stratégique de l’industrie française baptisée « France 2030 » [i].
Ce plan de 30 milliards d’euros ne manque pas d’ambition quant aux secteurs ciblés allant de l’énergie (verte) au transport (décarboné) en passant par la santé humaine et environnementale, la culture ou encore le spatial. Déclinaison nationale de la « stratégie industrielle pour l’Europe » annoncée le 10 mars 2020 par la Commission Européenne [ii], l’annonce de ce plan survenant opportunément quelques semaines avant la prise de la présidence de l’Union Européenne par la France au 1er janvier 2022 s’intègre également, et de façon parfaite, dans le renouveau du discours centré sur la nécessaire ré-industrialisation française révélée par la pandémie.
Pour y parvenir, Emmanuel Macron fait le choix d’investir sur trois champs majeurs délaissés depuis plusieurs décennies : le champ de l’outil productif industriel, celui des compétences nécessaires au fonctionnement de cet outil industriel, et enfin le domaine de l’enseignement et de la recherche alimentant l’innovation. S’inscrivant dans la continuité des différentes mesures prises au cours des deux dernières décennies, et notamment celles prises sous la mandature actuelle, ce plan réserve une place de choix à la « start-up nation » dans la dynamique de relance de l’outil productif industriel et du renouvellement de sa compétitivité.
Simple, efficace, et finalement évident. A quelques détails près.
A l’origine était l’innovation
Si l’on considère la part de la production industrielle manufacturière et extractive dans le produit intérieur brut (PIB), il apparaît que l’outil productif industriel français s’est constamment dégradé depuis le début des années 80 ou elle représentait alors 27.8% du PIB français [iii]. En 2020, la contribution de l’industrie au PIB français ne représente plus que 16.4%, situation reflétant une accélération de la dégradation depuis le début des années 2000 (21.3% du PIB français).
D’après ces mêmes statistiques de la Banque Mondiale, il existe un déséquilibre concomitant de la balance des paiements liés au commerce extérieur des biens et services de la France. Ainsi, la France est-elle passée d’un excédent commercial de 12.9 milliards de dollars en 2000 à un déficit commercial dépassant 56.7 milliards de dollars en 2020. Idem en ce qui concerne la proportion d’emploi dans l’industrie passant de 26.3% en 2000 à 20.4% en 2019 (chiffres non disponibles pour l’année 2020).
Sur ces mêmes indicateurs, l’Allemagne semble aujourd’hui mieux tirer son épingle du jeu avec une industrie nationale représentant 26.5% du PIB (2020), un excédent du commerce extérieur atteignant 219 milliards de dollars (2020), le secteur industriel allemand représentant 27.2% des emplois du pays (2019).
C’est dans ce contexte de prise de conscience de la dégradation de la compétitivité française que naît en 1999 la première loi sur l’innovation et la recherche dite « loi Allègre » [iv]. Première tentative du politique visant au rapprochement du monde de la recherche et de l’entreprise, cette loi prolonge le Crédit Impôt Recherche (CIR) voté dans la loi de finance de 1983 dont l’objectif était de renforcer les efforts d’investissements consentis par les entreprises dans le domaine de la recherche.
Le rôle de l’innovation comme facteur de maintien de la compétitivité est dorénavant reconnu. Mais qu’entend-t-on par innovation et comment peut-elle être un facteur d’amélioration de la compétitivité d’un secteur économique ? Même si de nombreux écrits existent sur le sujet, le rapport de Jean-Luc Beylat et Pierre Tambourin d’avril 2013 sur l’innovation [v] apporte des éléments de réflexion intéressants.
La définition du terme « innovation » ne fait pas consensus. Néanmoins, il est couramment admis qu’une innovation se mesure à l’aune du succès qu’elle remporte dans la résolution du problème auquel elle s’attaque. Sur le plan économique, ce critère de succès principal se traduit essentiellement par le succès commercial de cette innovation. Autrement dit, l’innovation ne se décrète pas, s’évalue plutôt à posteriori au succès qu’elle rencontre, et s’accompagne d’une incertitude élevée quant au fait qu’elle puisse un jour rencontrer ce dernier.
L’innovation, notamment technologique, est souvent associée à un mythe : celui du moment « eurêka » où une personne (idéalement seule dans son garage) pourrait avoir une révélation qui la conduira à créer la prochaine entreprise la plus valorisée du monde. La réalité de l’innovation est qu’elle naît pour l’essentiel d’un travail collaboratif réalisé au sein des laboratoires de recherche publique ou privée. La recherche publique française est mondialement reconnue pour son excellence. Même si ce volet public représente la plus grande proportion de la recherche française tous secteurs confondus, il peine à réussir le transfert de ses résultats vers le monde socio-économique.
Les défaillances de la recherche privée
La recherche privée française, souvent qualifiée de recherche et développement (R&D), souffre quant à elle de la conjonction de deux éléments. Le premier, spécifique ni à notre pays ni à la taille des groupes industriels français, est celui de la compétition par les prix réduisant les marges financières des entreprises et, par voie de conséquence, les capacités d’auto-financement de l’innovation. Le second est lié à la structuration du tissu industriel français essentiellement constitué de PME n’arrivant pas à grandir, d’un nombre relativement faible d’entreprises de taille intermédiaire (ETI) en capacité d’innover et de développer de nouveaux produits (différence importante avec nos voisins italiens et allemands), et d’une structuration en filières inachevée.
Ce sont d’ailleurs les grandes entreprises internationales qui concentrent aujourd’hui l’essentiel de la recherche dédiée à l’industrie. Actuellement, la collaboration entre la recherche et l’industrie reste à améliorer. Dans cette optique, les pôles de compétitivité apparaissent comme les lieux de rencontre idoines de ces deux mondes, et ceci d’autant qu’ils regroupent également différents organismes de formation en leur sein.
De la même façon qu’il apparaît illusoire de penser que l’innovation puisse naître en dehors d’un écosystème structuré autour de la recherche publique et de la R&D privée, il apparaît également illusoire de penser qu’une innovation puisse rencontrer un succès commercial en dehors de tout écosystème socio-économique favorable facilitant le passage du laboratoire à l’industrie. Sur ce point, le modèle californien de la Silicon Valley reste le modèle de référence dans l’esprit de nombreux décideurs politiques : des établissements d’enseignement supérieur regroupant une partie importante de l’enseignement et de la recherche mais cultivant également l’entreprenariat, un lien fort avec l’écosystème de financement public (commande publique) et privé (dont capital-risque) assumant une partie du risque lorsque cette R&D « s’externalise » du laboratoire pour devenir une start-up ayant vocation à conquérir les marchés.
L’impossible copié-collé californien
En France, différents essais visant à répliquer du modèle californien de la Silicon Valley ont été tentées sans pour autant considérer certaines différences majeures limitant d’autant plus fortement la possibilité de succès d’un tel copié-collé qu’elles sont profondément ancrées dans notre culture. Au chapitre des succès dans cet effort de réplication de modèle, il convient de citer les exemples des centres de recherche de haut niveau, de l’aide à la création et à l’accompagnement d’entreprises innovantes ou encore la création d’un écosystème de financement du risque lié à l’innovation (commande publique et capital-investissement), même si ces derniers restent encore modestes au regard de ce qui existe aux Etats-Unis. Ce point est d’autant plus critique qu’il autorise et sécurise l’adoption d’une innovation (notamment technologique) initialement couteuse et devant encore faire ses preuves. En revanche, la culture de l’entrepreneuriat, la culture du risque, ou encore la culture de l’échec, ingrédients « magiques » inscrits dans la culture américaine et garants du succès de cet écosystème sont à inscrire dans la colonne des échecs dans la réplication du modèle californien. Eléments ne se décrétant pas mais indispensables au passage de l’innovation du monde de la recherche au monde socio-économique, ils témoignent du rôle de l’enseignement primaire, secondaire et supérieur et de la nécessité d’une vision stratégique systémique et de long terme du décideur politique sur le sujet de l’innovation. Il est d’ailleurs intéressant de noter qu’il existe une corrélation entre le classement mondial des pays sur le sujet de l’innovation et celui de l’enseignement secondaire (exemple du classement PISA de l’OCDE) ou de l’enseignement supérieur (exemple du classement de Shanghaï).
La chute dans le dépôt des brevets français
Quel que soit le pays, la vitalité d’un écosystème d’innovation se mesure en partie à l’aune du nombre de dépôt de demande de brevets. Sur ce point, la dynamique dans laquelle s’est inscrite la France au cours des dernières décennies contraste avec le narratif flatteur et convenu du politique évoquant ce sujet. Elle éclaire d’ailleurs sur l’échec de la mise au point par la France d’un vaccin contre la COVID-19, seul pays du Conseil de Sécurité des Nations Unies dans cette situation.
Si l’on limite l’analyse au nombre de demandes de brevets technologiques déposés en 2020 auprès de l’Organisation Internationale de la Propriété Intellectuelle pour les principaux secteurs stratégiques (intelligence artificielle, véhicules autonomes, drones, blockchain, cybersécurité, réalité virtuelle, médecine rrégénérative, nouveaux matériaux, batteries) [vi], l’Europe se retrouve au cinquième rang mondial derrière l’Asie et les Etats-Unis. Plus spécifiquement, la France n’apparaît que sur l’un des dix secteurs stratégiques identifiés (celui des drones) et en dernière place du top 5 dans ce domaine. Il est également intéressant de noter que, malgré le contexte pandémique, le nombre de dépôt de demande brevets a continué de progresser en 2020 (+4%). Considérant ces secteurs dits stratégiques, la Chine semble avoir franchi un nouveau cap hégémonique en occupant la première place de l’ensemble des secteurs, hors technologies quantiques restant encore dominées par les Etats-Unis. De surcroît, 25% des 275.900 dépôts de demande de brevets enregistrées en 2020 étaient d’origine chinoise, et plus globalement 68.1% d’origine asiatique. Reléguée au cinquième rang derrière la Chine, les Etats-Unis, la Corée du Sud et le Japon, l’Europe semble progressivement creuser son retard en se positionnant à la cinquième place de ce classement, l’Allemagne étant identifié comme le pays leader de l’innovation en Europe. Même si les Etats-Unis gardent aujourd’hui leur position de leader d’un point de vue qualitatif de l’innovation (innovation considérée comme significative), la dynamique de montée en qualité des produits chinois pourrait lui faire rapidement perdre ce leadership mondial.
Si l’on considère le sujet de l’innovation de façon plus globale, autrement dit sans considération de niveau stratégique des secteurs, le tableau apparaît moins sombre. Ainsi, et malgré une sortie du top 15 des pays considérés comme les plus innovants en 2018, la France profite d’une remontée au 11e rang de ce classement lui conférant encore une visibilité intéressante dans le domaine de l’innovation. L’Allemagne est quant à elle intégrée au top 10 du classement [vii]. A noter que la Chine, classé au 29e rang mondial il y a une décennie [viii], talonne aujourd’hui la France en occupant le 13e rang des pays considérés comme les plus innovants au monde tous secteurs confondus.
Finalement, ces résultats apparaissent comme cohérents avec le tableau de bord de la Commission Européenne permettant le suivi de l’innovation en Europe [ix] : même à un niveau géographique moindre qu’est celui de l’échelon européen, la France n’est plus considérée comme un pays leader de l’innovation mais se positionne en queue de peloton des pays suiveurs. Les véritables leader européens de l’innovation sont aujourd’hui, par ordre décroissant, la Suède, la Finlande, le Danemark et la Belgique.
Une compétitivité qui a perdu son contenu
Si l’on se réfère directement au Ministère de l’Economie, des Finances et de la Relance, la compétitivité d’un secteur économique d’un pays, et à fortiori d’une entreprise, se définit par son aptitude à faire face à la concurrence [x].
La compétitivité industrielle d’un pays ne se résume donc pas au prix de vente de biens ou de services produit par ce pays mais doit également considérer des éléments tels que la structuration de son industrie, le positionnement qualitatif de l’outil productif industriel, le niveau de qualité de son système de formation et de recherche, le volume et les types de financements dédiés au développement industriel, ou encore la qualité du dialogue social.
A noter que l’un des aspects fondamentaux de la compétitivité est celui de la disponibilité et du coût de l’énergie. Considérant cet élément, l’annonce par le Président de la République lors de son allocution du 09 novembre 2021 de la relance de la filière nucléaire française, notamment à travers la construction de nouveaux EPR, est une décision qu’il convient de saluer. Elle s’inscrit non seulement dans une dynamique de protection de la compétitivité de l’industrie, mais également dans une dynamique d’autonomisation et de sécurisation des approvisionnements énergétiques de la France.
Cette décision pourrait d’ailleurs accélérer le projet de rachat des turbines Arabelle (composant de certaines centrales nucléaires) par la France à l’américain General Electric dont les modalités scandaleuses d’appropriation par ce dernier auprès d’Alstom en 2014 avaient privé le pays de sa souveraineté nucléaire civile et militaire. Tous ces éléments conditionnent les capacités de renouveau de l’outil de production industriel. Il est intéressant de noter que certains de ces éléments de compétitivité sont également des déterminants de l’innovation, ce qui explique que certaines actions visant l’amélioration de la compétitivité puissent avoir un impact positif croisé sur l’innovation.
Lors de sa publication en 2012, le rapport Louis Gallois dressait un état des lieux alarmant sur la compétitivité française [xi]. Ce constat était d’autant plus préoccupant qu’il pointait déjà une décennie de retard dans l’adaptation de la compétitivité française aux enjeux liés à une économie mondialisée. La persistance aujourd’hui dans une forme aggravée de cet état des lieux de 2012 témoigne de l’inefficacité de l’action politique sur ce sujet depuis le tournant des années 2000.
Le rapport Gallois
Le constat de départ du rapport Gallois est qu’il ne peut pas exister d‘économie forte sans industrie forte, l’Etat portant une double responsabilité quant aux décisions liées à la création d’un secteur industriel fort. D’une part, la responsabilité de stratège en charge des choix d’investissements stratégiques pour l’avenir du pays. D’autre part, celle d’un décideur de premier plan en tant qu’actionnaire de grandes entreprises publiques.
Au cours de la dernière décennie, l’Etat a tenté, dans son rôle de stratège, une correction de la trajectoire déclinante de la France dans le domaine de la compétitivité et de l’innovation à travers la définition de plans et de financements spécifiques. Le plan « Nouvelle France Industrielle » et de ses 34 propositions de reconquête stratégique de l’industrie [xii] annoncées en 2013 par Arnaud Montebourg, Ministre du Redressement productif sous François Hollande et aujourd’hui candidat à l’élection présidentielle de 2022, en est l’une des illustrations. La création et le renouvellement des Plans d’Investissements d’Avenir (PIA avec 4 PIA entre 2009 et 2021) et la création de BPI France (2012) sont des initiatives importantes visant à améliorer la situation sur le volet du financement. En revanche, les retombées positives de ces initiatives et l’inversion de tendance attendue ne sont pas au rendez-vous. Tout comme les retombées supposées positives des décisions prises par l’Etat stratège/actionnaire de vente de fleurons industriels français à des groupes étrangers dont la branche turbine d’Alstom, Technip ou encore Lafarge. Ces actions laissent songeur quant à la vision industrielle et la réalité des retombées de long terme recherchées pour l’industrie, les compétences ou l’innovation française.
Tenter le rattrapage d’un triple sous-investissement chronique
Lors de son discours, Emmanuel Macron est revenu sur trois champs majeurs souffrant de sous-investissement depuis plusieurs décennies : le champ de l’outil productif industriel, celui des compétences nécessaires au fonctionnement de cet outil industriel, et enfin le champ de l’enseignement et de la recherche alimentant l’innovation. Le plan France 2030 est présenté comme le moyen d’y remédier tout en s’inscrivant dans la continuité de mesures préalablement prises sous la mandature d’Emmanuel Macron et celles prises au cours des deux dernières décennies. Mais ce plan peine à s’affirmer comme le point d’orgue d’une vision stratégique renouvelée et unifiée ambitionnant de remettre l’industrie française sur les rails d’un nouveau cycle industriel permettant à la France de répondre aux enjeux d’aujourd’hui et ceux en devenir.
En premier lieu, eu égard aux montants dédiés à ce plan. Si l’on considère l’enveloppe totale de 30 milliards d’euros allouée à ce plan, à répartir sur dix objectifs industriels et une durée d’environ une décennie, il s’agit d’une moyenne arithmétique de 300 millions d’euros par an et par secteur industriel. S’i l’on prend le cas de l’annonce de vouloir révolutionner, par exemple, le secteur de l’énergie nucléaire avec le développement de SMR (Small Modular Reactor) avec 300 millions d’euros par an pendant dix ans laisse perplexe. D’après la Cour des Comptes, le développement de la filière nucléaire en France entre 1957 et 2010 a nécessité un investissement cumulé d’environ 170 milliards d’euros auquel il faut ajouter 18 milliards d’euros liés aux projets arrêtés [xiii]. La part de ce budget dédiée à la recherche représente 55 milliards d’euros, et celle liée à la construction des réacteurs de l’ordre de 96 milliards. Développement et construction ont donc cumulé 151 milliards d’euros sur 53 ans, soit une moyenne arithmétique 2.850 millions d’euros par an (la répartition n’étant pas homogène mais l’idée étant une comparabilité des chiffres par unité de temps). Certes, l’expertise française sur le sujet de l’électronucléaire permettra de recycler certains fondamentaux, mais probablement pas de compenser un tel grand écart dans le développement de SMR n’ayant pas atteint la maturité technologique.
Un raisonnement de même nature pourrait être réalisé en ce qui concerne les neuf autres secteurs du plan de relance industriel France 2030 dont certains, au périmètre peu clair (« spatial ») ou dont l’exploration préalable reste à faire (« santé environnementale ») permettent d’imaginer des budgets abyssaux bien loin d’une enveloppe dédiée de 300 millions annuels. D’autre part, le manque de visibilité, quant à l’articulation des financements dédiés au plan France 2030 avec les différentes stratégies d’investissements décidées ces dernières années, laisse craindre une superposition des enveloppes budgétaires avec, pour conséquence directe, le risque d’une enveloppe budgétaire globale inférieure à la somme des enveloppes annoncées séparément. Pour n’en citer que les plus emblématiques, il s’agit des stratégies d’investissements liées au PIA4 2020-2025 dédié à l’innovation (20 milliards d’euros) [xiv], au plan France Relance 2020-2022 (100 milliards d’euros) [xv], ou encore au Plan de Relance Européen 2021-2027 (2.000 milliards d’euros dont 39.4 milliards d’euros destinés à la France) [xvi].
L’approche proposée par ce nouveau plan pour s’attaquer aux racines du problème ayant plongé la France dans la situation socio-économique et industrielle actuelle, et ayant induit un retard relatif de la France dans le domaine de l’innovation, interroge également. Le propos liminaires du discours du chef de l’Etat s’attache en effet à décrire par le menu les trois champs de sous-investissements chroniques précédemment cités mais sans pour autant s’inscrire en rupture avec l’approche développée au cours des deux dernières décennies dont les résultats relativement modestes démontrent, si ce n’est l’échec, du moins les limites de cette approche. Contraint à agir dès le début de la décennie 2010, l’approche du planificatrice politicienne sans feuille de route solide, sans intégration d’indicateurs de suivi et de succès, et en se contentant de campagnes de saupoudrage des financements sur les différents domaines de l’innovation n’ont pas réussi à inverser la tendance déclinante dans laquelle la France s’est inscrite depuis 2000.
Un manque de vision stratégique conduisant au pari risqué de la « start-up nation »
Finalement, le constat d’échec des politiques passées visant le redressement de l’industrie et de l’innovation pourrait laisser penser qu’il confirme naturellement qu’une nouvelle approche basée sur la posture de « start-up nation » adoptée par Emmanuel Macron pourrait être une solution. Par continuité, il tendrait également à justifier la poursuite de l’augmentation des financements publics dédiés à cette posture comme moyens de rattrapage aux carences accumulées ces dernières décennies en France sur les volets de la compétitivité et de l’innovation.
La solution serait donc de faire jouer un rôle central aux start-up françaises qui deviendrait le véhicule socio-économique idéal en capacité de s’approprier les résultats issus du domaine de la recherche pour les traduire en innovations permettant ainsi à l’outil industriel de se renouveler en gagnant en compétitivité. Le narratif flatteur de cette stratégie présentée comme gage de passage d’une dépendance subie à une dépendance choisie parvient difficilement à cacher un pari politique risqué présentant des faiblesses majeures.
La première faiblesse serait de faire mine que la désindustrialisation qu’a connu la France ces deux dernières décennies soit uniquement liée à une perte de compétitivité principalement liée à une guerre des prix. Certes la situation actuelle est l’héritage d’une délocalisation progressive d’une grande partie de la production industrielle française vers des pays à coûts de production moindre. Elle trouve également une partie de sa moindre compétitivité dans la production industrielle lié à un coût du travail supérieur et une durée de travail réduite comparativement à de nombreux pays.
En revanche, le constat ne peut s’affranchir du lent dépeçage de fleurons industriels réalisé avec l’assentiment des décideurs politiques en charge du pays allant contre les intérêts stratégiques français et au profit des intérêts étrangers, le cas Alstom étant la caricature par excellence de ce phénomène. Il passe également sous silence la passivité des mêmes décideurs quant aux investissements étrangers en France toujours plus hostiles et importants et pour lesquels, à date, la seule exception d’opposition à une prise de contrôle par des intérêts étrangers d’une entreprise ayant une activité stratégique pour la France se résume au cas de l’entreprise Photonis ayant une activité dans le secteur de la défense.
Une autre faiblesse de ce pari consiste à penser que la résolution des problèmes puisse se résumer à un simple problème de volume de financement. Cette approche est en continuité avec l’approche classique de la majorité des rapports traitant de l’innovation en France privilégient une approche essentiellement quantitative du sujet (par exemple, le nombre de licornes ou le nombre de levées de fonds importants par les start-up nationales) au détriment d’une approche qualitative (par exemple, aptitude à répondre aux défis posés à nos sociétés tels que les enjeux liés à l’énergie, au climat, à la santé, etc).
La sempiternelle question du financement
L’un de ces rapports, publié une semaine avant la présentation du plan France 2030, est celui de l’Institut Montaigne intitulé « Innovation française : nos incroyables talents » [xvii]. Cette approche a très peu évolué au cours des deux dernières décennies. Ainsi, la solution serait d’attirer toujours plus de financements publics et privés, ainsi que les meilleurs talents, vers le domaine de la recherche, de la R&D, de l’innovation et de l’entrepreneuriat. Cette incantation visant à répliquer le modèle californien de la Silicon Valley dans un écosystème français culturellement éloigné du modèle américain oublie cependant un préalable indispensable sans lequel cette réplication d’écosystème ne pourra pas avoir lieu : la transformation de la culture française du risque, de l’échec et de l’entrepreneuriat.
Sans ces transformations profondes, la multiplication des financements continuera à n’avoir qu’un impact extrêmement limité. Or ces transformations ne peuvent s’envisager sans transformation de l’enseignement primaire, secondaire et supérieur. De surcroît, la transformation de ce volet de l’enseignement doit également intégrer une réflexion sur les compétences nécessaires au plan industriel, aussi bien sur le plan des compétences spécialisées ayant réussi à survivre à la désindustrialisation des territoires qu’il faut être en mesure de valoriser car elles seront toujours nécessaires pour l’industrie de demain (exemple des compétences dans la manufacture de produits à haute technicité humaine), que sur le plan des compétences aujourd’hui en tension ou celles à faire émerger pour répondre aux enjeux industriels de l’industrie du futur (exemple des métiers du numérique en lien avec l’ensemble de la chaîne de valeur de la donnée industrielle).
D’après Emmanuel Macron, une partie de la solution se trouverait dans la « loi de programmation de la recherche 2021-2030 » votée en décembre 2020 [xviii], ainsi que dans l’enveloppe de 2.5 milliards d’euros du plan France 2030 dédiée à l’enseignement supérieur. Autrement dit, une réponse quantitative et essentiellement d’ordre financier à un problème majoritairement qualitatif. Cette approche confortable renvoie donc la responsabilité du pilotage de ces transformations fondamentales à l’éducation nationale et à l’enseignement supérieur, sans pour autant apporter de réponses aux dysfonctionnements pointés par les acteurs du système de formation et de recherche français.
L’absence de vision sur la conquête économique par la start-up nation
Enfin, quel est le bilan intermédiaire de la start-up nation en termes de contribution au renouveau de l’industrie nationale ? Autrement dit, les licornes [xix] françaises relevant aujourd’hui du label French Tech (2014) ou de celui du Next40 (2019) sont-elles en capacité de permettre à la France de répondre aux enjeux industriels du plan France 2030, et plus largement aux enjeux de la société de demain ? L’étude de la liste de ces entreprises [xx] permet d’en douter.
Il s’agit donc bien, à l’instar du monde des start-up, d’un pari à haut risque d’échec alimentant une vision à court terme de l’avenir industriel du pays. Il s’agit également d’une approche permettant de justifier d’investissements proportionnellement moindre que ceux idéalement nécessaires à déployer directement au niveau de l’outil productif industriel. A l’image, d’ailleurs, de ce que font d’autres pays ambitionnant de faire grandir les industries stratégiques de demain.
Une telle approche revient à externaliser le rôle de l’Etat stratège dans la construction d’une filière industrielle forte, et à conditionner le succès de cette construction à celui de la naissance potentielle de start-up innovantes à vocation industrielle, sans même allez jusqu’à la filière nucléaire des SMR.
De surcroît, il justifie également d’éviter toute réflexion quant aux éventuelles stratégies à déployer pour dépasser le simple horizon du marché national et s’inscrire dans une posture de conquête économique à l’international. Ce volet est également renvoyé au monde des start-up. A la différence des Etats-Unis ou de la Chine animés par une volonté de conquête économique dépassant ses propres frontières, ce plan France 2030 n’envisage pas la mise en place, « en même temps », des éléments permettant l’exécution d’une telle stratégie d’aval. Pas plus qu’il n’envisage de stratégie d’amont visant à la gestion des dépendances technologiques ou celles liées aux matières premières comme le font les deux leaders économiques mondiaux américains et chinois ou, plus proche, le leader économique européen allemand.
Sur l’ensemble de ces points, le succès de la double stratégie de développement industriel et de conquête économique à l’international mise en place par la Chine au cours de la dernière décennie est à méditer. L’un des volets de cette stratégie chinoise concerne son plan de développement industriel « Made in China 2025 » (MIC25). Ce plan énonce sans ambiguïté la volonté de la Chine de devenir leader mondial dans les dix secteurs stratégiques à horizon 2049, année du centenaire de la République Populaire de Chine.
Il n’oublie cependant pas de poser un jalon fort sur cette feuille de route, à savoir une autonomie de production à hauteur de 70% sur les dix secteurs stratégique dudit plan à horizon 2025. L’autre volet de la stratégie de Pékin est celui de la création de « Nouvelles Routes de la Soie » (NRS) qui, articulé au MIC25, témoigne d’une vision plus large du développement économique du pays à travers le commerce international. Cette initiative NRS, impliquant à ce jour plus de 65 pays répartis à travers le monde et des investissements chinois dépassant 1.000 milliards de dollars, poursuit un double objectif.
Bien évidemment en premier lieu de permettre l’exportation de la production de biens et de services chinois à travers la planète en utilisant ces corridors économiques protégés, notamment de la compétition des Etats-Unis. Mais également de s’approprier, directement ou indirectement, les briques intellectuelles et technologiques nécessaires à la Chine dans l’objectif de servir l’exécution du plan MIC25 dans toutes ses dimensions. Au niveau national, des incitations financières fortes concernant le dépôt de demandes de brevets, une promotion de l’éducation en général et autour de la protection de la propriété intellectuelle en particulier, ou encore l’instauration de sanctions légales fortes en cas d’atteinte à la propriété intellectuelle viennent compléter cette double stratégie de développement industriel.
Il n’oublie cependant pas de poser un jalon fort sur cette feuille de route, à savoir une autonomie de production à hauteur de 70% sur les dix secteurs stratégique dudit plan à horizon 2025. L’autre volet de la stratégie de Pékin est celui de la création de « Nouvelles Routes de la Soie » (NRS) qui, articulé au MIC25, témoigne d’une vision plus large du développement économique du pays à travers le commerce international. Cette initiative NRS, impliquant à ce jour plus de 65 pays répartis à travers le monde et des investissements chinois dépassant 1.000 milliards de dollars, poursuit un double objectif.
Bien évidemment en premier lieu de permettre l’exportation de la production de biens et de services chinois à travers la planète en utilisant ces corridors économiques protégés, notamment de la compétition des Etats-Unis. Mais également de s’approprier, directement ou indirectement, les briques intellectuelles et technologiques nécessaires à la Chine dans l’objectif de servir l’exécution du plan MIC25 dans toutes ses dimensions. Au niveau national, des incitations financières fortes concernant le dépôt de demandes de brevets, une promotion de l’éducation en général et autour de la protection de la propriété intellectuelle en particulier, ou encore l’instauration de sanctions légales fortes en cas d’atteinte à la propriété intellectuelle viennent compléter cette double stratégie de développement industriel.
A l’aune de telles dynamiques dont la Chine ne représente pas un cas isolé au niveau international, l’envergure et la portée de la vision du plan France 2030 apparaissent limitées et peinent à dépasser l’horizon simpliste, certes nécessaire mais non suffisant, de l’enveloppe budgétaire magique. Il manque ainsi son rendez-vous avec la proposition d’une vision stratégique, complète, intégrée et de long terme du renouveau d’une partie de l’industrie française.
Si la France ne souhaite pas prendre le risque d’être définitivement renvoyée à une réalité d’un passé pas si lointain où son absence de souveraineté dans de nombreux secteurs industriels la reléguait à une puissance mondiale de second rang, et détruire par la même occasion le système de financement de son modèle social protecteur mis en place après la Seconde Guerre mondiale, alors les décideurs politiques en charge du pays doivent rapidement faire une mise à jour de leur logiciel de réflexion. Il devient vital de passer d’un mode de pensée du XXe siècle à celui permettant d’être en capacité d’appréhender et de résoudre les défis posés à une France irrémédiablement inscrite dans le monde du XXIe siècle.
Notes
[i] Le Président de la République Emmanuel Macron a présenté le plan d’investissement « France 2030 ». Elysée, 12 octobre 2021.
[ii] Stratégie industrielle européenne. Commission européenne, 10 mars 2020.
[iii] Indicateurs de développement dans le monde. Banque Mondiale, novembre 2021.
[iv] Loi n°99-587 du 12 juillet 1999 sur l’innovation et la recherche. JORF n°160 du 13 juillet 1999.
[v] L’Innovation, un enjeu majeur pour la France. Jean-Luc Beylat, Pierre Tambourin. Avril 2013.
[vi] Innovation perseveres: international patent filings via WIPO continued to grow in 2020 despite COVID-19 pandemic. WIPO, March 2, 2021.
[vii] Global Innovation Index 2021: tracking innovation through the COVID19 crisis. WIPO 2021.
[viii] Global Innovation Index 2011 : accelerating growth and development. WIPO 2011.
[ix] Tableau de bord européen de l’innovation: les performances en matière d’innovation continuent à s’améliorer dans les États membres et régions de l’UE. Commission Européenne, 21 juin 2021.
[x] La compétitivité (Facileco). Ministère de l’Economie, des Finances et de la Relance, octobre 2021.
[xi] Pacte pour la compétitivité de l’industrie française. Louis Gallois, Novembre 2012.
[xii] Plan Nouvelle France Industrielle. Ministère de l’Economie, des Finances et de la Relance, 12 septembre 2013.
[xiii] Les coûts de la filière électronucléaire. Rapport public thématique. Cour des Comptes, janvier 2012.
[xiv] 4eme Programme d’investissements d’avenir : 20 milliards d’euros pour l’innovation dont plus de la moitié mobilisée pour la relance économique. Secrétariat Général pour l’Investissement, 11 septembre 2020.
[xv] Construire la France de demain. Gouvernement français.
[xvi] Plan de relance pour l’Europe. Commission européenne.
[xvii] Innovation française : nos incroyables talents. Institut Montaigne, rapport octobre 2021.
[xviii] Loi n° 2020-1674 du 24 décembre 2020 de programmation de la recherche pour les années 2021 à 2030 et portant diverses dispositions relatives à la recherche et à l’enseignement supérieur. JORF n°0312 du 26 décembre 2020.
[xix] Entreprise dont la valorisation dépasse un millards de dollars.
[xx] Le Next 40, vitrine des start-up françaises. Site du Gouvernement, 17 septembre 2019.