Avec ambition, nous devons refonder la politique de sécurité économique de la Nation.
Par Christophe RAFENBERG, Spécialiste en intelligence économique
Busines as usual
Si pendant la pandémie la France a ralenti, voire s’est arrêtée, le business des fusions acquisitions n’a jamais cessé. Parallèlement, la crise sanitaire qui nous a frappé n’a pas entravé la continuité des actions de protection du tissu économique : l’instruction des dossiers d’investissements étrangers en France a toujours été une activité de premier plan pour les administrations centrales concernées, les services de renseignements luttent toujours contre l’espionnage, …Busines as usual…
Mis en place par A. Montebourg après l’affaire Alstom, le décret sur les investissements étrangers en France entrouvre une fenêtre sur la capacité des investisseurs qui disposent encore de capitaux à investir alors même que la crise économique qui a succédé à la crise sanitaire n’a pas encore vraiment donné toute sa mesure. A ce jour, il est parfois plus simple de racheter une entreprise pour s’emparer de son savoir-faire et de ses brevets que d’envoyer nuitamment un commando d’espions ninjas.
Les investissements étrangers en France sont les marqueurs de l’ampleur et de la violence des conséquences post-crise à venir sur nos économies et sur nos politiques publiques. Les exemples à forte visibilité ne manquent pas : Atos, Arabelle-Alstom, Alcatel Câbles…
Si une crise économique, politique, sociétale s’installe (les trois pouvant se cumuler), crises qui ne sont pas utopique en ces temps, que les entreprises tombent les unes après les autres fautes de marché et/ou de trésorerie, les investisseurs étrangers resteront les seules à racheter les entreprises essentielles à la continuité des services de transports, de fourniture d’énergies, d’adduction d’eau, de productions agro-alimentaires, … Le pays, mal préparé, ne disposera pas des moyens d’une véritable politique de sécurité économique et en sera réduit à compter les coups.
Le paradoxe de ces temps troublés et de cette période électorale est qu’il existe une opportunité de réfléchir à un avenir différent pour notre économie à moyen terme, tout en parant à l’urgence de la situation post-pandémie qui traîne en longueur.
Cette lettre ouverte, dénuée de toute idéologie ou d’un parti pris pour une force politique ou une autre, souhaite ouvrir des pistes de réflexions pour notre sécurité économique. Chacun peut se l’approprier.
Souveraineté économique ? vous avez dit souveraineté économique ?
Hier, le concept de souveraineté économique était difficile à partager hors du cercle restreint des spécialistes en sécurité économique. Il n’y a pas si longtemps en 2018, je tentais de défendre des actions de relocalisation d’une industrie de base pharmaceutique, dans un pays qui connaissait déjà des pénuries de médicaments non substituables. C’était une gageure qui nécessitait de longs débats sans résultats tant le logiciel de la mondialisation et de la rationalité par le seul indicateur du coût était implanté en profondeur dans les esprits des tenants d’une externalisation et d’une mondialisation.
Après la pandémie, les lignes semblent avoir bougées et, même dans le grand public, ces questions sont perçues comme un sujet d’importance. La souveraineté économique, conjointes à celles de la Défense, tiendra une place majeure dans la définition des politiques publiques à venir. Ce sujet est et sera probablement un des thèmes des campagnes électorales.
Pour clarifier mes propos aux lecteurs, sur un terme qui peut prendre des nuances selon l’utilisateur, il me semble nécessaire de vous indiquer ce que j’entends par souveraineté économique.
Le système économique d’un pays doit être en mesure de contrôler ses approvisionnements stratégiques et ses services essentiels au fonctionnement de la Nation qui l’abrite (Energie, Transport, défenses, santé, alimentation, éducation…). Cette souveraineté n’est pas antinomique d’un libre échange qui doit être encadré pour restreindre ou bloquer toutes attaques sur les services ou approvisionnements essentiels au fonctionnement. Il ne s’agit pas de créer une autarcie puisqu’il doit être possible de faire appel à un tiers lorsque l’approvisionnement ou le service n’est pas possible « en interne », mais l’organisation générale doit réduire au maximum nos dépendances stratégiques. On assure ainsi une résilience qui n’existe pas si nos dépendances sont fortes (exemple de la crise covid avec les masques et les médicaments).
Pour identifier les services et les approvisionnements essentiels à la Nation, plutôt que de faire des liste « à la Prévert » à mettre à jour perpétuellement à jour, on peut se référer au substrat de ce qui fait qu’une Nation est une Nation et qui tient en 5 actions régaliennes plus une sixième de bon sens : 1-Frapper sa monnaie (maitriser son économie), 2-édicter des lois (entre autres choses encadrer sa souveraineté), 3-rendre la justice (en matière de sécurité économique aussi), 4-lever l’impôt, 5-assurer la défense de ses frontières et l’ordre public, 6-assurer le bien-être de sa population (alimentation, santé, éducation, …). On isole ainsi rapidement ce qui doit faire l’objet d’une surveillance et d’une protection particulière.
Refonder cette souveraineté économique entraînera une modification profonde de notre approche politique et opérationnelle de la sécurité économique. Et pour cela, nous devons nous armer d’une politique de sécurité économique et d’une organisation opérationnelle.
Mais disposons-nous aujourd’hui des outils pour réussir une telle refondation ?
Ne soyons pas aveugle, tout ne fonctionne pas aussi bien qu’espéré !
Certes les années 90 et le début des années 2000 ont vu le sujet de la sécurité économique venir sur le devant de la scène (rapport Martre 1994, rapport Carayon 2003, Haut responsable à l’Intelligence économique, délégation générale à l’Intelligence économique…).
On sensibilise les jeunes ingénieurs, des formations spécifiques forment de jeunes diplômés en SE… Nous disposons de services de renseignement (DGSI, DGSE, TRACFIN), d’une surveillance du tissu industriel de la défense (DRSD), d’entités militaire (DRM, Comcyber, Commandement de l’espace).
Une politique d’encadrement des investissements étrangers en France existe et a subi deux modifications notables en deux ans, il existe toujours un service de l’information stratégique et à la sécurité économique (SISSE). Les hauts fonctionnaires de sécurité des administrations centrales existent dans les ministères et doivent appuyer et promouvoir des actions en sécurité économique. De nombreuses entreprises se sont dotées d’une structure de sécurité économique et assurent de la veille sur ce sujet.
Force est de constater que cela ne marche pas aussi bien qu’on le souhaiterait, en tout cas pas aussi bien que dans d’autres pays, des pays pas forcément mieux dotés. S’agit-il d’un mal français ?
S’il est vrai que la menace terroriste a effacé la visibilité de la sécurité économique en ponctionnant des effectifs, nos administrations souffrent de dysfonctionnements chroniques.
Sur les sujets de sécurité économique, les services de renseignements semblent échanger très peu entre eux. Se limitant le plus possible aux frontières territoriales qui leurs sont attribuées (France et pays étrangers), les échanges semblent aussi peu fréquents que les travaux communs. Au sein d’un même ministère les synergies sont inexistantes : les relations entre la Direction générale de l’armement et la DRSD semblent peu fluide, quant à TRACFIN localisé à Bercy, un autre service de Bercy ne peut les solliciter directement et doit passer par différents canaux sans avoir de certitude sur un éventuel retour.
Il est très difficile pour une structure administrative civile de solliciter une structure militaire y compris sur des sujets d’IEF qui peuvent intéresser au plus haut point l’armée, par exemple sur les investissements de mats d’éoliennes à proximité d’installations militaires très sensibles.
Le Sisse semble avoir une capacité d’analyse plutôt restreinte et la portée de celles-ci semblent faibles.
Les services des hauts fonctionnaires de sécurité et de défense sont peu ou mal dotés avec du personnel mal préparé aux enjeux, souvent d’anciens militaires ou anciens des services de renseignements, qui s’extraient difficilement de leurs formatages ce qui inhibent leurs capacités à recontextualiser leurs approches ou les restreignent dans leurs analyses notamment celui des jeux d’acteurs de la société civile, par exemple celui des syndicats ou de la compétition entre entreprises. Dans un relationnel tourné vers l’entre soi, leurs capacités sont restreintes et leurs aptitudes à la fonction reste faible pour développer des réseaux scientifiques/techniques/professionnel ou politiques tournés vers l’extérieur. Leurs capacités à comprendre les aspects technologiques sont rarement en adéquation avec les domaines abordés. Dans les fonctions SE des entreprises privées, on rencontre aussi ce type de profil où il est rare de voir les responsables bien appréhender à la fois les côtés stratégiques, technologiques, économiques ou politiques. Quant aux informations stratégiques dont disposent les services de renseignement (SR), hormis pour les grandes entreprises de l’armement et les piliers du CAC40, elles ne circulent pas vers les TPE-PME qui disposent souvent d’un savoir-faire excellent mais qui sont aussi les plus vulnérables aux agressions.
Si la prise de conscience sur les risques en sécurité économique est de plus en plus grande, les nécessités d’évolutions et de renforcement semblent accuser un net retard sur la réalité du terrain. Dans une posture que l’on rencontre trop souvent dans la société française, on fonctionne en silo et en caste, traduisant un égoïsme des structures qui n’existent que pour elle-même. Ensembles, nous n’avançons pas dans une démarche globale, nationale, construite autour d’un projet et de textes réglementaires.
Refonder la politique de sécurité économique !
Dans un monde parfait, comment pourrions-nous nous organiser pour défendre nos intérêts et même, les promouvoir ? Soyons utopiques et imaginons à grand traits comment refonder une politique de sécurité économique.
Bien évidemment, il faudra passer par une loi organique sur la sécurité économique (une loi organique : en référence à la constitution qui devra intégrer la notion de sécurité économique). Elle posera les fondements d’une défense efficace de nos intérêts économiques reposant sur deux piliers pour établir des instances fortes et décisionnaires, capables d’être entendues et de faire exécuter les directives données.
Le premier pilier consiste en la création d’un conseil national de la sécurité économique, un CNR-SE, qui comme la coordination nationale du renseignement et de la lutte contre le terrorisme (CNRLT) actuelle sera présidé par le Président de la République. Lieu d’échanges de la communauté des acteurs de la sécurité économique, il regroupe tous les acteurs de notre économie et non plus que les services de renseignements. Il aura la charge de définir les priorités et les secteurs industriels à protéger, d’organiser les échanges et le travail de la communauté du renseignement et d’optimiser les appuis à notre industrie. Il demandera aux SR des actions ciblées de renseignements et des analyses en fonction des besoins et des tendances, analyses pour lesquelles ces services feront des points d’étapes réguliers pour éviter les sujets qui n’ont jamais de réponses… C’est une de nos spécificités françaises, le faible partage de l’information de sécurité économique avec le tissu économique (hors armement et nucléaire), contrairement aux États-Unis où les services de renseignements économiques sont totalement tournés vers les entreprises américaines. Ce CNR-SE aura donc une mission d’information vers nos entreprises pour les armer face à la concurrence étrangère qui elle est souvent bien informée. J’évoque ici toute notre industrie, y compris les pépites des TPE, ce qui implique la mise en place ou l’utilisation de structures territoriales en charge de relayer les alertes montantes et descendantes.
Pour assurer une indépendance du CNR-SE, des parlementaires dûment habilités, par exemple des élus de la commission de défense et de la commission économique de l’Assemblée, pourrait auditionner le conseil pour s’assurer de son activité et de la concordance de ses actions avec les intérêts de la Nation. En cas de dysfonctionnement, le CNR-SE proposera des améliorations avec une clause de suivi des actions menées.
Le second pilier pourrait être un comité type « Committee on Foreign Investment in the United States » ou CIFIUS pour tout ce qui concerne les investissements étrangers en France. Dans sa version américaine, ce comité est très puissant et regroupe autour de la table les plus hautes instances économiques, industrielles, politiques, alimenté par le renseignement pour autoriser ou refuser l’achat d’une entreprise américaine par des capitaux étrangers. Ce comité des IEF aura pour mission, de statuer sur les demandes d’investissements étrangers après leurs instructions. Aujourd’hui cette activité est uniquement entre les mains de Bercy, ce qui peut poser certains problèmes. Ce comité prendra l’avis des services de renseignements, informera le CNR-SE et les ministères concernés par l’activité cédée. Il rendra un avis indépendant sur l’opportunité de l’investissement. Régulièrement, il pourrait analyser les transactions et remonter ses analyses au CNR-SE pour identifier les secteurs et les technologies particulièrement visés par les investissements étrangers, orientant par la même le travail des participants du CNR-SE.
Bien entendu, une telle organisation demandera des effectifs et les structures de sécurité économique, qu’elles soient nationales ou territoriales seront conservées et même renforcées mais réorganisées pour être le fer de lance d’une politique tournée vers et au service de l’économie française.
D’une façon générale, la sécurité économique en France souffre d’un manque d’effectifs, probablement du fait d’une réorientation des besoins vers les menaces terroristes des dernières années. Mais nous ne pouvons pas faire l’impasse d’une réflexion sur les moyens humains qui devront impérativement accompagner une loi organique en sécurité économique. Les acteurs déjà existants (services de renseignements nationaux, services territoriaux), devront être confortés et les administrations centrales auront l’obligation de décliner la loi organique par une instruction ministérielle sur la SE, aujourd’hui inexistante dans de nombreux ministères. Cette déclinaison veillera à s’accompagner de la création de postes conformes avec les enjeux des ministères, dotés d’agents disposants de compétences technologiques, industrielles, économiques et d’une formation en intelligence économique.
Pour ce faire, il faudra éviter les vieux schémas de recrutement pour recruter des ingénieurs en milieu de carrière, facilement sensibilisés et formés à la SE, mais capable de comprendre le fonctionnement de l’industrie civile et de l’administration, les enjeux technologiques, industriels et commerciaux des entreprises, et à plus grande échelle, les enjeux géostratégiques et de souveraineté. Dans cette optique, de formation, il existe déjà des structures qui pourraient définir des formations validant les acquis de l’expérience voire une formation valant agrément (IHEDN, IHEMI…). Ces lieux, structures de réflexions ou de formations, restent à organiser, à créer pour former des cadres de demain dans ce domaine si particulier.
Quels qu’ils soient, nos futurs gouvernants doivent avoir de l’ambition et de la volonté
Certes, il s’agit d’une vision que d’aucuns qualifieront d’utopique et biaisée, mais les enjeux exigent une vision large et l’essentiel est déjà existant. Il ne manque que la volonté politique d’organiser, de structurer et d’affecter des moyens.
Le chemin est encore long pour installer des structures centrales de sécurité économique, pour identifier les actions prioritaires, structurer la recherche d’informations, la synthétiser et l’utiliser ou encore se doter du cadre réglementaire pour légitimer nos actions. Il ne tient qu’à nos dirigeants de vouloir emprunter le chemin de notre sécurité économique.
Et il y a urgence. Nous avons trop prêté le flanc et notre tissu industriel en a fait les frais. Il est urgent d’ouvrir cette réflexion sur ce que pourrait être une loi organique en SE. Cette réflexion doit être trans-partisane et elle devra s’articuler autour de think-tanks et de groupes de travail au sein de nos institutions pour confronter les idées et les faire progresser afin d’imaginer ce que pourrait être une politique de souveraineté économique réaliste, applicable et sans chapelle.
C’est le premier pas, le suivant sera de définir une autre politique, celle de l’intelligence économique offensive.
Nota Bene: L’auteur précise que ces propos n’engagent que lui-même. Il déclare être libre de toute attache et dénué d’intérêt dans cette démarche de réflexion.