Les vecteurs d‘attaque informationnelle des banques « éthiques et alternatives » contre les banques commerciales

Packs, Pile, L'Argent, Finances, Monnaie, Crise, Succès

par Philipp Siegert, Président du bureau de Paris de la Fondation Hanns Seidel.

Dans la vision qui est prédominante dans les cours d’économie universitaires et dans l’imaginaire du public large depuis l’après-guerre, les banques sont modélisées comme des institutions essentiellement intermédiaires : elle accepteraient d’un côté les dépôts des épargnants pour les mettre ensuite – après en avoir soustrait un certain pourcentage pour constituer un socle de « capital propre », pourcentage que règle notamment le cadre dit de Bâle III [1] – à disposition des acteurs désireux de faire un emprunt. Les banques seraient donc des relais qui permettraient aux épargnants et aux personnes qui empruntent, de se trouver beaucoup plus facilement que s’ils devraient se coordonner sans ce service d’intermédiation. Le capital propre de la banque quant à lui constitue une certaine sécurité pour sa liquidité et survie en cas de non-paiement par certains de ses débiteurs. Dans ce modèle, une banque ne peut octroyer un crédit que si elle a, au préalable, récolté un dépôt.

Le rôle des banques commerciales dans la création de monnaie

Sur cette modélisation des banques comme institutions intermédiaires reposent deux théories, celle d’une intermédiation pure et simple (intermediation theory) et celle d’intermédiations « cumulatives » qui permettraient au système bancaire – mais pas aux banques prises individuellement – de créer de la monnaie (fractional reserve banking theory) [2]. Or, ni l’une ni l’autre de ces théories ne reflète la réalité actuelle. En fait, la théorie pertinente semble être celle de la création de monnaie par les banques, la credit creation theory. Conséquence importante : ce sont les banques commerciales – et non les banques centrales – qui créent la quasi-totalité de notre monnaie (au-delà de 95%) [3].

En fonction de l’utilisation que les banques commerciales font de ce pouvoir de création monétaire, les effets peuvent être économiquement bénéfiques ou au contraire néfastes. Le système en tant que tel a l’avantage d’être décentralisé, ce qui permet à une multitude de banques (de taille variable) de procurer du crédit à une multitude d’acteurs économiques (de taille variable eux aussi, allant des ménages jusqu’aux multinationales, en passant par les très petites et les petites et moyennes entreprises, les TPE/PME).

Ce que l’histoire économique montre est que plus le système bancaire d’un pays est diversifié, plus ses entreprises le aussi. C’est principalement sur cela que repose la force économique par exemple de l’Allemagne, où dominent les banques petites et moyennes et où les TPE et PME ont un poids particulier dans l’économie (s’approchant des 50% du PIB et 60% des emplois en 2018 [4]). Presque la moitié des hidden champions du globe, c’est-à-dire des PME mondialement en pointe dans leur secteur, y est implantée. Le contre-exemple négatif le plus saillant est probablement celui du système de l’URSS jusqu’en 1987, qui était un système pratiquement mono-bancaire [5].

L’aspect néfaste de ce type de création monétaire

Le pouvoir de création monétaire que détiennent les banques commerciales peut être néfaste dans deux cas et bénéfique dans un troisième. Cela dépend de la nature de l’activité qu’elles décident de financer (voir le graphique : [6]) :

  • La création monétaire pour l’investissement productif est bénéfique,
  • La création monétaire pour la consommation est néfaste
  • La création monétaire pour le crédit financier est encore plus néfaste. Ce dernier est le moteur derrière les assets bubbles récurrentes qui entraînent des crises majeures, comme ce fut le cas dans l’immobilier aux États-Unis en 2007/08. C’est pourtant à cela que continue à se consacrer la majorité des (grandes) banques commerciales qui créent les moyens pour des (grandes) opérations financières, notamment des fusions-acquisitions ou de l’asset trading – en particulier dans l’immobilier, ce qui accroît les prix mais n’accroît pas l’économie réelle.

La remise en question de ce type de pratique par les banques éthiques

Si, a priori, rien sauf la taille généralement petite de leurs bilans n’empêche des banques « éthiques et alternatives » (BEA) de se lancer également dans ce type d’exercice, c’est par principe qu’elles refusent de le faire. Les « fusacs » et l’asset trading étant des activités sans valeur ajoutée pour l’économie réelle, elles sortent du périmètre d’action que les BEA considèrent défendable. C’est ce que font aussi ressortir les chartes de leurs fédérations comme la FEBEA au niveau européen ou la GABV au niveau mondial (Fédération européenne des banques éthiques et alternatives [7], Global Alliance for Banking on Values [8]).

En plus de refuser ces pratiques qui sont normales pour les banques commerciales, les BEA excluent tout lien avec certains secteurs (les trois classiques étant l’armement, le pétrole, le nucléaire) et adoptent un mode de gestion différent, dont l’aspect le plus intéressant ici est le ratio fort des fonds propres. Pour bien comprendre le rôle que tout cela joue dans l’affrontement informationnel des deux types de banques, il convient de revenir brièvement sur le contexte historique dans lequel les BEA ont évolué.

La montée en puissance des BEA…

… n’en est pour l’instant pas vraiment une. La plus importante des BEA par son chiffre d’affaires est la néerlandaise Triodos avec un bilan d’un peu plus de 12mrd € en 2018 (celui de la BNP Paribas dépasse les 2’000mrd € la même année [9]). Autant dire que le renversement des rôles de David et Goliath n’est pas pour demain. Mais les BEA en existence aujourd’hui sont généralement aussi beaucoup plus jeunes : la « doyenne » est l’allemande GLS Bank de 1974, suivie en France de la Nef (= Nouvelle économie fraternelle), créée en 1978 [10].

Les banques – même éthiques – n’étant pas spécialement des étoiles fixes de l’univers cognitif socialiste ou anarchiste, l’avènement des BEA modernes est plutôt le fruit des mouvements anthroposophe, écologiste ou encore altermondialiste modéré qui gagnent une certaine importance après 1968. Comme ce milieu est également très opposé à la guerre du Vietnam, l’exclusion du secteur de l’armement des activités des BEA est un fil conducteur depuis leur création.

Pendant trois décennies, elles prospèrent continûment mais lentement. C’est avec l’éclatement de la bulle immobilière américaine en 2007 et l’arrivée de la crise dans le secteur bancaire européen en 2008 que l’opinion publique devient considérablement plus sévère avec les banques commerciales, le bailout décidé par les gouvernements européens donnant lieu au renouveau de la critique d’une « privatisation des bénéfices et socialisation des pertes » qu’auraient occasionnés des acteurs atteint aussi bien de cupidité que d’irresponsabilité. Notons que deux types de banques résistent beaucoup mieux à la crise que les banques commerciales, dont un nombre important est menacé de couler [11], [12] : les caisses d’épargnes (généralement de taille moyenne et à forte implantation locale) et les BEA. Là aussi, en raison de sa structure bancaire, cela est particulièrement vrai pour l’Allemagne [13].

Cette différence n’a échappé ni à la presse ni au public. En regardant l’évolution des recherches sur google via l’outil google trends, on voit un intérêt croissant pour les BEA après 2008 (les recherches ici évaluées – en français, anglais ou allemand – émanaient de la France, du Royaume-Uni, des pays Benelux, de l’Allemagne, de l’Autriche et de la Suisse). Deux choses sont intéressantes à noter.

D’abord, le nombre de recherches ne bondit pas par exemple en 2008 pour retomber en 2010, mais connaît des séries de petits pics à partir du printemps 2009, augmentant continûment jusqu’en 2019. Ensuite, la recherche à partir de mots-clefs (« banque éthique », « cooperative banking« , « alternative Banken« , …) semble avoir été moins répandue que la recherche de BEA à partir de leurs noms, donc « Triodos », « Nef », « GLS » etc. Cela reflète très probablement le fait que les BEA ont fait l’objet d’une attention plus importante qu’avant la crise des subprimes dans les médias à diffusion large, comme les quotidiens de presse. Néanmoins, il est important de noter qu’il n’y a pas non plus eu de grand « buzz » des BEA dans les médias, même pas en 2008.

L’arme morale des BEA

Ce qui est récurrent à la fois dans la description que les BEA font d’elles-mêmes et dans leur caractérisation véhiculée par la presse à partir des subprimes, c’est la mise en avant des notions « éthique », « transparent » et « social/solidaire » (et également « alternatif », mais cela est sans intérêt particulier pour l’argument qui suit). Si les banques sont de manière générale des acteurs que l’on place principalement sur l’échiquier économique, on voit que le regard porté sur les BEA – et qu’elles portent sur elles-mêmes –, elles se localisent davantage sur l’échiquier sociétal et mobilisent des notions adaptées spécifiquement à cet échiquier. Outre le rôle que joue dans ce contexte, la philosophie qui inspire les BEA, il est possible d’avancer l’argument que cette localisation sur l’échiquier sociétal relève d’un choix stratégique pour construire un narratif « solide » contre les banques commerciales.

Engager un affrontement informationnel sur l’échiquier politique/administratif n’est pas prometteur – et ne l’était pas non plus en 2008, au contraire : même si les pratiques des BEA faisaient preuve de beaucoup plus de robustesse, un basculement de millions de clients des banques commerciales vers les BEA n’était ni souhaitable du point de vue systémique (cela aurait mené à un retrait encore plus important des avoirs auprès de banques déjà en manque de liquidité), ni gérable pour les BEA.

Un retrait de capitaux d’instituts trop faiblement capitalisés reste d’ailleurs un des risques principaux pour tout le secteur des banques commerciales. Pour cette raison, mais également à cause de la part extrêmement faible qu’elles représentent du marché bancaire entier – moins de 1% –, les BEA et leur organisations comme la FEBEA à Bruxelles ont un poids auprès des régulateurs qui n’a aucune commune mesure si on le compare à celui de n’importe quelle banque dite systémique. Peu importe la pertinence possible des propositions de la FEBEA [14], donc du contenu informationnel qu’elle produit, ce dernier ne parviendra que très difficilement jusqu’au instances régulatrices.

Sur l’échiquier économique/concurrentiel, l’affrontement informationnel reste limité pour une raison qui renvoie au constat structurel présenté plus haut : si généralement, les grandes banques financent des grandes opérations réalisées par des grandes entreprises, les petites banques financent des petites opérations faites par des petits acteurs. Ils visent des publics différents du côté des débiteurs (ceux à qui ils octroient un crédit). Là où il y a une interférence, c’est du côté de certains créditeurs qu’ils espèrent attirer, c’est-à-dire les épargnants particuliers. C’est pourquoi l’échiquier sociétal est si intéressant pour les BEA.

L’attirance espérée des BEA

En cas de crise bancaire, comme en 2008 pour prendre la dernière en date, le public large prend conscience de manière forte – mais diffuse – des risques que présentent des banques commerciales quand elles sont sous-capitalisées et qu’elles opèrent avec un effet de levier très élevé (actuellement autour de 20x en France et en Allemagne, autour de 30x en Italie, voir figure 13.9 ici [15]).

Pour revenir maintenant sur ce qui a été évoqué au tout début de ce texte : le public ne va pas commencer à étudier les théories monétaires, mais on peut en cas de crise évidemment s’attendre à une dénonciation des pratiques « cupides et irresponsables » des institutions qui se trouveraient en difficulté pour avoir été (trop) actifs dans l’asset trading et son financement. En revanche, les acteurs financiers proches de l’économie réelle – souvent locale – peuvent invoquer la vertu qu’ils réclament avoir maintenu dans leur pratiques, contrairement à des banques « systémiques », si certaines d’entre elles se retrouvaient dans une situation comme en 2007/08. Ce qui n’est pas exclu, vu les dégâts économiques de la pandémie du covid-19.

Conclusion

Pour l’heure, les BEA n’ont pas de capacités d’affrontement informationnel suffisantes pour développer un véritable poids par rapport aux banques commerciales – ni sur le plan concurrentiel, ni sur le plan politique. Elles ont en revanche un certain potentiel de notoriété sur le plan sociétal, lui aussi limité mais déjà bien plus intéressant à observer. Ce potentiel reste « en veille » jusqu’au moment d’une nouvelle crise bancaire, moment où il pourra faire surface dans la presse à diffusion large.

On peut donc résumer l’approche des dernières années à une stratégie d’attaque à très basse intensité et sur une très longue durée contre les banques commerciales. Autrement dit : vu leur rapport du faible au fort, les BEA emploient – consciemment ou non – une stratégie qui relève de la subversion et de la ruse, notamment en se localisant sur l’échiquier sociétal, où les banques commerciales sont plus vulnérables et où les BEA peuvent trouver des alliés en dehors de leur cœur de métier, c’est-à-dire dans la « société civile ».