
par Carlo de Cristoforis du Cestudec
Durant la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis ont jeté les bases d’une stratégie mondiale visant à établir une domination sans précédent. Les décideurs politiques et militaires de l’époque avaient compris qu’à la fin du conflit, leur pays serait en position de force, dépassant ses rivaux affaiblis ou détruits. La production industrielle américaine avait plus que triplé, et le pays contrôlait solidement l’hémisphère occidental ainsi que les principaux océans. Forts de la puissance militaire la plus avancée au monde, les dirigeants américains ont planifié un ordre global où leur influence serait incontestée et où l’exercice de la souveraineté des autres États serait strictement limité pour éviter toute interférence avec leurs objectifs.
Dans ce contexte, des responsables de haut niveau, soutenus par les cercles économiques influents, ont élaboré une stratégie appelée la « Grande Zone » (Grand Area). Selon cette vision, les États-Unis devaient intégrer sous leur contrôle direct ou indirect toutes les régions considérées comme stratégiquement indispensables. Ces zones comprenaient au minimum l’hémisphère occidental, l’Extrême-Orient, les territoires de l’ancien empire britannique, l’Europe occidentale et méridionale, ainsi que les riches ressources pétrolières du Moyen-Orient. Cette ambition, idéalement, s’étendait à l’ensemble du globe, avec des plans détaillés pour chaque région et pour les institutions internationales censées superviser cet ordre.
George Kennan, l’un des architectes clés de cet ordre mondial, a énoncé clairement les objectifs dans un rapport stratégique de 1948. Il soulignait que les États-Unis, bien qu’abritant seulement une petite partie de la population mondiale, possédaient une proportion disproportionnée des richesses globales. Il estimait que maintenir cet écart était essentiel pour la puissance américaine. Les idéaux altruistes tels que les droits de l’homme ou la démocratie étaient jugés contre-productifs dans un monde gouverné par les rapports de force. Kennan recommandait une approche centrée sur le pouvoir, soutenue par une politique de réarmement constante, considérée comme un élément clé pour assurer la suprématie économique et militaire.
Cette stratégie a attribué des fonctions spécifiques à chaque région. L’Asie du Sud-Est devait fournir des matières premières et servir de marché aux économies alliées comme le Japon et l’Europe occidentale. Le Moyen-Orient était vu comme une source majeure de puissance stratégique et d’investissements étrangers, ses ressources énergétiques devant impérativement rester sous contrôle occidental. Toute forme de nationalisme local, notamment le contrôle des ressources par les populations concernées, était perçue comme une menace grave. Une note du Département d’État de 1958 affirmait que le nationalisme radical dans la région menaçait directement l’accès occidental aux ressources pétrolières.
En Amérique latine, les priorités américaines visaient à garantir des approvisionnements pour l’économie nationale tout en ouvrant des marchés pour les exportations et les capitaux américains. Le développement local n’était accepté que dans la mesure où il ne remettait pas en cause les profits des investisseurs américains. Les initiatives nationales visant une distribution plus équitable des richesses ou une amélioration des conditions de vie des masses étaient systématiquement rejetées comme incompatibles avec les intérêts de Washington. Lors d’une conférence en 1945, les États-Unis ont imposé une charte économique pour l’Amérique, réclamant l’abandon de toute forme de nationalisme économique et affirmant que les véritables bénéficiaires des ressources locales devaient être les investisseurs étrangers, et non les populations locales.
Ces principes directeurs de l’hégémonie américaine ont perduré. La stratégie contemporaine continue de viser à contenir d’autres centres de pouvoir, à préserver le contrôle des ressources énergétiques mondiales et à empêcher toute forme de nationalisme indépendant qui pourrait défier l’ordre mondial dominé par les États-Unis. À l’intérieur du pays, la population américaine est tenue à l’écart de ces réalités stratégiques, préservant une continuité remarquable dans l’exercice de la puissance globale américaine.
Pour aller plus loin :
Henry Farrell, Abraham Newman, L’Empire souterrain, Comment les États-Unis ont fait des réseaux mondiaux une arme de guerre, Paris, Odile Jacob, 2024.