Les enjeux géopolitiques et économiques du gaz en Méditerranée orientale



par Hedi Dardour ( auditeur de la MSIE 36 de l’Ecole de Guerre Economique.

Pendant qu’en Europe les enjeux énergétiques et géoéconomiques autour du gazoduc Nord Stream 2, appelé par certains « le gazoduc de la discorde », qui doit relier la Russie à l’Allemagne via la mer Baltique pour approvisionner le continent européen en gaz, occupent toute la sphère médiatique, surtout après la volte-face des Etats Unis longtemps opposés à ce projet et qui viennent d’annoncer la levée des sanctions édictées par Trump, le Proche-Orient continue à être le théâtre d’une convulsion sanglante et d’une tension de tout genre.

D’une manière générale, le paysage de sécurité dans cette région de la Méditerranée est extrêmement volatile, chacun ayant déjà le doigt sur la gâchette. Pourtant, sous les eaux de la Méditerranée qui entourent les pays de cette région, des découvertes de gisements de gaz importants dessinent une nouvelle cartographie politique, forgent de nouvelles alliances et provoquent de nouvelles frictions.

Le gaz en Méditerranée orientale : Enjeux géopolitiques, géostratégiques et géoéconomiques

Les questions énergétiques et géopolitiques sont étroitement liées. En effet, l’indépendance énergétique est par essence l’un des éléments fondamentaux de la souveraineté d’un pays. Ces dernières années, la Méditerranée orientale est devenue l’épicentre d’enjeux géopolitiques.

Cette nouvelle donne est intimement associée à la découverte, au cours de la dernière décennie, d’importants gisements offshore de gaz naturel. Ces ressources gazières sont estimées autour de 3 500 milliards de mètres cubes, soit autant que les réserves ayant fait la richesse de la Norvège depuis les années 70.

Bien que des changements et une recomposition progressive de la géopolitique régionale ont été observés dans l’espace géographique de la Méditerranée orientale depuis le début des années 2000, les dernières découvertes de gisements en la matière ont accéléré cette tendance. Concomitamment elles ont aussi engendré une instabilité de la région et une concurrence géostratégique accrues. Elles ont agi comme facteurs de coopération régionale et comme source supplémentaire d’affrontements et des frictions à une région déjà volatile.

On constate à la fois une réactivation de vieilles tensions : entre Israël et le Liban et entre la Turquie et Chypre, mais aussi la naissance de nouvelles alliances et des espoirs de profits : Un accord gazier, signé en 2019, entre Israël et l’Egypte prévoit la mise en place d’un gazoduc offshore. Il permettra d’acheminer le gaz naturel israélien du Léviathan aux infrastructures égyptiennes.

Après l’Égypte, Israël a signé, en janvier 2020 avec la Grèce et Chypre, un accord sur le gazoduc EastMed, un projet de pipeline long de 2 000 kilomètres qui acheminerait, d’ici 2025, 9 à 11 milliards de m3 vers l’Europe méridionale, de gaz israélien et chypriote par la Grèce et l’Italie. Les perspectives économiques de cet accord vont servir de levier aux relations diplomatiques israélo-chypriotes, puis israélo-grecques. En outre, l’objectif est de faire de ces trois pays un maillon important de la chaîne d’approvisionnement énergétique de l’Europe, mais aussi d’afficher leur détermination face aux revendications de la Turquie, qui convoite les gisements énergétiques de la région.

A cet égard, la conclusion rapide de cet accord était une réponse indirecte à la signature fin 2019 des accords entre la Turquie et le Gouvernement libyen d’union nationale (GNA) basé à Tripoli, reconnu par l’ONU mais soutenu militairement par la seule Turquie, visant à redessiner les frontières maritimes entre les deux pays et à empêcher le développement de l’oléoduc, montrant que les questions énergétiques sont étroitement liées à la concurrence plus large dans la région.

Les pays européens, dont la France, la Grèce et Chypre, se sentent menacés par l’utilisation de la Libye par la Turquie pour étendre son emprise sur les eaux régionales riches en gaz, en violation du droit international.

Toujours dans une logique de renforcer la coopération contre les velléités turques, six pays : Israël, l’Égypte, Chypre, la Grèce, l’Autorité Palestinienne, la Jordanie et l’Italie ont constitué en janvier 2019 le Forum du gaz de la Méditerranée orientale (East Mediterranean Gas Forum, EMGF), ayant son siège au Caire.

Officiellement ce Forum, que la France a rejoint en mars dernier en tant que nouveau membre et les États-Unis comme observateur, est appelé à devenir une plate-forme rassemblant les producteurs, les consommateurs et les pays de transit de gaz pour stimuler un marché régional durable de la ressource.

L ‘attitude belliqueuse de la Turquie en Méditerranée orientale et le rêve ottoman d’Erdogan

Lorsque la Grèce, Chypre, l’Égypte, Israël, l’Autorité palestinienne, la Jordanie et l’Italie ont uni leurs forces pour créer le Forum du gaz de la Méditerranée orientale, voir ci-dessus, la Turquie a été laissée de côté. Cela appuie l’hypothèse que les intérêts des États en matière de sécurité énergétique comportent le potentiel d’une coopération mais aussi de conflits.

La Méditerranée orientale en est sans aucun doute un parfait exemple.  James M. Dorsey, senior fellow à la S. Rajaratnam School of International Studies de l’Université technologique de Nanyang à Singapour, a qualifié la Méditerranée orientale de « microcosme de batailles régionales et mondiales », qui incarne le potentiel de tension dans cette région et les multiples défis auxquels elle est confrontée.

Dans l’imaginaire des responsables turcs, l’image de la Méditerranée n’a jamais été stable. Elle est successivement perçue comme un espace d’expansion, de confrontation et de défaite. Dans l’inconscient turc, la Méditerranée a souvent suscité un réflexe d’évitement. Mais, l’arrivée en 2002 au pouvoir d’hommes politiques issus de l’AKP a changé la donne.

La pensée géopolitique turque s’est structurée autour d’un certain nombre d’invariants qui ont traversé les années et les régimes, et qui continuent aujourd’hui encore d’influencer la représentation de l’espace turque. Ces invariants trouvent principalement leurs racines dans le sentiment d’obsidionalité de la Turquie, qui sous-tend une expansion du territoire à vocation défensive. Ce sentiment de la « forteresse assiégée » alimente une quête de désenclavement géographique, et qui se traduit notamment par la recherche d’un accès étendu à la Méditerranée.

  • Le double jeu de la Turquie entre soft Power et hard Power

Pendant la crise du Covid-19, Ankara est passée maître du double jeu. Les autorités turques ont déployé un surcroît de soft power en se présentant comme une puissance humanitaire et solidaire. En avril 2020, un avion-cargo militaire turc transportant des combinaisons, des masques et du gel hydro alcoolique a décollé d’Ankara pour l’Espagne et l’Italie.

Toujours pendant cette période de crise sanitaire, faisant fi des sanctions de l’Union Européenne et des condamnations américaines, la poursuite de forages illégaux dans les eaux chypriotes est devenue la scène d’expression du hard power turc. Ankara a accru la pression sur le gaz de Chypre, en dépêchant plusieurs navires de forage dans La Zone Économique Exclusive (ZEE) relevant de la souveraineté du petit État européen. L’activisme diplomatico-militaire de la Turquie en Méditerranée orientale s’est illustré par l’envoi le 10 août 2020 du navire Oruç Reis, pour procéder à des explorations d’hydrocarbures dans une zone au large de l’île grecque de Kastellorizo dans le sud-est de la mer Egée. Les tensions entre Ankara et Athènes se sont aggravées depuis que plusieurs bâtiments de guerre turcs accompagnaient l’Oruç Reis. 

Consubstantiellement à ce regain de tension autour des explorations pétrolières turques, la France, en coopération avec des partenaires européens dont la Grèce, a déployé temporairement deux chasseurs Rafale et deux bâtiments de la Marine nationale en Méditerranée orientale. Il est à noter que selon les autorités françaises, le 10 juin 2020, en Méditerranée orientale, des bâtiments de la Marine turque ont « illuminé » la frégate de la Marine française, le « Courbet », avec leurs radars de conduites de tirs, alors que celle-ci patrouillait dans le cadre de l’opération Sea Guardian sous mandat de l’OTAN.

A plusieurs reprises, les pays de l’Union Européenne ont exhorté la Turquie à mettre fin à ses forages d’exploration gazière et pétrolière au large de l’île grecque de Kastellorizo car ils empiètent sur la zone économique de Chypre. l’UE a gelé les avoirs et interdit l’entrée à deux citoyens turcs impliqués dans les opérations, sans que cela produise le moindre effet sur Ankara.

Géographiquement, la Turquie est un véritable pivot géopolitique qui a l’ambition de devenir un carrefour incontournable des stratégies énergétiques et une puissance régionale de premier plan.

  • Le rêve ottoman d’Erdogan

L’aventurisme turque d’Erdogan en Méditerranée n’est que le sommet visible de l’iceberg, il ne se limite pas uniquement à une recherche d’autosuffisance en hydrocarbures. Erdogan a pour ligne directrice le néo-ottomanisme qui se traduit par la présence turque à Idlib en Syrie, prélude à la restauration du khalifat. Par ailleurs, le soutien d’Ankara à l’Azerbaïdjan dans sa guerre contre l’Arménie expliquerait l’objectif de la Turquie de réunir sous sa bannière les peuples turcophones du Caucase ou de l’Asie centrale. Derrière le déploiement de la marine turque en Méditerranée orientale, Erdogan rêve de renégocier et de redessiner les frontières de son pays telles que décidées en 1923 à Lausanne. La Turquie conteste ainsi ouvertement les frontières maritimes dessinées par l’accord de Lausanne.

Pour Erdogan l’heure de la revanche a sonné. La quête de l’indépendance énergétique n’est en somme que prétexte. Ce qu’Erdogan cherche n’est, ni plus ni moins, la renégociation de ses frontières au détriment de ses voisins au premier rang desquels se trouve la Grèce.

Erdogan œuvre aujourd’hui pour faire de la Turquie une grande puissance, à parité, avec les acteurs traditionnels que sont la Russie ou encore les Etats-Unis. Pour ce faire, Ankara mise sur une stratégie de fait accompli à l’instar des chinois en mer de Chine du sud.

L’Allemagne joue la Turquie contre l’Union européenne et l’OTAN

Alors que la France a pris résolument le parti de soutenir la Grèce, en demandant à Bruxelles de prendre des sanctions contre la Turquie et en envoyant pendant l’été 2020 des avions Rafale et deux bâtiments de la Marine nationale à Chypre, la plupart des États membres semblent moins désireux de s’impliquer directement dans ce différend qui oppose la Turquie à ses voisins et à la France.

L’Allemagne, qui assure la présidence du Conseil de l’Union au second semestre 2020, paraît surtout préoccupée par la gestion de son importante communauté turque et par le souci de pérenniser le pacte que l’Union a conclu, en 2016, avec Ankara, pour contenir les poussées migratoires. Elle a entrepris une médiation entre la Turquie et la Grèce. Le ministre allemand des Affaires étrangères Heiko Maas a appelé à la «désescalade» et au «dialogue» entre les deux pays.

Berlin s’est lancé dans une opération de médiation, mettant ses alliés de l’UE et de l’OTAN sur le même pied d’égalité que la Turquie, important partenaire économique et stratégique de l’Allemagne. Mais ce choix de jouer le médiateur au lieu de pleinement soutenir ses partenaires européens intrigue et irrite la Grèce et la France.

Pierre Mennerat, dans un article sous le titre provocateur et évocateur « L’impensé bismarckien de la neutralité allemande en Méditerranée orientale », publié le 15 aout 2020 sur le site « le Grand Continent », compare la position de médiateur de la l’Allemagne à celle de « l’honnête courtier » qui annoncerait sa disponibilité pour servir de médiateur impartial dans tous les conflits du monde.

Mais c’est mal connaitre la stratégie de l’Allemagne qui, selon Cyril Garcia, elle déploie beaucoup d’énergie afin de conquérir le monde arabo-musulman, au détriment de l’Union européenne.

lors que la Grèce exigeait un embargo sur la vente d’armes à Ankara, en 2009, le gouvernement allemand avait approuvé la vente, par le constructeur naval ThyssenKrupp Marine Systems [TKMS], de six sous-marins de Type 214T à la Turquie, avec une garantie financière de 2,5 milliards d’euros. Et cela, dans le cadre d’une licence attribuée à Gölcük Naval Shipyard. Le premier sous-marin le TCG Piri Reis a été mis à l’eau en décembre 2019, avec un objectif de lancer un nouveau par an.

ans un article paru le 9 novembre 2020 sur le site « Front Populaire », Olivier Delorme fait le point sur la politique européenne d’Erdogan et sur le jeu trouble de l’Allemagne de Merkel.

Force est de constater que l’Allemagne ne se détermine qu’en fonction de ses intérêts nationaux. Les Ottomans, alliés du Reich lors de la 1ère guerre mondiale, savent cela. Ils ont aussi mesuré la couardise européenne qui leurs laisse le champ libre pour poser les bases d’un nouvel empire ou bien s’approprier de nouvelles sphères d’influence.

Conclusion

Depuis l’Antiquité, la Méditerranée est source de puissance, par sa position géostratégique, ses dynamiques économiques et ses ressources. Mais c’est à la faveur de la découverte récente de gisements de gaz en Méditerranée orientale qu’on constate un regain d’intérêt pour cette région. Outre l’aspect énergétique, ces découvertes de gaz marquent une recomposition inédite des équilibres énergétiques fondamentaux, sur fond de luttes d’influences directes et indirectes entre les pays signataires du projet de construction du gazoduc EastMed , soutenues par l’Union Européenne et les Etat Unis d’un côté et la Turquie et la Russie de l’autre.

Les interactions entre l’énergie et la géopolitique sont complexes à analyser. Pour Cédric Tellenne, dans son livre “ Géopolitique des énergies”, « L’énergie est à la fois un moyen, un enjeu et un terrain de la géopolitique, et ce aux différentes échelles de l’analyse spatiale ».

Le temps où la France et la Grande Bretagne influençaient la marche du monde dans cette région est désormais révolu. Nul endroit davantage que la Méditerranée orientale ne reflète ce changement de paradigme, symbolisé par la montée en puissance de la Turquie, qui ne craint plus les grandes puissances historiques, plus particulièrement les puissances occidentales.

La découverte et l’exploitation d’hydrocarbures seront un élément important de l’avenir des pays de la Méditerranée orientale. Ces derniers ont plus que jamais besoin d’être un espace de coopérations renforcées, innovantes et d’une plus grande synergie dans le dialogue géoéconomique entre les acteurs opérant dans le bassin du Levant, sauf à être un lieu de confrontations ou d’opportunités perdues.