L’effondrement de l’ordre mondial

par Giuseppe Gagliano (Presidente Centro Studi Strategici Carlo De Cristoforis)

Dans des régions comme l’Ukraine, l’Europe, le Liban, le Moyen-Orient, la Corée ou Taïwan, les tensions géopolitiques atteignent un point de rupture. Ces foyers de crise, autrefois gérables, sont devenus des champs de bataille où règne le chaos. Ce constat révèle l’échec de l’ordre mondial établi après la Seconde Guerre mondiale, un système basé sur le droit international et incarné par l’Organisation des Nations Unies (ONU). Aujourd’hui, ce cadre est à bout de souffle, incapable de prévenir ou de limiter les conflits qui le déchirent.

L’ONU : de gardienne de la paix à spectatrice impuissante

Créée pour maintenir la paix mondiale, l’ONU a progressivement perdu sa légitimité et sa capacité d’action. Ses missions de maintien et de renforcement de la paix (peacekeeping et peace enforcing) ont souvent été inefficaces, voire inutiles, car la “paix” à protéger n’existait pas. Les efforts de construction et de consolidation de la paix (peace building et peace making) ont souvent dissimulé des projets d’ingérence ou de colonisation. Aujourd’hui, les résolutions du Conseil de sécurité sont contournées ou ignorées, tandis que les décisions de l’Assemblée générale sont réduites à de simples formalités sans impact concret.

Les forces armées sous mandat de l’ONU, souvent mal financées et insuffisamment équipées, se retrouvent à jouer le rôle d’otages, vulnérables dans des zones de conflit où elles ne disposent d’aucun soutien. Le cas de la mission en Somalie, abandonnée dès les premières pertes américaines, illustre ce désengagement systématique. De même, en 1994, au Rwanda, l’inaction de la communauté internationale a laissé place à un massacre de deux millions de victimes, révélant le cynisme des puissances impliquées.

Les contradictions occidentales et les guerres par procuration

Le double standard de l’Occident dans l’application du droit international est frappant. L’intervention de l’OTAN dans les Balkans, sous prétexte de l’autodétermination des peuples, a été suivie d’une condamnation rapide des opérations russes en Géorgie (2008) et en Ukraine (2014, 2022). Paradoxalement, ces mêmes principes ont été ignorés lorsque l’Ukraine a réprimé violemment ses provinces du Donbass en quête d’autonomie, avec la complicité tacite de l’OTAN et de l’Europe.

En 2015, les accords de cessez-le-feu dans le Donbass, négociés par l’Occident, n’étaient qu’un subterfuge pour permettre à l’Ukraine de reconstituer ses forces armées. Cette stratégie d’instrumentalisation des conflits locaux illustre l’hypocrisie d’un système international prétendument fondé sur le droit.

Le cas de l’UNIFIL : une mission sans espoir au Liban

Depuis 1978, la mission de l’ONU au Liban (UNIFIL) incarne l’échec des opérations de maintien de la paix. Chargée de surveiller une bande frontalière entre Israël et le Liban, cette mission est devenue un théâtre d’inaction face aux violations répétées des résolutions de l’ONU. Israël a ignoré 69 résolutions, tandis que les États-Unis en ont bloqué 29 supplémentaires.

L’UNIFIL, équipée de véhicules blancs et de casques bleus, symbolise l’impuissance des forces internationales. Ces soldats, incapables de se défendre face aux capacités militaires d’Israël et du Hezbollah, servent souvent de boucliers humains dans un conflit interminable. L’inaction des Nations Unies, tout comme l’absence de réponse militaire coordonnée, laisse le Liban sombrer dans le chaos.

La justice internationale en péril

La crise de légitimité ne se limite pas à l’ONU : elle touche également les institutions judiciaires internationales. Le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) a montré les limites de la poursuite des crimes de guerre. De son côté, la Cour pénale internationale (CPI), créée par le Traité de Rome en 1998, est constamment confrontée à des pressions politiques et à des actes de délégitimation.

Les États-Unis, la Russie et Israël ne reconnaissent pas la juridiction de la CPI et s’efforcent de limiter son action. Par exemple, la demande d’arrestation de Vladimir Poutine, fondée sur une plainte ukrainienne, a été largement critiquée, tout comme les accusations portées contre Benjamin Netanyahu pour des crimes de guerre. Ces manœuvres sapent la crédibilité de la justice internationale et permettent aux États voyous et aux criminels de guerre de continuer leurs activités en toute impunité.

Une communauté internationale divisée : jusqu’où ira la désintégration ?

L’échec des institutions internationales met en lumière un monde où la loi du plus fort domine. Les États-Unis et leurs alliés continuent de promouvoir un ordre basé sur leurs propres intérêts, tout en accusant d’autres nations de violer les règles qu’ils manipulent à leur guise. Dans ce contexte, la paix mondiale reste un idéal lointain, compromis par des stratégies politiques à court terme et un manque de volonté réelle de réformer le système existant.

La question qui se pose est simple : combien de temps ce système dysfonctionnel pourra-t-il encore durer avant de céder totalement ?

L’Ursula-bis et le déclin de l’Europe

L’Europe, dans l’étreinte étouffante des États-Unis, a emprunté le chemin du déclin

L’Europe, autrefois protagoniste de la diplomatie internationale et gardienne d’un pragmatisme géopolitique unique, semble aujourd’hui reléguée à un rôle subalterne. Avec le début de la guerre en Ukraine, l’Union européenne s’est laissé entraîner dans le sillage stratégique de Washington, abandonnant ses politiques traditionnelles de médiation. Cet alignement a imposé des coûts élevés : économiques, énergétiques, politiques et sociaux. L’Europe risque non seulement de perdre sa centralité géopolitique, mais aussi de sombrer dans une crise structurelle dont il sera difficile de sortir.

La subordination géopolitique : une Europe sous influence américaine

Depuis février 2022, la politique étrangère européenne a été définie à Washington. La narration américaine, centrée sur une victoire totale de Kiev, a annulé toute possibilité de négociation, une stratégie qui contraste profondément avec la tradition européenne. Des leaders comme Emmanuel Macron, qui avaient auparavant plaidé pour une autonomie stratégique du continent, se sont pliés à une ligne belliciste, craignant l’isolement politique au sein de l’OTAN. Les sanctions contre la Russie en sont un exemple frappant. L’Europe a imposé des mesures sans précédent, ignorant les risques de représailles et le poids des interdépendances économiques.

En 2021, le commerce UE-Russie représentait plus de 260 milliards d’euros : l’interruption brutale a durement frappé des secteurs clés, de l’industrie manufacturière à l’agroalimentaire, tandis que Moscou a trouvé de nouveaux partenaires comme la Chine, l’Inde et la Turquie. Même l’explosion du gazoduc Nord Stream, attribuée officieusement à des saboteurs proches des intérêts américains, n’a pas suscité une réponse forte de Bruxelles. La destruction d’une infrastructure stratégique pour l’approvisionnement énergétique européen a été traitée presque comme un incident secondaire, confirmant la soumission politique aux États-Unis.

L’effet boomerang des sanctions

Les sanctions, loin d’affaiblir gravement Moscou, ont eu des effets dévastateurs sur l’économie européenne. Selon les données de la Commission européenne, le coût du gaz pour l’industrie européenne a augmenté en moyenne de 70 % entre 2022 et 2023. Cette hausse a rendu de nombreux secteurs industriels non compétitifs par rapport à leurs concurrents mondiaux. L’Allemagne, pilier économique du continent, a vu sa balance commerciale s’effondrer, enregistrant un déficit pour la première fois depuis 1991.

L’Inflation Reduction Act (IRA) des États-Unis, avec ses énormes incitations pour la transition verte, a encore accéléré la fuite des capitaux et des entreprises européennes vers l’autre rive de l’Atlantique. Selon une étude de la Banque centrale européenne, entre 2023 et 2024, au moins 10 000 emplois dans l’industrie automobile et chimique devraient être transférés aux États-Unis, attirés par des coûts énergétiques divisés par deux et des avantages fiscaux.

Un modèle économique en crise

Le modèle économique européen, basé sur une haute productivité et des coûts énergétiques compétitifs, est en crise. La désindustrialisation, un phénomène amorcé avant la pandémie, s’est accélérée. Des secteurs clés tels que l’automobile, la chimie et la sidérurgie allemande perdent du terrain en raison d’une combinaison d’énergie coûteuse, de dumping américain et de concurrence chinoise.

Une Europe entre espoir et déclin

L’Union européenne est à un carrefour : elle peut choisir de renforcer son autonomie stratégique, en retrouvant un rôle central dans le nouvel ordre mondial, ou continuer à suivre passivement une voie qui la condamne à la marginalité. Cela nécessite des choix courageux : une politique énergétique basée sur une véritable diversification, une défense de l’industrie européenne contre le dumping mondial, et une diplomatie dépassant la logique de confrontation idéologique.

Le risque, cependant, est que l’Europe soit incapable de surmonter ses divisions internes, perdant ainsi l’occasion de se réaffirmer comme une puissance mondiale. Dans un monde en mutation rapide, l’inertie est une condamnation. Et le temps pour agir s’épuise.