Le monde de l’entreprise en France n’est pas du tout à la hauteur du débat sur les questions de sécurité

Interview donnée au groupe de sécurité SGP, Christian Harbulot nous éclaire sur la place de la sécurité privée dans les stratégies de guerre économique.

SGP – Quelle place la sécurité, et plus particulièrement la sécurité privée occupe-t-elle aujourd’hui dans les stratégies de guerre économique ?

Christian Harbulot – Nous avons organisé, le 26 octobre dernier, le premier colloque international sur la guerre économique du temps de paix au palais du Luxembourg. Nous y avons notamment reçu Yves Piberghien, professeur de sciences politiques à l’université British Columbia de Vancouver. Ce dernier estime aujourd’hui que la problématique de la sécurité économique est en train de subir une évolution très importante sur l’arc indopacifique (essentiellement en Asie du Sud-Est) et le continent américain. Son constat est de dire que dans beaucoup de secteurs industriels, Les Etats sont dans un rapport allié-adversaire. Cela veut dire qu’ils peuvent tantôt faire du business, tantôt entrer dans des démarches protectionnistes réciproques, sans compter toute une zone grise entre les deux. Les problématiques de transfert de technologie, d’innovation, de dépôt de brevets, de définition des normes…, sont très mouvantes et, selon l’enjeu du rapport de force, peuvent basculer d’un enjeu purement concurrentiel classique, à un enjeu de puissance. Ce qui change complètement le périmètre de la notion de sécurité.Le problème de la sécurité privée, c’est que pour l’instant, elle n’est pas à la hauteur de ce débat-là, ce qui n’a finalement rien d’étonnant puisque c’est déjà très compliqué pour les structures étatiques elles-mêmes.La sécurité privée est encore largement cantonnée à assurer la protection d’un site tant dans la dimension sûreté que sécurité. Nous n’avons pas encore pris en compte le rôle qu’elle pourrait jouer à un niveau stratégique ne serait-ce que sur l’affrontement concurrentiel classique, c’est-à-dire faire respecter des normes de sécurité pour éviter qu’un concurrent agressif ne transgresse la loi et, par exemple, soit tenté de faire de l’espionnage industriel ou du piratage informatique.Quant à leur apport en matière de sécurité économique, il y aurait matière à faire mais cela suppose déjà au préalable qu’un dialogue soit établi entre des structures étatiques qui s’occupent de la sécurité économique dans les rapports de force entre puissances, et des structures de sécurité privée qui sont, elles aussi, confrontées à des rapports de force qui ne sont pas simplement concurrentiels.

Les particularités françaises

Nous sommes complètement décalés par rapport à ce qui est en train de se passer à l’étranger. Selon moi, le rapport de GeoffroyRoux de Bézieux qui a été remis en 2024 au président de la République, sur cette question de la sécurité économique, répond à très bas bruit à ce problème. La grande majorité des chefs d’entreprises français en sont encore, hélas, à une vision de la sécurité qui est archi-basique. Il me semble que la « règle » demeure d’acheter au moins cher et de ne pas trop se préoccuper, pour un certain nombre de cas, de la qualité du service offert pour le prix affiché.D’une certaine façon, on pourrait dire que nous avons ubérisé la sécurité, et nous l’avons fait pour, hélas, acheter d’une certaine manière la paix sociale, car cela permet de faire travailler un certain nombre de gens dans un certain type de milieu. En revanche, sur le marché européen de la sécurité, on observe une situation inverse c’est-à-dire une forte concentration d’une offre plus pertinente et de qualité.Mais les contradictions des entreprises à l’égard de la sécurité ne s’arrêtent â à ce constat. Pour illustrer mon propos, je vais prendre un exemple très simple. Lors d’un congrès d’une association de Responsables Sécurité des Systèmes d’information (RSSI), l‘un d’entre eux apporta un témoignage révélateur : quand éclata l’affaire Snowden, des patrons de grands groupes du CAC 40 ont fait du rétropédalage pour remettre à l’ordre du jour des questions de sécurité informatique, qu’ils avaient balayées dans la période précédente en considérant que c’était surtout un problème de coût.L’autre problème, c’est la manière dont la question de la sécurité a été prise en compte depuis le XIXè siècle dans la hiérarchie des priorités. Dans la mentalité de la grande majorité des chefs d’entreprise, la menace première était finalement la grève, c’est-à-dire les risques financiers qui découlaient d’une paralysie momentanée ou durable de l’appareil productif. Autrement dit, un patron prenait en compte la dimension stratégique du mot « sécurité » pour faire faire face à cette menace. Or en 2024, les problématiques que recouvre le terme « sécurité » dans le monde de l’entreprise sont largement plus diversifiées que la menace d’une grève.

SGP – Quelles seraient les solutions ? S’inspirer justement du modèle européen de nos pays voisins ?C.H – Pas forcément. Rien qu’en France, le premier changement que j’ai vu s’amorcer, celui où la sécurité privée a été considérée comme une véritable force auxiliaire, ce fut le cas à propos des questions soulevées lors de l’organisation des derniers Jeux Olympiques. Les pouvoirs publics ont été dans l’obligation de prendre en compte cette offre de service à u niveau stratégique. Ce changement d’attitude va dans le bon sens mais il ne faut sans doute pas se faire trop d’illusions non plus. Une fois les Jeux Olympiques terminés, je ne suis pas sûr que le niveau de discussion qui a eu lieu pour faire en sorte que ces JO se passent bien fasse bouger les lignes pour que la sécurité devienne une fonction prépondérante dans les solutions apportées à un certain nombre de problèmes que doivent affronter aujourd’hui le monde du travail et la société française.La sécurité est un service qui a un prix. Et ce prix ne doit pas être cassé. Ce prix doit être pris au sérieux en fonction du rôle que joue la sécurité. L’évolution du monde met en évidence une démultiplication des problèmes sécuritaires de toute nature. Les tensions géopolitiques mais aussi géoéconomiques, comme le souligne la montée des protectionnismes, modifie la donne sécuritaire.Quant à l’Europe, il faut bien comprendre que la guerre économique s’y déploie par les visées expansionnistes extérieures mais également par les rivalités commerciales entre certains Etats membres.

SGP – Justement, selon vos recherches et vos rapports[i], vous avez mis en lumière les actions spécifiques que l’Allemagne a pu mettre en place pour affaiblir le secteur nucléaire français. Parle-t-on réellement de guerre économique entre Etats européens ?Oui, je n’hésite pas à parler de guerre économique entre Etats européens, vu l’importance de l’énergie aujourd’hui après les conséquences de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, et des répercussions de cette guerre militaire. Il est évident que le problème de l’Allemagne est qu’elle a conçu depuis les années 70 une stratégie énergétique centrée sur ses relations gazières avec l’URSS dans un premier temps puis la Russie pour assurer la compétitivité de ses entreprises et de son économie.Au cours des années 2000, l’Allemagne a conclu avec la Russie un accord sur le prix du gaz, sans respecter d’ailleurs le principe d’un dialogue intra-européen sur une question aussi importante. Et pour ce faire, elle a appliqué en parallèle une stratégie pour affaiblir l’industrie nucléaire française.Elle s’y est prise de plusieurs manières. Mais la plus agressive est d’avoir eu une politique d’ingérence indirecte en France afin que les partisans de la remise en question de l’industrie nucléaire soient de plus en plus écoutés et influents. Pour ce faire, des fondations allemandes ont notamment été financées par le gouvernement allemand.En face de cette stratégie, il n’y a pas eu de réaction du pouvoir politique français, quels que soient les gouvernements. On a laissé faire, à un niveau quand même assez impressionnant, puisque nous avons bien vu qu’à un certain moment donné, le ministère de la transition écologique est devenu la principale force anti-nucléaire dans ce débat. Et qu’au sein même du commissariat à l’énergie atomique, un des hauts responsables avait pris une position anti-nucléaire.

La passivité de la France

Cette passivité du pouvoir politique français sur plusieurs gouvernements, a entraîné, au sein même d’entreprises du type EDF, un changement de cap. EDF, avant 2020, était en train d’intégrer le fait que la France allait sortir du nucléaire à l’horizon 2050. Je dis bien sortir du nucléaire, donc remettre en question sa politique en termes d’industrie nucléaire.Or la disparition du secteur nucléaire français, pour la France, entraîne une conséquence majeure dans son équilibre économique, dans le prix payé de l’électricité par les entreprises et les particuliers. Cela se traduit notamment par des disparitions de petites entreprises en cascade ainsi qu’un affaiblissement global de notre économie.Face à ces stratégies de déstabilisation, il nous est apparu à l’Ecole de Guerre Economique (EGE) absolument vital de créer une grille de lecture.C’est la raison pour laquelle nous avons mis en ligne sur notre site internet ege.fr, deux rapports à deux ans d’intervalle sur la question pour montrer l’urgence de réagir. Et la chance que nous avons eue, c’est qu’en 2020, sondage à la clé, l’opinion publique française a changé d’avis. Elle est de nouveau majoritairement en faveur de l’industrie nucléaire, et ce pour deux raisons précises d’ailleurs.D’abord l’appréhension de la montée en flèche du coût de l’électricité, et ce avant le début de la guerre en Ukraine. Et deuxièmement en exprimant la crainte que l’électricité alternative (énergies renouvelables), risque d’entraîner des pannes d’électricité. Or, cela faisait plusieurs décennies que la population française avait pris l’habitude de vivre très majoritairement sans pannes d’électricité. Ces deux facteurs-là ont joué énormément pour faire changer d’avis l’opinion publique.

SGP – Et par rapport aux tactiques employées par l’Allemagne pour déstabiliser la filière nucléaire française, est-ce que la sécurité privée pourrait, elle, anticiper de telles menaces ?

C.H – Je pense qu’elle pourrait être tout à fait impliquée dans l’anticipation de telles menaces. Sur plusieurs secteurs industriels qui sont confrontés aux mêmes problèmes, par exemple le coût de l’énergie et notamment le coût du prix de l’électricité, il ne serait pas du tout aberrant que des entreprises fassent appel à des entreprises de sécurité privée. Je ne parle pas des entreprises de sécurité privée qui font du gardiennage, je parle d’entreprises de sécurité privée qui ont des capacités d’analyse pour dire « voilà le problème qui est en train d’apparaître ».Si un pays comme l’Allemagne est en train de déstabiliser la France sur l’industrie nucléaire avec, en aval, un risque très fort de l’augmentation du coût de l’électricité en France, donc une vulnérabilité qui va affecter à terme votre activité, votre chiffre d’affaires… nous, sécurité privée, nous pouvons vous aider à détecter ce risque. Mais nous pouvons vous aider aussi à discuter avec d’autres entreprises qui ont identifié ce même type de vulnérabilité.Il s’agirait ici d’accompagner le dialogue qui peut exister entre différentes entreprises pour qu’elles se coalisent, afin de faire du lobbying et de jouer une carte collective auprès des pouvoirs publics.

SGP – Vous êtes également fondateur et directeur de l’Ecole de Guerre Economique, vous en parliez tout à l’heure. Avec ces nouvelles menaces globales (cyberguerre, manipulations informationnelles…) comment est-ce que votre école adapte son programme pour rester à la pointe de l’enseignement ? Y a-t-il des axes de formation prioritaires pour répondre à ces défis ?

C.H – Alors oui, premièrement, nous avons créé des programmes du management de la cybersécurité mais aussi de la sûreté pour ne pas perdre de vue l’importance de « l’humain », parce que nous nous adaptons à la réalité du marché de la sécurité telle qu’elle se dessine au niveau mondial.Je vais être très dur, et je m’en excuse, mais le patronat français n’a toujours pas intégré les mutations nécessaires pour faire face aux enjeux de plus en plus évidents de la sécurité économique. Heureusement, pourrait-on dire, il lui arrive de changer de posture quand l’État lui permet, grâce aux contrats en alternance, d’ouvrir des capacités de recrutement. Et là il décide enfin de recruter de nouveaux profils issus de formations en intelligence économique grâce à l’appel d’air du cyber.Quant à la formation en guerre économique, je dirais qu’il y a aux Etats-Unis une prise de conscience très sérieuse depuis l’ère Clinton. Nous constatons également qu’apparaissent, par exemple au Royaume-Uni, au King’s College de Londres, un laboratoire qui travaille justement sur la guerre économique du temps de paix, en prenant exemple sur ce qu’on fait nous depuis 30 ans.En France, la prise de conscience est encore lente sur ces sujets. Parfois je me demande quel choc majeur va-t-il falloir pour que le monde de l’entreprise accepte enfin de changer de paradigme dans la prise en compte de cette nécessité sécuritaire. Quoi qu’il en soit, notre école continuera à assurer sa mission d’information et d’analyse critique de cette guerre économique aussi dangereuse qu’elle est passionnante à étudier !


[i] https://www.ege.fr/actualites/rapport-dalerte-ingerence-des-fondations-politiques-allemandes-et-sabotage-de-la-filiere-nucleaire-francaise