La Guerre du Soja entre la France et le Brésil

par Thierry Hot

Conseiller Spécial du Président du Burkina Faso.

« Le soja, on en a besoin aujourd’hui en Europe parce qu’il apporte en particulier de la protéine pour nourrir les animaux. Et nous, nous n’en avons pas ! » Cette déclaration du Président français, Emmanuel Macron, en marge du sommet du G7 à Biarritz en août 2019 sonne encore aujourd’hui comme un véritable aveu d’impuissance. Les Chiffres sont éloquents à suffisance :  sur les 4,6 millions de tonnes de Soja consommées en France en 2020, seulement 450 000 tonnes ont été produites sur le territoire français. Et près de 63% des importations françaises de Soja proviennent du Brésil alors même que les relations diplomatiques sont au plus mal entre les deux pays sur fond de dispute liée à la sauvegarde de l’Amazonie.

Enjeu de sécurité alimentaire dans l’hexagone

7 à 8 français sur 10 achètent des produits à base de soja, riches en protéines et en acides gras et selon l’association pour la promotion des aliments au soja en France (Sojaxa) : « En France, en moyenne 20 % de la récolte annuelle de soja sont destinés à l’alimentation humaine et 80 % sont destinés à l’alimentation animale où les besoins sont nettement plus importants ». Par conséquent, même si, la production nationale a augmenté de 450 000 tonnes en 2020 (4,4 % par rapport à 2019) comme le montrent les statistiques de l’Agreste, un gap de près de 4,1 millions de tonnes reste à combler pour satisfaire l’ensemble de la consommation (animale et humaine) de soja dans l’hexagone. Ce qui entraine, comme l’explique au Figaro, Cécile Leuba de Greenpeace France : « une réelle dépendance de la France et de l’Europe en Général, au soja brésilien parce que le Brésil est le principal exportateur de soja au monde, et de loin, parce qu’il s’agit du soja transgénique ». Premier producteur mondial, devant les États-Unis, le Brésil a produit en 2020, 133 millions de tonnes de cette légumineuse constituée à 80% de tourteaux, première source de protéines pour l’alimentation animale et près de 20% d’huile, deuxième huile consommée au monde après l’huile de palme.

Soja brésilien sous surveillance

Selon les experts, cette première place brésilienne tirée par les importations chinoises s’est accompagnée d’une déforestation accrue de l’Amazonie. Il faut noter que la culture du soja provoque la déforestation de la forêt amazonienne frappée par de gigantesques incendies. Pas moins de 30 000 ont ainsi été recensés en 2020 par l’Institut National de Recherche Spatiale au Brésil. L’ONG Greenpeace estime que 75% des émissions de gaz à effet de serre du Brésil proviennent de la déforestation de l’Amazonie. Bien avant, l’ONG WWF avait averti que la déforestation de l’Amazonie pourrait relâcher en moyenne 70 milliards de tonnes de dioxyde de carbone dans l’atmosphère d’ici 2030 ! Soit « l’équivalent de deux ans d’émission de CO2 dans le monde » selon les spécialistes du climat. Ces mises en garde n’ont pourtant pas enclenché une tendance baissière. Selon le Réseau Amazonien d’information socio-environnementale (Raisg) la déforestation en Amazonie a atteint 513 016Km² entre 2000 et 2018 en raison notamment de « l’avancée des activités minières, des projets d’infrastructures ainsi que de la recrudescence des incendies de forêts. » Dans une étude réalisée par une douzaine de chercheurs et publiée en juillet 2020 « The Rotten apples of Brazil’s agribusiness » (Les pommes pourries de l’agro-business brésilien), la célèbre revue américaine Science pointe du doigt la responsabilité des pays importateurs, en indiquant qu’un cinquième des exportations de Soja vers l’Union Européenne provient de terres déboisées illégalement en Amazonie « Entre 18 à 22% – possiblement davantage -des exportations annuelles du Brésil vers l’UE sont le fruit de la déforestation illégale »

Amazonie enjeu financier et climatique

Outre la question de la très forte dépendance vis-à-vis du soja brésilien, la France en est le huitième importateur mondial, se greffe donc clairement la question de la sauvegarde de l’Amazonie. Vaste de 5.5 millions de Km2, la plus grande forêt tropicale au monde, qui s’étend sur neuf pays (Brésil, Pérou, Bolivie, Colombie, Venezuela, Équateur, Surinam, Guyana et Guyane française) est au centre de principaux enjeux économiques, financiers et climatiques. La sauvegarde de la planète passe par celle de la forêt amazonienne qui cristallise l’attention de toutes les grandes puissances. À peine élu, le Président américain Joe Biden a ménacé en octobre dernier, le Brésil de « conséquences économiques significatives » si la déforestation se poursuivait en Amazonie. En rappel, les Usa, 2e producteur mondial, ont perdu des parts de marché considérables depuis que la Chine, dont les importations représentent 60% du total mondial, a décidé de se tourner vers le soja brésilien. Ce changement de cap de Pékin, en réalité une mesure de rétorsion, répondait à la décision prise en 2018, par l’ancien Président américain Donald Trump d’accroitre les tarifs douaniers sur les produits made in China. À l’exception du Brésil qui en tire naturellement bénéfice, la guerre commerciale entre Pékin et Washington sur le soja ne profite pas aux autres acteurs, à l’instar de l’Union Européenne et de la France qui subissent la pression des ONG et de leurs opinions publiques. Le Président français Emmanuel Macron a ainsi dû admettre que « continuer à dépendre du soja brésilien, ce serait cautionner la déforestation de l’Amazonie ». Une déclaration qui a provoqué l’ire des autorités brésiliennes qui ont fait savoir que le locataire de l’Élysée était à « coté de la plaque ». 

Les divergences

Autant les anciens chefs d’État des deux pays, Lula et Nicolas Sarkozy, Dilma Rousseff et François Hollande avaient réussi à instaurer un climat apaisé entre la France et le Brésil, autant, il n’en n’est pas de même entre Emmanuel Macron et Jair Bolsonaro. En effet les relations entre ces derniers sont devenues sulfureuses au fil du temps virant à la crise diplomatique entre les deux pays « Les relations entre les deux hommes ont mal commencé dès le jour de l’élection de Bolsonaro en Octobre 2018. Emmanuel Macron est le seul chef d’État étranger à lui avoir imposé une sorte de clause démocratique. Il a reconnu son élection, a indiqué que la France allait continuer de travailler avec le Brésil, mais dans le respect de la démocratie. Cela a été mal perçu » souligne Frédéric Loualt, dans L’Obs. La crise s’est accentuée lors du sommet du G7 en aout 2019 à Biarritz alors que les feux faisaient des ravages en Amazonie. En mondovision, le Président français Emmanuel Macron a accusé son homologue brésilien « d’avoir menti lors du sommet du G20 d’Osaka (Juin 2019), compte tenu de l’attitude du Brésil ces dernières semaines ». Piqué au vif, le Président Brésilien Jair Bolsonaro a dénoncé « une mentalité colonialiste dépassée au XXIe siècle » et réclamé des excuses. Une violente charge qui puise ses ressorts dans un conflit pas totalement oublié par une partie de l’Establishment brésilien : le contesté franco-brésilien sur la délimitation de la frontière entre le Brésil et la Guyane revendiquée par les deux pays. Pour de nombreux Brésiliens, ce territoire français de 83534 Km² reste partie entière du patrimoine national. Les attaques de Jair Bolsonaro sur le physique de Brigitte Macron et les déclarations outrancières du Ministre Brésilien de l’éducation Abraham Weintraub sur « La France qui a produit des hommes comme Descartes ou Pasteur, mais aussi les volontaires de la Waffen SS Charlemagne ! » ont achevé d’aggraver la crise entre deux pays liés par des siècles d’histoire.

Accord Mercosur-UE en suspens

Dans le sillage du Président français, de nombreux États européens ont décidé de temporiser sur le dossier de la ratification de l’accord de libre-échange entre le Mercosur (Brésil, Argentine, Uruguay, Paraguay) et l’Union Européenne. La signature de cet accord commercial, fruit d’une vingtaine d’années d’âpres négociations, bute aujourd’hui en grande partie sur la question du changement climatique et notamment de la déforestation de l’Amazonie : « Nous ne voterons pas le texte en l’État. Nous avons des exigences notamment sur la question de la déforestation. Cet accord ne doit pas augmenter la déforestation importée en Europe » a prévenu en mars 2021 Franck Riester, le ministre français en charge du commerce extérieur et de l’attractivité. La France exige d’avoir des garanties « concrètes, tangibles, vérifiables, quantifiables » sur le respect des normes sanitaires et environnementales par les pays du Mercosur. Pour sa défense, le Brésil met en avant, le respect scrupuleux du moratoire signé en 2006 et prolongé en 2016 « le soja produit dans les zones (prétendument) déboisées illégalement n’entre pas dans la chaine productive du secteur et ne peut donc être exporté » rassure l’Association brésilienne des industries des huiles végétales (Abiove). Ce moratoire, fruit d’une campagne virulente de l’ONG Greenpeace contre le géant américain du Trading agroalimentaire, Cargill, et MacDo la chaine de restauration rapide, enjoint les vendeurs de Soja et les principaux Traders (Cargill, Bunge, ADM, Louis Dreyfus, etc.) à ne plus acheter et commercialiser de Soja provenant de terres déforestées d’Amazonie.

Vers une souveraineté protéinique de la France ?

De toute évidence, si la France et l’Europe veulent en finir avec cette dépendance vis-à-vis de l’Amérique, il convient de dénoncer l’accord commercial négocié dans les années 60 au sein du GATT, l’ancêtre de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) qui attribuait la production de protéines végétales (soja, colza) aux Amériques et celle de l’amidon (blé, céréales) à l’Europe « Je considère que c’est un mauvais choix » a indiqué Emmanuel Macron.  La question reste cependant entière, car comme le constate Cécile Leuba de Greenpeace dans un article du Figaro  : « Pour produire les 3,5 millions de tonnes de soja importées chaque année en France, 11980 Km² de terres supplémentaires seraient nécessaires, soit la quasi-totalité des terres agricoles du Morbihan, des Côtes d’Armor et du Finistère réunies ». Ce qui pourrait entrainer des « logiques de production hyper-territorialisées, voire d’enfermement, avec des dynamiques un peu médiévales d’affrontement » comme l’a fait observer, Sébastien Abis.  Comment donc y parvenir ? Intensifier la culture du soja français comme le recommande Terres Univia qui table sur une production de 650 000 tonnes d’ici à 2025 ou alors suivre les préconisations du GIEC qui appelle « à diminuer la consommation de viande dans les pays développés- l’élevage est responsable de 14,5% des émissions de gaz à effet de serre et 65% de la déforestation de l’Amazonie- mais aussi à intensifier les rendements agricoles pour ne pas multiplier à l’infini les surfaces cultivées et laisser les forêts et les prairies jouer leur rôle de stockage de carbone dans les sols. ». Il convient en tout état de cause de concevoir de nouveaux paradigmes de production pour assurer une alimentation durable. En misant sur la recherche, l’innovation, la mise en place de nouveaux modèles d’élevages en pâturages, la diversification des cultures avec un modèle agro-alimentaire moins dépendant des huiles végétales. Évoquant « un agenda positif euro-africain » lors du récent One Planet Summit, le Président français Emmanuel Macron a levé un coin de voile sur la stratégie visant à sortir de la dépendance brésilienne « « L’Europe doit chercher à réduire sa dépendance vis-à-vis des protéines issues de la déforestation, tout en bâtissant des stratégies avec des protéines qui participent à l’agroécologie ». Et cela passerait par un partenariat gagnant-gagnant autour de la grande muraille verte .