Par Olivier de MAISON ROUGE
Avocat associé (Lex Squared) – Docteur en droit
Coprésident de la commission « Renseignement et sécurité économiques » de l’ACE
Dernier ouvrage publié « Survivre à la guerre économique. Manuel de résilience », VA Editions, 2020
La mer est celui de tous les héritages sur lequel tous les souverains prétendent plus de part, et cependant c’est celui sur lequel les droits d’un chacun sont moins éclaircis. (…)En un mot, les titres de cette domination sont la force et non la raison : il faut être puissant pour prétendre à cet héritage.
Cardinal de Richelieu[i]
Incontestablement, par un retournement diplomatique de Cambera, qui a résilié unilatéralement une commande record de sous-marins aux chantiers navals français, Naval Group – et indirectement la France – a connu un véritable camouflet géopolitique.
Ce « contrat du siècle » de 50 milliards de dollars australiens (31,2 milliards d’€uros) avait été remporté par le constructeur français en 2016, pour la production et la maintenance à partir 2030 de douze sous-marins d’attaque à la Royal Australian Navy (RAN).
Passée l’émotion immédiate, il ne s’agit pas ici de revenir dans le détail sur les modalités précises qui ont conduit à un client de renoncer à une livraison de matériel de guerre, mais davantage d’en tirer les enseignements globaux, afin de sortir de la naïveté et du vide stratégique qui prévaut sans doute un peu trop dans un monde devenu bipolaire et dont l’Union Européenne est tenue à l’écart.
Un arc anglo-saxon
Cet épisode tragique pour nos ateliers industriels aura été une humiliation. Comment croire que cette décision repose essentiellement sur des considérations stratégiques face à la menace chinoise, quand la filière américaine in fine retenue, prendra davantage de temps de fabrication et de livraison (on parle de 2040).
Ce fut également une véritable rupture par les américains quant aux engagements de non-prolifération, dès lors que l’offre de sous-marins lanceurs d’engins français (ou « SNLE ») étaient écartés au profit de sous-marins à propulsion nucléaire américains (SNA), qui ne faisaient pas partie du cahier des charges australien. En d’autres termes, en violant les traités internationaux, les USA créent un précédent fâcheux en la matière, qui ne justifie plus le refus de l’atome civil à l’Iran par exemple.
A travers cette volte-face, se dessine de toute évidence un arc anglo-saxon renforcé, bâti autour de la doctrine « d’endiguement » qui avait déjà prévalue sous Barak Obama, dont Joe Biden est le continuateur. Cela signifie en particulier que l’Europe, et notamment la France, se voient relégués comme partenaires non stratégiques. Peut-être est-ce là l’occasion d’affirmer une stratégie de troisième voie de non-alignés, même si l’Union Européenne cherche encore sa ligne entre autonomie et atlantisme, comme cela existait déjà durant la guerre froide[ii]. L’histoire semble se répéter.
Une diplomatie d’affaires et le renseignement économique insuffisants
Cette affaire a encore révélé un déficit de diplomatie d’affaires de la France, qui jouit pourtant d’ambassades à travers le monde, contribuant économique au rayonnement du pays, alors que le traité de défense « AUKUS » (rassemblant les Australiens, les Anglais et les Américains) était signé dans le dos du prétendu allié Français, en plein G7.
C’est une gifle diplomatique en matière de négociations parallèles dont la France a été clairement évincée.
Cela étant, n’oublions jamais cette vieille solidarité des pays de langue anglaise. En témoigne, en matière de renseignement, l’accord dénommé « Five Eyes » (ou « UKUSA ») signé le 5 mars 1946, conclu entre les USA, le Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande, les cinq pays anglo-saxons qui observent la planète de manière solidaire et partagent leurs sources, qui aboutira, dans les années 1990, à la mise en œuvre du réseau Echelon, de collecte par satellite de données de connexion et de correspondance électronique sur toute la surface du globe (ou « COMINT »).
Précisément, on doit également déplorer l’absence de suivi du contrat franco-australien par les services de renseignement, certainement parce que l’accord étant scellé, le revirement semblait – à tort – exclu, mais encore parce que le renseignement commercial demeure encore trop souvent un angle mort.Et sans nul doute, si les alertes ont pu être remontées, elles auront été largement ignorées en haut lieu.
Menaces informationnelles et juridiques
Pourtant, très tôt, des rumeurs insistantes faisaient état d’une possibilité de rupture. Hervé Guillou, ex-PDG de Naval Group, dénonçait en février 2020 une « campagne malveillante » à l’œuvre en Australie.
Dès cet instant, se met en place une véritable opération de guerre informationnelle où à l’évidence l’industrie l’armement est visée, notamment à travers des actions de déstabilisation.
Que l’on se souvienne de l’affaire de la fuite géante en 2016 qui avait déjà touché Naval Group (alors DCNS) concernant ses sous-marins Scorpène, fleuron du groupe à l’export, destiné notamment à l’Inde, au Brésil, à la Malaisie et au Chili suite à une publication du journal The Australian.
En matière d’armement, il faut convenir que les industriels ne sont jamais totalement neutres ni privés. Des liens privilégiés sont noués avec leur état de tutelle qui a la haute main sur les législations en matière d’export. Aussi, une volonté politique se loge-t-elle toujours derrière chaque contrat de vente d’armement. Cela exclue en conséquence toute libre concurrence.
A ce titre, les Américains ont une règlementation stricte (dite « ITAR ») ce dont on peut se réjouir en matière de régulation, même si elle permet aussi aux autorités américaines d’asseoir leur extraterritorialité du droit, comme MBDA en fut la victime un temps, suite à la vente de Rafale à l’Egypte. Les Etats-Unis avaient menacé de brandir leur veto, dès lors que des puces électroniques américaines étaient intégrées aux missiles équipant l’avion français. Ceci devait d’ailleurs conduire en 2016 Naval Group à confier l’électronique embarqué de ses sous-marins promis aux Australiens, à l’américain Lockheed-Martin.
Or, en matière d’armement, la France rivalise en particulier avec les Etats-Unis. Il fallait donc s’attendre à quelque coup bas en Indo-Pacifique, là où l’Hexagone avait réussi à conclure un contrat substantiel avec un pays anglo-saxon, par surcroît membre du Commonwealth. Souvenons-nous que la France souffre déjà d’un certain discrédit, souvent rappelé par ses rivaux, compte tenu des essais nucléaires auparavant réalisés dans la zone.
Enfin, n’oublions jamais que la France n’était pas exempte de reproches en matière de volte-face et de manque de fiabilité commerciale, à l’instar des deux frégates commandées par la Russie, dont le contrat ne fut pas honoré sous la pression américaine notamment.
Ce n’est que le non-respect des engagements
donnés dont la France a été victime à son tour.
[i] RICHELIEU Cardinal de, Testament politique, Tempus Perrin, 2011, Chapitre 9e « Qui traite de la puissance du prince »
[ii] SOUTOU Georges-Henri, La Guerre froide de la France. 1941-1990, Tallandier, 2018