La défense européenne à l’épreuve du principe de réalité ?

De l’élection de Donal Trump à une recherche de sortie par le haut dans l’affaire de l’Alliance Aukus ou encore face aux tensions en Europe de l’Est, la défense européenne est évoquée comme une priorité. L’idée d’une armée européenne ressurgit également. En échange de quoi, il est même évoqué que la France pourrait abandonner son siège aux Nations unies au profit de l’UE.

Considérons donc qu’il n’y a pas de tabou et que seuls nos intérêts sont à prendre en compte. Passons également sur le caractère complexe et périlleux de cet objectif. Il sera, en effet, très difficile d’obtenir les accords unanimes nécessaires au sein des Nations unies comme dans l’Union européenne.

Etant donné la probable opposition des Russes et des Chinois comme de plusieurs pays européens, seule une coopération renforcée entre plusieurs Etats membres de l’Union Européenne, avec une gouvernance adaptée, apparaît être une solution.

Les Américains pourraient se montrer intéressés par cette orientation. La France est pour eux une alliée plus compliquée que d’autres Etats européens. Pour les Etats-Unis d’Amérique, notre pays est un concurrent en matière d’industrie de défense qui, de surcroît, fait souvent preuve de liberté. Unifier les Européens dans un processus de gouvernance « ficelé » mettrait la France en minorité et pourrait ainsi renforcer les positions US.

Tel est le sens des demandes américaines, de D. Trump comme de J. Biden, depuis des années auprès de l’UE. Washington appelle l’Europe à faire davantage pour sa défense, notamment sur le plan budgétaire. « Pas folle la guêpe ! », ils ont parfaitement saisi l’opportunité de budgets européens bien dotés et augmentés en faveur d’armées européennes qui s’équiperaient de matériel de défense « made in USA ».  

Pas de défense européenne sans souveraineté européenne.

Et oui … qui dit défense ou armée européenne ne dit pas forcément souveraineté européenne. Il est possible de disposer d’une défense et/ou d’armée européenne totalement soumises aux Américains. Ces derniers y voient un intérêt commercial tout en réduisant leur propre budget de défense.

Face aux demandes US, plusieurs réponses européennes reposent dans des analyses géopolitiques et des mécanos de gouvernance institutionnelle.

Les sujets qui fâchent en Europe ne manquent pas comme de la taxonomie qui menace les financements de l’industrie de défense, aux « offsets défense » qui heurtent les règles en matière d’aides d’Etat ou encore aux esquisses de règles communes visant la limitation des exportations. 

Surtout, deux conditions « sine qua non » ne sont toujours pas en place et devraient être impérativement et cumulativement réunies pour que les Européens puissent avancer ensemble :

  • Les armées européennes doivent être équipées de matériels sans composants américains (ITAR & cie) ;
  • Les Etats européens doivent s’engager à effectuer des commandes publiques fermes et suffisantes dès la conception – la R&D partagée – de matériels européens. A défaut, aucun Etat ne resterait souverain seul et ses intérêts pourraient être compromis par les stratégies fluctuantes de « partenaires européens » plus ou moins fiables… Le coup du contrat en Australie constitue une leçon en l’espèce !  

Il ne serait – par exemple – plus possible pour la France de disposer d’un avion de combat si le projet SCAF n’allait pas à son terme ou en cas de défaut d’un des partenaires, voire de rentabilité assurée par des commandes en nombre.

Notons que la création récente d’un fonds européen dédié à la défense, idée intéressante que nous avons portée, a été dévoyée et n’est pas à la hauteur des enjeux en termes de moyens alloués comme de modalités d’emploi. Les conditions d’une autonomie stratégique européenne n’y sont pas réunies.

L’Europe de la défense a été jusqu’alors un troc pour sécuriser des intérêts d’Etats européen dans d’autres domaines civils.

Il est établi que les perspectives de défense européenne servent d’épouvantail pour faire croire à de possibles alliances entre Européens et ainsi, après y avoir de nouveau renoncé et avant de recommencer la manœuvre, mieux négocier la protection d‘intérêts de certains Etats européens dans leurs trocs économiques avec les Etats-Unis. 

Les Allemands excellent en la matière. Ils ont depuis longtemps réussi à protéger leur exportation de voitures aux Etats-Unis contre des commandes publiques de défense « made in US ».

Récemment, la crise entre la Russie et l’Ukraine aura montré une habile continuité allemande dans ce registre. Le communiqué « USA – Allemagne » lors du dernier voyage de Mme Merkel en Amérique du 21 juillet 2021 – avant la montée en puissance des tensions actuelles – est révélateur.

Cette visite fut la plus importante de la tournée d’adieu de Mme Merkel partie négocier la fin des menaces américaines de sanctions extraterritoriales en lien avec le projet de gazoduc Nord Stream 2. L’Ukraine et la Russie ont ainsi été instrumentalisées à « bon escient ».

En renonçant aux sanctions extraterritoriales, les Américains ont gagné des commandes d’armement (annonce concomitante mais distincte du communiqué susmentionné). D’ailleurs, les commandes « made in USA » augmenteront en Europe d’autant plus que la Russie menacera l’Ukraine …

L’Allemagne a ainsi consolidé sa sécurisation énergétique en gaz russe. En jouant au « pompier – pyromane », les Allemands achètent US dans la défense ce qui renforce une alliance atlantique face aux Russes et permet ensuite d’être parmi les plus doux à leur égard dans les prises de positions de l’UE.

Une stratégie : gagnant avec les Etats-Unis d’Amérique et gagnant avec les Russes notamment face une Pologne très remontée contre la Russie et une France malheureusement inexistante à travers une position médiane de notre diplomatie qui gesticule avec l’art des esthètes. 

Ainsi, les Etats-Unis « neutralisent » la défense européenne en s’assurant que les Allemands « plomberont » une nouvelle fois l’industrie de défense européenne ; l’Allemagne étant pour eux le pays plus dangereux dans la possibilité de développer des solutions concurrentes aux leurs avec la France.

Quant à l’Allemagne, la priorité de son industrie et de son essor économique dépend davantage de l’énergie que de la défense dont elle laissera les coûts et les moyens de protection être assumés par les autres Européens, France en tête.

Et l’Ukraine ? On lui promet quelques milliards d’euros de fonds verts payés par tous les Européens et nul n’ira provoquer la Russie au-delà de « l’utile » course aux armements. Notons que l’attention des Russes vient d’être mobilisée opportunément vers le Kazakhstan. A « bon entendeur », deux conflits à gérer en même temps, c’est toujours compliqué …

Sortir de la guérilla entre Etats membres en matière d’industrie de défense ou renverser les alliances.

En utilisant les marges de manœuvre des directives marchés publics en matière de contrats de défense, les Etats-membres de l’UE consolident des intérêts économiques civils en Amérique et au final … les Européens jouent les uns contre les autres. Sans rapport de force exercé par la France, il n’y aura aucune volonté dans l’UE pour changer ces pratiques.

La France y a clairement intérêt. Performante en matière d’industrie de défense, elle pâtit des commandes « made in USA » effectuées par ses partenaires européens malgré des intentions régulièrement renouvelées en faveur d’une défense commune.

Cette situation est d’autant plus paradoxale que la France et les Etats-Unis, à défaut d’être concurrents dans le secteur de la défense, pourraient avoir des intérêts convergents. Les deux pays connaissent des déficits commerciaux causés par les stratégies de guerre économique de plusieurs pays européens, à commencer par les exports de l’industrie allemande non endigués.

Cette réalité a été observée Outre-Rhin par exemple avec l’affaire Alstom – GE où les règles de concurrence européenne ont été mobilisées dans le but de protéger Siemens. En effet, en Allemagne comme en Europe, personne ne s’est ému du raid lancé depuis le territoire nord-américain contre un industriel français mais, en revanche, une fusion ou une coopération entre GE et Alstom était redoutée.

Une industrie de défense US mise en concurrence face à la française est donc une aubaine pour exacerber les tensions entre les deux pays et éviter d’autres rapprochements utiles.

A l’aube d’une reprise des négociations commerciales entre l’Europe et les Etats-Unis, cela permet à l’Allemagne de se rapprocher des Etats-Unis contre des intérêts français. Notons que même sans aboutir, ces négociations « Europe – USA » ont déjà le mérite d’atténuer les tensions exposant les exportations allemandes chez les « Américains ». La négociation est un concept à ne jamais négliger …

En l’état de la situation économique de la France, il devient dangereux de menacer nos fleurons dans la défense. Allemagne ou Etats-Unis, il nous appartient donc, et à nous seuls, de mieux négocier pour d’éviter d’être frontalement face aux intérêts des deux Etats.

La transcendance de la défense européenne dans l’Europe fédérale ?

Contrairement aux discours trop répandu en France, l’Allemagne n’est pas en retrait dans le domaine de la défense. Tout juste use-t-elle à mots couverts d’arguments viciés sur une économie de la défense trop étatisée en France afin de refuser davantage de coopération.

Bien entendu, ces préventions disparaissent quand il s’agit de prendre l’avantage comme dans le secteur terrestre ou au sein d’Airbus …

Néanmoins, l’approche allemande ouvertement exprimée est politiquement correcte. La nouvelle coalition au pouvoir en Allemagne met en avant le fédéralisme européen pour la défense. 

La manœuvre est habile : Pousser la proposition d’une Europe plus fédérale en matière de défense pour que : – soit les Français la refusent et portent ainsi la responsabilité de l’échec, (anticipons sur le fait qu’il sera alors rappelé la Communauté européenne de défense torpillée par la France en 1954) – soit les Français l’acceptent au profit d’un deal germano-américain. L’Allemagne joue encore une fois gagnant – gagnant dans toutes les options.

Comme évoqué précédemment, la France ne pourra pas – sauf à assumer des risques considérables – accepter un abandon de souveraineté, c’est-à-dire une Europe de la défense sans maîtrise, de la R&D, des composants et des commandes publiques européennes.

L’Allemagne en a une parfaite connaissance mais elle ne veut pas passer pour le mauvais élève de l’Europe en matière d’intégration dans la défense. Surtout, pour « vivre cachés, vivre heureux » dans l’insolence des succès économique contre ses partenaires européens, il est très intéressant de détourner l’attention. Les sujets géopolitiques inopérants sont ainsi exploités afin de remettre la « balle dans le camp » du voisin, sachant qu’il en raffole.

En retour, ce qui précède ne justifie en rien des réactions exagérées et/ou des débats conflictuels en France contre nos partenaires / concurrents Allemands. Nous sommes lucides et habitués. Un non sympathique et ferme à cette stratégie allemande suffit pour revenir à rééquilibrage utile et nécessaire entre nos deux pays en Europe.

Entre les tentatives de sortie par le bas ou par le haut, il y a donc un nécessaire retour à la réalité européenne … « Business as usual ».

La défense européenne est comme toujours sous le feu d’intérêts croisés entre Européens  ainsi qu’entre Européens & Américains.

Pendant que le Secrétaire d’Etat nord-américain déclare qu’il y a eu un « défaut de communication » dans le coup porté à la France en Australie, côté européen à l’égard des Etats-Unis – après quelques postures insignifiantes – : tout est déjà pardonné.

Le Parlement européen adopte un rapport sur les futures relations entre l’Europe et les Etats-Unis.

Les orientations européennes ne contiennent aucune remise en cause malgré quelques déclarations creuses. La création d’un « Trade and Technology Council » entre l’Europe et les Etats-unis est saluée.

Certes, nous l’avons déjà évoqué, l’Europe n’est pas faible et on comprend qu’elle veuille  protéger ses 150 milliards d’euros d’excédents commerciaux par an aux Etats-Unis ainsi que le volume des investissements financiers directs entre les deux continents.

Pour la France, tel est le piège du calcul en valeur absolue effectué par l’UE qui, sous gouvernance germanique, ne tient pas compte des réalités entre les différents Etats membres.

A qui la faute ? A l’Europe ou plutôt à ceux qui en optimisent le mieux les cadres ? A la France qui n’est toujours pas dotée d’outils d’intelligence économique ?

En France, même si l’on peut toujours faire mieux en la matière, les failles ne sont assurément pas dans un défaut d’informations. Elles résident dans l’action collective. On sait tout et on ne fait rien. Le marché intérieur européen et la politique commerciale de l’UE, laquelle dispose de compétences exclusives en la matière, conservent un rang de priorité d’action absolue.

Tout repose dans nos capacités d’analyse des enjeux, une coopération multi-acteurs à travers une gouvernance combative, et des stratégies d’influence.