Enfin un rapport sur l’intelligence économique qui aborde la question de l’offensive

par Christian Harbulot, directeur du CR451 de l’EGE, Arnaud de Morgny, Président de l’EPGE & Nicolas Moinet, Professeur des Universités

Extraits du Rapport d’information du Sénat de Mme Marie-Noëlle Lienemann et M. Jean-Baptiste Lemoyne « Anticiper, adapter, influencer : l’intelligence économique comme outil de reconquête de notre souveraineté« 

publié le 12 juillet 2023

L’École de Pensée sur la Guerre Économique se félicite du rapport du Sénat visant à promouvoir l’intelligence économique en France et plus particulièrement sa dimension offensive. Vous trouverez ci-après les extraits majeurs ainsi que les propositions du rapport. A suivre dans les actes…

« L’an dernier, la commission des affaires économiques du Sénat a adopté un rapport sur la souveraineté économique de la France, dont les conclusions font état d’une perte de souveraineté progressive depuis les années 1980 bien plus transversale et bien plus profonde que ce qui avait été mis en évidence jusqu’à présent, les dépendances et les fragilités de l’économie française s’étant accentuées lors des crises de ces trois dernières années. Surtout, les rapporteurs considèrent que ces dépendances et fragilités « se sont renforcées à la faveur de la naïveté, ou pis, de l’inaction des pouvoirs publics »[1].

D’une certaine façon, les travaux de la mission d’information relative à l’intelligence économique s’inscrivent dans la continuité de ceux de cette mission d’information sur la souveraineté économique, l’absence d’une stratégie pérenne d’intelligence économique au cours de ces trente dernières années ayant également été un facteur d’aggravation de la désindustrialisation et de la perte de souveraineté économique de la France.

Par manque d’anticipation, par manque de vigilance, par manque d’analyse des évolutions concurrentielles sur les marchés stratégiques pour l’industrie française ou encore par sous-estimation des stratégies d’intelligence économique d’autres pays, l’économie française a pu pâtir, de nombreuses reprises, du manque de culture et de stratégie politique en la matière.

Au cours de leurs auditions, les rapporteurs ont récolté de nombreux témoignages, récents et passés, attestant de la nécessité de doter la France d’une stratégie pérenne et plus offensive d’intelligence économique. » (…)

« Dans la continuité des nombreux travaux menés par le Sénat sur ce sujet, les rapporteurs estiment indispensable, afin de mener toute réflexion sur le développement de l’intelligence économique en France, de mieux prendre conscience du contexte économique et géopolitique dans lequel l’action de l’État et les entreprises évoluent.

Les auditions menées dans le cadre de cette mission d’information ont ainsi rappelé la forte concurrence à laquelle se livrent les États membres au sein de l’Union européenne (UE), ainsi que le contexte de forte rivalité sino-américaine dont les conséquences se font ressentir jusqu’en Europe. Sans renier les bienfaits d’une économie ouverte, un tel constat, devrait conduire à une plus grande protection de nos entreprises et de nos intérêts stratégiques face aux influences étrangères, voire aux ingérences, aux tentatives de rachat hostiles, de captation technologique ou de propriété intellectuelle. » (…)

« Pour ne pas rester lettre morte, la mise en œuvre d’une stratégie nationale d’intelligence économique (SNIE) devrait respecter le caractère résolument pluridisciplinaire de l’intelligence économique. Elle doit donc être définie en concertation avec toutes les administrations concernées – et pas seulement les ministères économiques et financiers – et être formalisée au sein d’un document validé au niveau interministériel. Son pilotage doit également être assuré par une structure interministérielle afin d’aller au-delà du caractère économique ou sécuritaire de l’intelligence économique et d’embrasser tous ses aspects (recherche, enseignement supérieur, maîtrise de risques normatifs, sociaux, industriels, écologiques, etc.).

Au-delà de la sécurité économique, volet « défensif » de l’intelligence économique, cette stratégie en intelligence économique devrait intégrer un volet plus « offensif », donnant aux administrations, collectivités et entreprises des capacités d’anticipation et d’adaptation aux évolutions du paysage économique en vue de préserver et renforcer notre compétitivité. » (…)

« Faire de l’intelligence économique une culture partagée implique d’associer entreprises, pouvoirs publics nationaux et locaux mais aussi les citoyens. Pour ce faire, il est essentiel de rappeler la dimension concrète et patriote de l’intelligence économique : dans un contexte mondialisé où les États se mènent une véritable guerre économique, promouvoir les entreprises françaises, leur savoir-faire et préserver leurs emplois est un engagement patriotique. C’est un discours qui doit être construit et relayé par les pouvoirs publics afin que l’intelligence économique entre dans les pratiques de chacun et devienne un réflexe. »

Liste des recommandations

SE DOTER D’UNE STRATÉGIE NATIONALE D’INTELLIGENCE ÉCONOMIQUE DANS UN MONDE DE PLUS EN PLUS COMPÉTITIF ET FAÇONNÉ PAR DE MULTIPLES INFLUENCES

Recommandation n° 1 : concevoir une stratégie nationale d’intelligence économique (SNIE) intégrant les volets défensif et offensif de l’intelligence économique au sein d’un document validé au niveau interministériel. Confier le pilotage de cette SNIE au sein d’un Secrétariat général à l’intelligence économique (SGIE), structure interministérielle rattachée directement au Premier ministre.

Recommandation n° 2 : proroger au-delà du 31 décembre 2023, voire pérenniser, l’abaissement de 25 % à 10 % du seuil des droits de vote déclenchant le contrôle des investissements réalisés par des investisseurs tiers à l’Union européenne au sein de sociétés cotées.

Recommandation n° 3 : au sein du volet défensif de la SNIE, confier à la direction générale du Trésor une mission de suivi dans le temps des engagements des investisseurs dont l’autorisation d’investissement est assortie de conditions.

Recommandation n° 4 : instaurer un débat annuel sur l’intelligence économique au Parlement à la suite de la publication du rapport annuel de la direction générale du Trésor sur le contrôle des investissements étrangers en France (IEF).

Recommandation n° 5 : inciter chaque organisme de recherche à se doter d’un schéma directeur pour l’intelligence économique – à l’instar de ce qui a été mis en place au sein du CEA – à l’aide d’un référentiel commun aux organismes de recherche sur les risques de captation des informations scientifiques et technologiques. Les inciter également à nommer un référent pour l’intelligence économique.

Recommandation n° 6 : définir au sein de la SNIE les sujets stratégiques prioritaires pour la France en matière de normalisation.

Recommandation n° 7 : dans le cadre de la réforme annoncée du CIR, intégrer dans l’assiette les dépenses des TPE-PME liées à l’adaptation à la normalisation et augmenter le plafond de la prise en charge actuelle des dépenses de participation aux réunions de normalisation.

Recommandation n° 8 : donner pour mission aux services de renseignement d’établir un rapport annuel national déclassifié cartographiant les menaces pesant sur la France, sur le modèle du rapport ATA aux États-Unis. Ce rapport inclurait, en lien avec le Haut-commissariat au Plan et France Stratégie, des informations sur les menaces économiques, technologiques et scientifiques ainsi que sur l’impact des normes et des législations extraterritoriales.

Recommandation n° 9 : renforcer le cadre déontologique applicable aux mobilités vers le secteur privé des fonctionnaires et des contractuels ayant occupé des postes dans des domaines souverains, dans des services de renseignement ou faisant partie des domaines stratégiques en matière d’intelligence économique tels que définis par la SNIE, en restreignant fortement leur mobilité vers des entreprises contrôlées par des puissances étrangères voire vers les États étrangers eux-mêmes.

DÉFINIR UNE GOUVERNERNANCE NATIONALE ET TERRITORIALE DE LA STRATÉGIE NATIONALE D’INTELLIGENCE ÉCONOMIQUE

Recommandation n° 10 : Donner une mission de pilotage de la stratégie nationale d’intelligence économique à un Secrétariat général à l’intelligence économique (SGIE) dont la pérennité serait garantie par son inscription au sein de la loi. Ce SGIE devrait présenter les caractéristiques suivantes :

  • être doté d’une équipe pluridisciplinaire dédiée ;
  • être dirigé par un Secrétaire général qui soit également Conseiller du Premier ministre sur les questions d’intelligence économique, sur le modèle du Secrétariat général aux affaires européennes (SGAE) ;
  • disposer d’un adjoint au SGIE qui soit le chef du service de l’information stratégique et de la sécurité économique (SISSE) afin d’assurer une bonne coordination avec la politique de sécurité économique pilotée par les ministères économiques et financiers (MEF) ;
  • disposer de relais au sein de chaque ministère avec des correspondants ministériels à l’intelligence économique et à la normalisation.

Recommandation n° 11 : former des correspondants « intelligence économique » au niveau des compagnies de gendarmerie (arrondissements) pour démultiplier les capteurs et les habiliter à conduire des visites de sensibilisation afin de toucher les PME-TPE au plus près des territoires.

Recommandation n° 12 : reconstituer un réseau de référents à l’intelligence économique composé de référents désignés par les préfets de département – idéalement sous-préfets à l’intelligence économique – et de référents à l’intelligence économique au sein de chaque administration déconcentrée de l’État chargée d’une mission économique ou financière.

Recommandation n° 13 : afin de renforcer la coopération État-régions au service de la SNIE, systématiser la création dans chaque région d’un comité régional à l’intelligence économique (CRIE) qui assurerait le pilotage de la déclinaison territoriale de la politique publique d’intelligence économique (PPIE) et rassemblerait les représentants des services de l’État, des collectivités, des opérateurs économiques, de la recherche et des entreprises. Ce CRIE pourrait avoir deux formations :

  • une formation « plénière », qui serait coprésidée par les préfets de région et les présidents de conseils régionaux. Elle serait réunie au moins une fois par an et accueillerait tous les acteurs de l’intelligence économique ;
  • une formation « restreinte », dédiée à la sécurité économique, qui associerait le conseil régional et se réunirait plus fréquemment sur des sujets opérationnels, notamment les menaces pesant sur les entreprises du territoire.

Recommandation n° 14 : introduire un volet « intelligence économique » dans tous les schémas régionaux de développement économique, d’innovation et d’internationalisation (SRDEII).

Recommandation n° 15 : introduire dans chaque nouveau contrat d’objectifs et de performance entre l’État et CCI France un volet « intelligence économique » accompagné des moyens adéquats afin d’en faire une priorité du réseau des CCI.

VALORISER L’INTELLIGENCE ÉCONOMIQUE EN FRANCE

Recommandation n° 16 : instaurer un module de formation à l’intelligence économique dans toutes les écoles de la fonction publique, les écoles d’ingénieur et les écoles de commerce ainsi que dans toutes les formations universitaires destinées à la recherche, aux sciences sociales, aux relations internationales et au droit.

Recommandation n° 17 : développer la formation continue à l’intelligence économique et sensibiliser également les syndicats de salariés et d’employeurs.

Recommandation n° 18 : utiliser les connaissances et compétences de cabinets d’intelligence économique français pour systématiser la recherche d’informations en intelligence économique avant la prise de décision, en particulier par l’Agence des participations de l’État (APE).

Recommandation n° 19 : intégrer un volet intelligence économique aux contrats des 19 comités stratégiques de filière.

Recommandation n° 20 : créer une conférence biannuelle regroupant tous les acteurs de l’intelligence économique, notamment les collectivités territoriales, les chambres de commerce et d’industrie, les entreprises et leurs représentants, les syndicats, les administrations et les universitaires.

Recommandation n° 21 : créer un programme de recherche national en intelligence économique avec des allocations de recherches doctorales dédiées.

Recommandation n° 22 : soutenir le développement de la filière française de la conformité (cabinets d’avocats, cabinets de conseils et d’audit) face aux acteurs anglo-saxons, notamment via une communication des administrations publiques à ce sujet.

Recommandation n° 23 : créer une « réserve nationale » au service du patriotisme économique de la Nation, constituée notamment des milliers d’auditeurs de l’IHEDN.


[1] Cinq plans pour reconstruire la souveraineté économique, Rapport d’information n° 755 (2021-2022) de Mme Sophie Primas, Mme Amel Gacquerre et M. Franck Montaugé, déposé le 6 juillet 2022.