Eléments de réflexion adressés au collectif Reconstruire

Endroits Perdus, Vieille, Pourriture, Se Ruiner, Usine

par Laurent Izard qui a publié en avril 2021 : « A la sueur de ton front », les vraies conséquences de la mondialisation sur le travail en France » (éditions de l’artilleur).

La réflexion sur les axes stratégiques du collectif pour 2022, évoquée dans le programme de la journée du 25 janvier, me conduit à vous proposer quelques pistes d’analyse, persuadé que la réussite de notre projet – au-delà des questions économiques incontournables et de l’approche micro-économique indispensable – suppose d’identifier avec précision les enjeux géopolitiques et les obstacles majeurs qui peuvent contrecarrer l’élan vers une reconstruction de notre potentiel industriel.

Je vous invite donc à intégrer dans votre réflexion les éléments suivants (la liste est loin d’être exhaustive !) :

Il est essentiel de pouvoir conserver en France le pouvoir de décision au sein des structures industrielles nouvellement créées ou relocalisées dans notre pays. Le risque de délocalisation, de dispersion ou d’abandon des entreprises contrôlées par des investisseurs étrangers n’est plus à démontrer. Cet objectif suppose d’envisager de nouvelles modalités de financement de la croissance de nos entreprises et de favoriser la mise en œuvre plus systématique d’outils juridiques permettant de stabiliser leur capital (golden shares, obligations de conserver les actions pendant une durée minimale, actionnariat familial, pactes d’actionnaires, etc.).

A cet égard, le contrôle par l’État des investissements étrangers en France constitue un enjeu majeur. Grâce à la création de nouvelles règles juridiques (encouragées par l’UE désormais…), 75% des entreprises du CAC 40 seraient vraisemblablement soumises à l’approbation de Bercy en cas d’investissement étranger. L’évolution de la réglementation a élargi de façon significative le périmètre des entreprises dites « stratégiques » permettant à l’État d’exercer un contrôle. Néanmoins, on ne peut que constater un réel laxisme de Bercy dans ces processus : certes le nombre d’investissements étrangers contrôlés a augmenté depuis 3 ans, mais il n’a qu’exceptionnellement conduit Bercy à opposer un veto à l’opération projetée, comme ce fut le cas pour Photonis. Dans la grande majorité des cas, Bercy valide l’opération en échange de quelques engagements de la part de l’investisseur étranger, notamment en termes de sauvegarde de l’emploi, engagements rarement respectés et sur lesquels nous ne disposons que de peu de moyens coercitifs (rappelons-nous par exemple des promesses du repreneur d’Arcelor…). Ce phénomène de captation de nos firmes n’est en rien marginal. Par exemple, Nicolas Dufourq, directeur général de Bpifrance, n’hésite pas à écrire : « La tech française est extrêmement attractive, essentiellement pour les grands groupes américains. Il faut avoir conscience en particulier que dans des mondes comme la medtech ou la biotech, le pourcentage d’entreprises qui à la fin sont rachetées par des grands groupes américains est considérable », de l’ordre de 80% ».

À l’arrivée, nos entreprises sont trop souvent à la merci du bon vouloir des nouveaux actionnaires et des contraintes de rentabilité de court terme, incompatibles avec le développement d’un tissu industriel stable. Précisons enfin que la perte de contrôle du pouvoir de décision peut résulter d’une simple prise de participation minoritaire dans l’entreprise, comme l’a montrée récemment l’évolution de la gouvernance du groupe Danone….

La reconquête industrielle suppose un minimum de patriotisme économique et l’abandon de la stratégie de recherche systématique du moindre coût. La fonderie MBF Aluminium de Saint Claude (Jura) en constitue un bon exemple : Il s’agissait de l’un des principaux spécialistes européens de l’injection sous pression, de l’usinage et de l’assemblage de pièces en aluminium, de grandes séries pour l’industrie automobile allant jusqu’à 10 kg. Le 16 décembre 2021, la Cour d’appel de Dijon a confirmé la liquidation de cette entreprise, abandonnée par son principal client, Renault, qui se fournira désormais en Espagne. L’hécatombe dans le secteur de la métallurgie se poursuit donc, malgré les vibrants appels en faveur de l’industrie de Bruno Le Maire. Dans un contexte de pénurie mondiale de production d’aluminium, cette décision ne peut que difficilement se comprendre… Les différents plans de relance dévoilés récemment par le gouvernement ignorent cet impératif de patriotisme économique. En témoigne l’exemple de Saint-Gobain Pont-à-Mousson :les difficultés financières du groupe l’ont conduit à céder ses activités en Chine (canalisations). Saint Gobain ferme des usines, vend également certaines filiales, et vient par exemple de céder (juin 2021) le menuisier Lapeyre au fonds allemand Mutares. Mais la menace reste présente sur le reste du groupe et l’État a annoncé qu’il ne s’opposerait pas à une « reprise » par un groupe étranger. Dans le même temps, Bercy a accordé, dans le cadre de son plan de relance, une subvention de 4 millions d’euros à l’Indien Electrosteel, concurrent direct de Pont-à-Mousson. Des exemples de ce type sont nombreux, notamment dans le secteur automobile. On cherche la cohérence…

Créer un tissu industriel français indépendant suppose également de maîtriser les sources d’approvisionnement en matières premières. Il s’agit d’un élément crucial, qui suppose de diversifier nos sources d’approvisionnement, notamment en matière énergétique et de privilégier les solutions les plus pérennes et stables et, a minima, d’éviter autant que possible les partenariats avec des pays en guerre ou potentiellement hostiles. En ce qui concerne les « terres rares », il est intéressant de rappeler qu’il y a quelques mois, Christel Bories, PDG d’Eramet sur BFM Business déclarait : «L’Europe doit faire attention de ne pas se retrouver avec une double dépendance chinoise : à la fois sur l’extraction et sur le raffinage» des métaux comme le cobalt, le nickel ou le lithium, utilisés dans la fabrication des batteries électriques. On peut donc légitiment s’interroger sur la stratégie d’Eramet qui, pour « sécuriser l’Europe des fabricants de batteries électriques », vient de décider de bâtir une usine géante dans les Andes, en partenariat avec une entreprise chinoise, Tsingshan…

Reconstruire un tissu industriel performant suppose également d’investir dans la recherche et la formation, des secteurs trop souvent délaissés par les gouvernements successifs. Cet abandon, conjugué aux pertes de savoir-faire liées à la disparition de certaines filières industrielles constitue un véritable obstacle pour la réussite d’un réel renouveau industriel. Les déboires de l’EPR de Flamanville en constituent un bon exemple. Car dans le même temps, la Chine a su mettre en service deux EPR sur technologie française. Mais l’expertise des Chinois, qui lancent chaque année plusieurs réacteurs fait la différence : ils disposent de soudeurs, de tuyauteurs et de sous-traitants spécialisés et performants. Alors qu’en France, le dernier réacteur qu’on a raccordé au réseau, c’était il y a 20 ans… Plus généralement, ne pas maitriser un certain nombre de technologies et ne pas les transformer en industries sur nos territoires risque de nous mener à une dépendance dont on ne mesure pas l’ensemble des implications. Soulignons à cet égard que l’industrie manufacturière française représente 72 % des dépenses intérieures de R&D des entreprises et 68 % des exportations totales françaises (environ 470 Mds€ en 2018).

Enfin, et c’est peut-être le point le plus important, nos futures entreprises industrielles vont évoluer dans un environnement concurrentiel international biaisé, dans lequel les différents acteurs respectent de moins en moins des règles communes, et ce malgré la multiplication des accords internationaux : droit du travail, normes imposées, contraintes écologiques, financements transparents, respect du droit de la concurrence… le « mieux disant » français dans la plupart de ces domaines peut certes constituer  à moyen terme un atout fort de nos firmes, mais également conduire à un déficit de compétitivité et d’indépendance qui peut s’avérer délétère. Pire, la concurrence internationale, par nature vertueuse, s’est muée en une compétition agressive, dans laquelle les différents acteurs – états, FMN, fonds d’investissements, grandes banques… – cherchent trop souvent à acquérir des positions dominantes permettant de contrôler et d’asservir leurs principaux partenaires. L’hégémonie juridique de certains états via notamment l’extraterritorialité de leur droit, les normes ITAR ou assimilées, l’espionnage systématique à peine dissimulé parfois, la corruption ou le lobbying auprès des Institutions internationales constituent de bons exemples des pratiques hautement condamnables mais hélas très présentes.

Dans ce contexte, la protection de nos firmes, de leurs savoir-faire, de leurs brevets comme de leurs salariés s’avère indispensable. Et plus généralement, la maîtrise de l’information constituera un enjeu majeur de cette conflictualité. On peut donc s’interroger sur la stratégie française en la matière. À l’été 2016, un contrat de 10 millions d’euros a ainsi été conclu entre l’entreprise américaine Palantir et la Direction générale de la Sécurité intérieure (DGSI), le service de renseignement intérieur et de police judiciaire du ministère de l’Intérieur français pour l’hébergement de ses données. Compte tenu des enjeux de souveraineté posés par l’achat d’un système de ce type à une entreprise américaine, cette solution avait été présentée comme temporaire. Plusieurs autres entreprises avaient répondu à l’appel d’offres, classifié, mais ont été écartées, à l’image, notamment, de Thales. En novembre 2019, la DGSI confirme le renouvellement du contrat de Palantir dans l’attente d’une solution française développée par Thales, SopraSteria ou Dassault Systèmes…

Autre exemple, alors qu’Emmanuel Macron prône la «souveraineté numérique», la France a choisi de livrer les données de santé de 67 millions de Français à l’américain Microsoft. Le projet de cloud souverain européen Gaia X, quant à lui, est en train de capoter, suite au départ de plusieurs entreprises partenaires qui ne croient plus au projet en raison de l’immixtion  de sociétés américaines ou chinoises dans la nouvelle structure. Et la CIA, via Palantir, s’invite également dans le projet du futur grand incubateur de startups français, etc…

Ignorer les enjeux de l’environnement conflictuel systémique dans lequel nos firmes évoluent aujourd’hui risque de réduire à néant tout effort de reconquête industrielle.

Et parce que le collectif « Reconstruire » se doit d’être également force de proposition, il doit alerter sur ces éléments et éventuellement proposer aux décideurs politiques et acteurs économiques des pistes d’évolution pertinentes.