3 questions à Nicolas MOINET
Depuis quelques années, les Américains alertent sur les risques de confier aux entreprises chinoises l’équipement de nos infrastructures de télécommunication, sur quels éléments se fondent-ils ?
Ils se fondent tout d’abord sur un traumatisme : le rattrapage des Etats-Unis par le Japon dans la seconde partie du XXème siècle. Ou comment le perdant de la seconde guerre mondiale, nain politique, va devenir un géant économique et même la deuxième puissance industrielle mondiale. Les observateurs se souviennent généralement des revers subis par l’industrie automobile américaine. Mais le traumatisme fut aussi important dans l’industrie de la micro-électronique quand Intel fût dépassé par des firmes nippones comme NEC ou Toshiba. Bien entendu, loin de se complaire dans le rôle de victime, les américains vont tirer les enseignements de leurs échecs (contrairement à l’Europe) et reprendre l’avantage en modifiant leur grille d’analyse.
Ainsi, au début des années 90, le rapport Japan 2000, commandité par la CIA, insiste sur le caractère stratégique de l’industrie des semi-conducteurs, « élément-clé de la chaîne technno-économique ». Citons-en quelques extraits : « C’est pourquoi, après en avoir dominé la production, les japonais entreprennent de maîtriser la fabrication des “ puces ”. Les USA et le reste du monde ne peuvent donc s’attendre qu’à ramasser les miettes du gâteau (…) Cette domination japonaise exerce une influence délétère sur les industries militaires et sur la sécurité nationale des USA qui dépendent en totalité de ces éléments micro-électroniques. Les “puces” sont à la base de la chaîne de fabrication de la plupart des produits. On peut concevoir cette chaîne sous la forme d’une pyramide dont le sommet est constitué par les super-ordinateurs. Les japonais ont donc orienté leur industrie de l’informatique vers le contrôle de ce domaine, tandis que les USA ont acquis une supériorité dans le domaine du logiciel et des systèmes de liaisons par réseaux, de traitement et d’intégration simultanés. La lutte entre ces deux nations sera intense et probablement décisive sur ce théâtre particulier de l’économie mondiale. Nous pouvons en tirer une leçon très claire : nous ne pouvons pas gagner un tel combat si nous ne nous débarrassons pas de nos anciennes habitudes commerciales. »
Quelques années après la parution de ce rapport, le Président Bill Clinton mettra en œuvre une politique de sécurité économique offensive redonnant aux Etats-Unis l’initiative jusqu’à ce que la Chine émerge et vienne contester son leadership.
La 5G arrive l’année prochaine. La France et l’Europe semblent absentes dans l’élaboration de ces futurs standards et normes. Quels sont les risques en matière de souveraineté ?
Les risques sont immenses et l’absence de politique européenne pourrait être dramatique pour notre liberté stratégique. Pour le comprendre, appuyons-nous sur la grille de lecture américaine de suprématie stratégique théorisée par Richard d’Aveni. Issue de la géopolitique, celle-ci rompt avec les grilles d’analyse classiques et préfère penser en terme de sphères d’influence : marché cœur, intérêts vitaux, zones tampons et zones pivots (voir à ce sujet les remarquables analyses de Philippe Baumard sur la maîtrise des actifs la stratégie de dominance américaine). Cette grille de lecture positionne une technologie comme la 5G dans le marché cœur et les semi-conducteurs dans la sphère des intérêts vitaux. Il n’est donc pas question pour les Etats-Unis de céder sur cette dernière sphère au risque de voir la première lui échapper. Ce qui explique les mesures prises récemment par l’administration Trump contre ZTE ou Huawei. Dernier exemple en date : l’interdiction pour les entreprises américaines de vendre leurs produits et services à Fujian Jinhua, une start-up chinoise de la micro-électronique accusée d’espionnage et qui venait d’investir 5 milliards d’euros dans un site de production dernier cri avec le soutien de sa province. Des deux côtés, on voit bien que ce sont des synergies public-privé qui s’affrontent, de véritables machines de guerre économique (pour reprendre le titre de l’ouvrage fondateur de Christian Harbulot) dans une logique bilatérale bien loin du multilatéralisme prôné par les grands organismes internationaux comme l’OMC.
Pourquoi ni la France ni l’Europe ne parviennent à penser les rapports de force dans les domaines technologiques et numériques ?
Pour faire la guerre – fût-elle économique – il faut un Etat-Major, des cartes, des armes et surtout une armée. Or l’Europe ne dispose d’aucun de ces éléments ! Mais les premiers sont les plus difficiles à construire. Ainsi, la plupart des experts pensent le XXIème siècle avec des grilles d’analyse du milieu du XXème pour ne pas dire des siècles précédents. Ils ont donc du mal à comprendre ce qui se passe. Revenons sur l’exemple des puces électroniques. Le Monde consacrait récemment (édition du 11 janvier 2019) une page entière aux « puces, nerf de la guerre économique sino-américaine », une analyse de fond remettant en question la vision classique de l’économie et validant ce que l’école de pensée sur la guerre économique explique depuis plus de vingt ans : la prééminence du politique sur l’économique, des intérêts de puissance sur la fable du doux commerce et de la main invisible du marché. Pourtant, de nombreux experts publient encore des tribunes en questionnant le mercantilisme et le protectionnisme ! Or, ceci pourrait prêter à sourire si les élites actuelles n’avaient pas été biberonnées à ces grilles d’analyse surannées qui procurent des œillères intellectuelles anachroniques aux conséquences pratiques dramatiques. On le sait bien. Ce n’est pas la qualité de nos ingénieurs ou l’intelligence de nos scientifiques qui est en cause dans l’incapacité européenne à être un acteur majeur des dernières révolutions industrielles. Non. C’est bien la myopie des décideurs publics et privés qui a conduit à une fuite des cerveaux sans précédent vers la Silicon Valley par exemple ou à notre incapacité à avoir des géants du web européens. Et leur difficulté à penser les rapports de force dans ce domaine, contrairement aux américains et aux chinois, a abouti à une politique de la concurrence européenne ahurissante et à une politique industrielle minimaliste. Un exemple : le programme Galileo qui devait assurer la fin de la domination américaine du GPS peine à se concrétiser, les américains ayant réussi à le ralentir via leurs alliés et à faire abandonner sa version militaire. Et ceci n’est qu’un exemple parmi beaucoup d’autres…
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