Une guerre, plusieurs fronts !

par Nicolas Ravailhe

Connaissances, Livre, La Bibliothèque, Lunettes, Manuel

Le pays est bien en guerre. Il l’est pour sauver des vies et aider nos concitoyens davantage que pour anéantir un ennemi viral avec pour armes : le dévouement, le confinement et la recherche médicale. Actions et pensées doivent donc aller en premier lieu et avec une intensité inégalée vers les soignants et ceux qui sont utiles au fonctionnement du pays dans l’urgence.

Nous sommes d’autant plus en guerre parce que nous en avons, de nouveau, une de retard en termes d’équipements et de préparation. Plus exactement, la nécessité d’une organisation de guerre est nécessaire afin d’appuyer l’action publique qui coordonne tous les moyens disponibles. Telle est la priorité.

Malgré les pénuries, les ressources du pays sont grandes. Alors que les alertes depuis la Chine et l’Italie ont été ignorées, l’union nationale ne connait pas réserve. Tant mieux ! Le temps de l’analyse, des responsabilités et du « rien ne sera plus comme avant » viendra après.

Une guerre ne chasse pas l’autre, bien au contraire.

Sur le « terrain européen », nous étions déjà en guerre économique, laquelle est responsable de notre appauvrissement et donc des souffrances et, en partie, des budgets publics restreints et par voie de conséquences du sous-équipement actuel.

Surtout, une guerre sanitaire n’en arrête pas une autre, économique, juridique et politique. En l’espèce, plusieurs champs de batailles se déroulent et la gestion de la crise par l’Europe y participe. Outre les fronts sanitaires et ceux inhérents à notre désorganisation sociale, la bataille économique se poursuit. Elle demande des actions rapides et fortes. Comme en matière sanitaire, le temps n’est pas venu de repenser nos modèles et, sur la scène européenne, de se demander si nous avons besoin de davantage ou moins d’Europe. L’heure est au combat.

En ce sens, nous devons agir. La Banque centrale européen (BCE) injecte 750 milliards d’euros. La Commission européenne suspend les règles de discipline budgétaire des Etats et assouplit la politique de concurrence. L’objectif recherché est d’éviter un effondrement du « système économique » mais des moyens financiers de grande ampleur, assortis de carcans élargis pour les employer, signifient aussi menaces et opportunités à saisir.

En intelligence économique, on apprend vite à ne pas fonctionner « en silos ». Cette situation inédite doit conduire une prise de conscience accrue. Certes, tout ne sera pas autorisé par l’UE. Il est néanmoins manifeste que des attaques seront accentuées.   

Le front logistique est le premier concerné dans l’urgence.

Il commande de sécuriser nos approvisionnements. Les secteurs de la santé et de l’agro-alimentaire sont visés comme prioritaires. L’UE annonce l’achat de 50 millions d’euros de matériel médical. C’est peu mais cela montre sa capacité d’action. La santé est une politique européenne. 

Une coordination européenne embryonnaire en la matière est en place à travers le mécanisme européenne de protection civile. Sa montée en puissance demeure peut effective. Seulement 1 800 Européens ont été potentiellement rapatriés en Europe via ce mécanisme. 

En outre, la confiscation plus moins avérée de masques destinés à l’Italie par la République tchèque a servi de révélateur de tensions. La décision allemande de bloquer l’exportation de matériels médicaux a également fait fortement réagir en Europe. Les dispositions de l’article 258 du Traité TFUE ont été vite brandies contre l’Allemagne. Plusieurs Etats et entreprises se sont plaints.

La France a fait l’objet de réprimandes pour avoir réquisitionné du matériel médical avant de faire tristement l’objet de railleries : « la France réquisitionne ce qu’elle n’a pas ! ».

Le respect des règles du marché intérieur est toujours actif !

Rien n’est épargné comme en témoigne, à titre d’exemple, la question parlementaire adressée à la Commission européenne par l’eurodéputé italien, M. Pedicini, le 3 mars 2020, contre le groupe Canal + . Ce parlementaire estime que Canal + se serait rendu coupable de concurrence déloyale pour voir diffusé une information à propos de produits italiens distribués librement dans le marché intérieur et qui pouvaient être des vecteurs de transmission du virus.

D’autres députés européens de nationalité italienne se sont plaints d’atteinte à la liberté de circulation des personnes et des marchandises en raison de la réduction et de la suspension du trafic aérien avec l’Italie. En effet, cette situation a affecté leur pays alors que les liaisons aériennes se poursuivaient entre les autres Etats membres.

Le virus était déjà largement présent en Europe mais des mesures de confinement inégales auraient donc contribué à violer les règles européennes de libre circulation. Plusieurs eurodéputés italiens, ont parallèlement bien souligné que, pourtant, l’importation du virus en Europe se serait produite via Allemagne – Munich – et non via l’Italie.

Sans être devin, on peut supposer que cet acharnement à trouver les causes de l’entrée du virus en Europe reviendra dans les débats budgétaires et économiques en fin de crise pour rappeler à certains Etats le caractère renforcé de leur obligation de solidarité européenne. « L’Allemagne payera ! » .

Le budget européen est déjà appelé à la rescousse tout comme les demandes d’assouplissement de la politique de concurrence !  

Pas très malin qui s’abstient. Plusieurs élus européens ont immédiatement demandé des aides européennes pour parer aux difficultés économiques de leurs Etats, régions et/ou filières économiques.

Les actions de lobbying vers l’UE sont déjà lancées afin de demander des moyens financiers ou des dérogations aux cadres rigides de la politique de concurrence, en particulier des aides d’Etat. D’autres demandes ont été adressées et présentées comme des aménagements de la législation européenne affectant l’efficience d’activités ciblées. Les secteurs du tourisme et du transport aérien sont déjà très actifs. Les lobbyistes mettent à profit le ralentissement d’activité pour prospecter à « large spectre »  …

Toutes les politiques européennes sont concernées !

La sécurité alimentaire fait figure d’exemple. La gestion des stocks de la Politique agricole commune et une réglementation des marchés pourraient refaire surface contre la libéralisation des échanges devenue la règle depuis plusieurs années.

Néanmoins, l’absence de tensions sur la production en Europe ne rendra pas aisé la remise en cause, dans l’urgence, de plusieurs dispositifs. A contrario, plusieurs difficultés montrent la nécessité d’une meilleure gestion des marchés agricoles. Cette crise sert donc sans attendre la cause des pourfendeurs de la mondialisation et de la déréglementation « à tout va ».

Idem pour la question énergétique, l’Europe s’interroge sur la stratégie russe qui a peut-être habilement ciblé les USA dans la guerre du pétrole pour profiter de la crise du Coronavirus. La sous-consommation actuelle et la désorganisation des Etats en gestion de crise sanitaire auront-il un impact ? Pour les Européens, commet profiter de dépenses pétrolières en baisse avec moins de besoins ? Pour les producteurs de pétrole quels intérêts ou risques afin d’attaquer davantage les modèles concurrents ?

Alors que la crise rend impérieux la nécessité d’employer notre souveraineté économique, quelles opportunités pour les producteurs et les distributeurs européens d’énergies alternatives ?

L’ensemble des politiques européennes connaîtra donc des évolutions et des arbitrages pour tenir des comptes des décisions inhérentes à la crise. Dès maintenant, les lobbies agissent pour éviter d’en faire les frais. Autant défensivement qu’offensivement, ils tentent d’expliquer que leurs activités sont aussi essentielles que celle du secteur sanitaire et/ou qu’elles lui sont nécessaires.

Protéger nos entreprises des prédateurs.

Sur le front des actifs des entreprises, la tentative de prédation par le sommet de l’Etat US d’une PME allemande pouvant développer une solution médicale en réponse au Covid 19 montre la fragilité des entreprises. L’Allemagne évoque des nationalisations et la France décide de suspendre les privatisations pour cause de marchés boursiers instables et en berne. Désormais, la vulnérabilité des entreprises et la circulation de flux financiers importants augmentent les risques.

En la matière, malgré les demandes anciennes de mise en place d’un Fonds souverain européen que nous avions défendues, l’Union européenne est peu outillée. Elle peut néanmoins agir vite et fort en faisant monter en puissance l’instrument « accelerator » de son programme de recherche. Ce dernier vise à sécuriser le capital et la propriété intellectuelle de « pépites innovantes ».

Enfin, la mobilisation de 37 milliards de fonds de la politique européenne de cohésion est évoquée. Leur emploi ne peut pas être uniquement affecté sous forme de subventions afin d’atténuer les dégâts de la crise. L’urgence est de rester et de redevenir propriétaires de notre économie. Nos territoires doivent aussi reconvertir les reliquats de fonds européens dont ils disposent, souvent en millions d’euros, en véhicules financiers pouvant sécuriser nos acteurs économiques locaux. C’était déjà possible, cela devient encore plus impératif.

Arrêter ou s’adapter à la guerre économique en Europe.

Etant donné que les sorties de crises se préparent pendant les crises, des initiatives ont été lancées afin d’anticiper la « litanie » des discours relatifs au fait que « rien ne sera plus comme avant ». Effectivement, sauf à verser dans l’inconscience, le fonctionnement actuel de l’UE ne résiste par à l’épreuve de la crise.

Les causes sont multiples et étaient déjà connues avant cette crise. «Feindre d’ignorer ce qu’on sait, feindre de savoir tout ce que l’on ignore… voilà toute la politique.» Pierre-Augustin Caron Beaumarchais.

Les questions institutionnelles immédiatement évoquées en France à propos de l’UE ne sont pas déterminantes. Elles ne sont en réalité que des instruments parmi d’autres dans une Europe en guerre économique.

L’euro-député italien Pedicini, dont le parti 5 étoiles est au pouvoir en Italie, a lancé une pique contre l’Allemagne dans ce registre. S’il n’est honnêtement pas possible d’effectuer des procès d’intention, cette question parlementaire – déposée en pleine crise – alimente directement les débats en ce sens.

Est-elle sans lien avec la question qu’il a posée deux jours plus tard sur l’arrivée du virus par l’Allemagne et les mesures économiques en préparation pour compenser la lenteur et l’inefficacité de l’UE ?

Ainsi, plus nombreuses sont les voix qui mettent en cause :

  • Le modèle productif allemand optimisé vers le tout exportation ;
  • Les importations massives hors UE, principalement via les Pays-bas et la Flandre, puis réinjectées dans le marché intérieur européen ;
  • Les logiques, irlandaise, luxembourgeoise et néerlandaise (même suisse) d’optimisation sociale et fiscale pour capter les investissements directs étrangers.

Tout ce qui appauvrit des Etats européens au profit d’autres Etats européens ou non-européens doit connaitre un terme. Trop d’Etats européens ont été affectés par déni et/ou par incurie face à ces déferlantes.

Si tel n’est pas, sauf à menacer encore plus leur pacte social déjà bien fragile, les Etats frappés par les stratégies gagnantes de leur partenaire/concurrent européen n’auront d’autre solution que de recourir aux techniques de l’intelligence économique appliquées à l’UE.

Précisons également que cette crise oblige à l’exercice d’une exigence d’humanité en dehors frontières de l’UE sans retard. Il serait irresponsable d’affirmer qu’elle n’est pas conciliable avec nos intérêts économiques et notre sécurité.

De l’usage de notre puissance économique. 

Les travaux de Christian Harbulot nous ont éveillés aux réalités des conflits économiques de puissance à puissance. Ils résonnent pleinement dans la conjoncture actuelle. Cette crise rend la démonstration irréfragable.

La France – avec et sans l’UE – doit retrouver l’exercice de sa souveraineté au service de ses intérêts économiques. Sécuriser l’approvisionnement de filières entières et re-localiser la production procèdent de l’évidence.

C’est aussi un facteur de paix. Moins un Etat dépend des autres, surtout dans les crises, moins les tensions s’exercent et plus la solidarité sous forme d’aide extérieure est possible.

Les enjeux susmentionnées ne sont pas hiérarchisés et pas limités. D’autres ont pu être oubliés. En Europe, les déclarations d’entre-aide intra-UE sont importantes et heureuses mais limitées face au drame actuel. Sauf à refuser de voir la situation, elles cohabitent presque « spontanément » avec des actes de guerre économique. Mobilisons-nous pour une stratégie française « dans et utile à l’UE » davantage que pour une nouvelle chimère incantatoire de stratégie française « pour et via l’UE ».