Techniques Offensives et Guerre Économique

Par Christian Harbulot


Fin 1988, Thierry Gaudin, directeur du Centre de Prospective et d’Evaluation (CPE) du Ministère de la Recherche et Jean-Pierre Quignaux[1], secrétaire général de l’Association pour la Diffusion de l’Information Technologique (ADITECH) décident de financer la réalisation d’une étude sur la guerre économique. Ce thème est à peine étudié à l’université et essentiellement par des historiens comme Georges Henri de Soutou[2].

A la fin des années 80, le Japon est sur la sellette. Il est présenté comme un pays agressif sur le plan commercial et comme une menace pour les économies occidentales. Ce pays fait l’objet d’une polémique dans les médias hexagonaux. Cette actualité confortera la légitimité de l’étude Techniques offensives et guerre économique lorsqu’elle sera diffusée dans certains milieux politiques gouvernementaux de gauche au début des années 90. Edith Cresson, comme Ministre des Affaires Européennes puis Premier Ministre et Roland Dumas comme Ministre des Affaires Etrangères recevront son auteur pour entamer un dialogue qui aboutira à la transformation d’ADITECH en ADIT avec un statut d’Etablissement public industriel et commercial.

Cette étude a été conçue et réalisée avant la chute du Mur de Berlin. La problématique de la guerre économique était à peine émergente. Il est impossible d’étudier les bases de l’Histoire humaine sans aborder la question des rapports de force économiques, quel que soit la période historique. Il a fallu attendre la fin du XXè siècle pour rentrer dans le vif du sujet sans tomber dans le piège des partis pris nationaux ou idéologiques et pour qu’elle commence enfin à être traitée de manière plus systématique autant dans les publications que dans la presse. Du côté des publications, il existe encore un certain sectarisme dans la manière d’aborder le sujet. Certains auteurs français abordent la question comme si elle n’avait jamais été traitée auparavant. Ce manque de sérieux nuit à la qualité de l’approche et est un obstacle supplémentaire pour enraciner le débat.

La nécessité d’une grille de lecture

 L’étude Techniques offensives et guerre économique a été conçue sur le principe d’une analyse comparée des contextes culturels et historiques qui génèrent des dynamiques d’affrontement économique. L’objectif de ce travail de recherche est de définir les termes d’une grille de lecture de la guerre économique à partir de la démarche suivie par certains pays comme les Etats-Unis, le Japon et l’Allemagne. Il ne s’agissait pas de faire un constat mais plutôt d’essayer de cerner les éléments dynamiques d’une stratégie d’accroissement de puissance. Cette approche de la notion de puissance est encore peu étudiée sous forme d’analyse comparée par les historiens, les politistes et les économistes. Les universitaires américains Jane Burbank et Frederik Cooper[3], professeurs à la New York University, ont fait ressortir l’importance récurrente des rapports de force économique dans les motifs d’affrontement entre les empires. Il manque cependant dans cette analyse comparée des modèles d’empire une réflexion plus approfondie sur les méthodes d’accroissement de puissance. L’objectif de la démarche de recherche que j’ai menée à a fin des années 80 était justement d’apporter un éclairage complémentaire sur la manière dont certains pays avaient accru leur puissance par le biais de l’économie.

Les conséquences de la perte de sens au XIXe siècle[4]

Les élites françaises ont-elles toujours ignoré cette approche de l’économie de marché ? L’Histoire démontre le contraire. Du Colbertisme[5] à la fin de la Restauration, il a existé en France une perception des enjeux de puissance en termes économiques. Le symbole du rôle de l’économie dans l’accroissement de puissance était le modèle de développement du royaume britannique qui reposait depuis ses origines sur le commerce et les moyens militaires qui en assurèrent l’essor (recours à la piraterie maritime contre les galions espagnols et portugais, contrôle des axes de circulation sur les océans, maîtrise du blocus lors des guerres napoléoniennes, moyens militaires utilisés pour atteindre des objectifs économiques lors des deux guerres de l’opium contre la Chine).

La lucidité française sur la réalité des rapports de force économiques s’effrite sous la Restauration. Après 1815, le dispositif de résistance[6] mis en place par Napoléon Ier à partir de 1805 pour faire face à l’offensive commerciale britannique[7] cède du terrain sous l’influence de Londres. Pour promouvoir le free Trade, Londres fait publier des articles et des ouvrages favorables au libre-échange dans la presse française. Cette littérature a pour objectif de substituer au discours sur la préservation de la puissance économique d’un pays, un plaidoyer sur l’ouverture des frontières. La légitimité de cette propagande présentée comme une nouvelle science de l’économie de marché s’appuie sur la nécessité du progrès industriel. Cette stratégie d’influence porte ses fruits avec l’accession au pouvoir du futur Napoléon III. L’instabilité qui secoue le pays depuis les révolutions de 1830 et 1948 l’incite à privilégier une vision axée sur les priorités de la politique intérieure : le soutien des milieux de la finance pour renforcer son influence dans les élites et un discours saint simonien[8] pour temporiser les revendications populaires et syndicales. Ce choix politicien sera finalisé par le traité de libre commerce signé avec l’Angleterre en 1860 contre l’opposition des milieux industriels français. A partir de cette date naît la confusion dans les esprits. Le libéralisme comme base de référence de l’économie de marché se substitue à une vision réaliste des rapports de force économique entre puissances. La classe politique française de droite comme de gauche perd ce type de points de repère pendant près d’un siècle, à l’exception de quelques périodes spécifiques comme la guerre économique sous-jacente à la première guerre mondiale ou le débat sur l’importance géopolitique du pétrole au cours de l’entre-deux guerres.

Les retombées de la seconde guerre mondiale auraient pu relancer le débat dans la mesure où les Etats-Unis œuvraient pour la disparition des empires coloniaux européens. Les conséquences économiques de cette remise en cause de notre statut de puissance ne sont pas négligeables. En quittant l’Indochine, la France perd son réseau de sociétés de commerce dans une zone qui sera un demi-siècle plus tard le cœur de l’économie mondiale. Elle ne l’a jamais reconstitué par la suite. Mais la guerre froide impose l’idéologie comme la grille de lecture dominante. Les travaux de Raymond Aron sur la puissance valident les critères économiques en termes de géographie économique mais n’intègrent pas la grille de lecture qui ressort du conflit douanier qui opposa les puissances dominantes du XIXe siècle.

Cette perte de sens a été accentuée par la priorité donnée à l’unité du camp occidental contre la menace soviétique.

Les rapports de force entre économies occidentales sont à cette époque un sujet tabou. Les élites françaises ont une priorité : la reconstruction du pays. Les seuls débats lancés sur des sujets connexes à la problématique gommée le siècle précédent sont les attaques du parti communiste contre les concessions accordées par la France dans le cadre du plan Marshall. Citons à titre d’exemple la mobilisation des professions du cinéma contre l’augmentation des quotas de films américains sur les écrans de l’hexagone. Mais ces polémiques n’eurent que très peu d’effets sur la prise de conscience des élites. Comme c’était le PCF qui orchestrait ces campagnes de protestation, les arguments étaient assimilés à de la propagande en faveur du Bloc de l’Est et donc jetés aux oubliettes. Il faut attendre l’arrivée du général de Gaulle aux commandes de la Ve République pour assister à une tentative de redéfinition des enjeux de puissance sous l’angle économique.

Les limites d’une approche autocentrée du marché mondial

Le créateur de la Ve République avait une véritable vision de la puissance de la France, y compris sur le plan économique comme le démontre sa volonté de desserrer l’emprise des sept grandes compagnies anglo-saxonnes sur notre approvisionnement en pétrole par la création d’Elf Aquitaine. Il en est de même pour les quotas d’entreprises américaines implantées en France. De manière générale, l’administration percevait le bienfondé de préserver ou d’accroître la puissance de la France sur le plan militaire (force de dissuasion nucléaire), au niveau diplomatique (maintien du siège au Conseil de Sécurité de l’ONU), et dans la recherche d’un solde positif du commerce extérieur par la signature de grands contrats d’Etat à Etat. Concernant l’aménagement du territoire, la préoccupation principale de la Délégation interministérielle à l’Aménagement du Territoire et à l’Attractivité Régionale (DATAR) fut à cette époque la construction des grands axes de transport routier et la modernisation des infrastructures d’intérêt général. La réflexion stratégique se centra progressivement sur un mot clé : vendre l’attractivité du territoire pour que des entrepreneurs étrangers investissent en France. En revanche, il n’exista pas de comité de pilotage pour évaluer les bénéfices moyen/long terme de telles opérations en termes d’intérêt de puissance. Cette vision à sens unique ne permettait pas de tracer et d’évaluer les intentions des apporteurs étrangers d’activité ou de capitaux, ni de tirer le bilan des échecs et des pratiques déloyales (captation des subventions et abandon rapide de l’exploitation des entreprises acquises par des capitaux étrangers, pillage technologique et autre manœuvre d’encerclement de firmes d’origine française par le rachat de sous-traitants). Autrement dit le besoin ressenti de se battre à armes égales entre puissances économiques n’était même pas inscrit dans les principes de la politique publique avant que ne soit lancé en France la réflexion sur le concept d’intelligence économique.

La légitimité du discours sur la guerre économique L’URSS a servi de ciment au monde occidental. Sa mort en tant qu’empire idéologique ennemi potentiel, restaure la nature historique ancienne des rapports de force entre puissances, à savoir la recherche de suprématie sur les marchés et les ressources et la création de liens de dépendances durables. Depuis la parution de l’étude Techniques offensives et guerre économique, l’évolution de la situation internationale ne cesse de mettre en évidence le durcissement des rapports de force économiques entre les pays dominants de la scène mondiale mais aussi dans les zones convoitées pour leurs ressources énergétiques et minières. L’un des spécialistes américains du management stratégique, Richard Anthony D’Aveni[9], est sorti du champ désormais classique de l’analyse concurrentielle en proposant aux autorités américaines une attitude plus offensive à l’égard de la Chine et une recomposition du modèle capitaliste allant dans le sens de la protection des intérêts de la première puissance mondiale. Cette tendance à la conceptualisation de la guerre économique du temps de paix légitime la démarche pédagogique et les nombreux travaux réalisés depuis 1997 par l’Ecole de Guerre Economique à Paris.



1 Thierry Gaudin est un polytechnicien atypique qui s’intéresse aux aspects culturels, historiques et politiques des enjeux économiques. Jean-Pierre Quignaux vient du SGDN et a créé ADITECH pour valoriser la production de connaissance des experts scientifiques identifiés par le CPE.

2 Georges Henri Soutou, Le sang et l’or. Les buts de guerre économiques des grandes puissances, Fayard, 1990.

3 Jane Burbank et Frederik Cooper, Empires – De la Chine ancienne à nos jours, Payot, 2011.

4 Christian Harbulot, Et la France dans tout cela ? numéro trois de la Nouvelle Revue de Géopolitique, page 76 à 79, 2012.

5 Le colbertisme se résume par la formule « Tout par et pour la métropole. » Cette doctrine économico-politique a été conçue au XVIIe siècle par Jean-Baptiste Colbert, contrôleur général des finances de Louis XIV. Elle vise à optimiser le développement de l’économie française en limitant les importations et en encourageant les exportations.

6 David Todd, L’identité économique de la France, Grasset, 2008.

7 L’économie française est très affaiblie par les guerres révolutionnaires et napoléoniennes. Le royaume d’Angleterre est certes très endetté par l’effort de guerre consenti mais il prend dans le même temps une avance importante à cause de la révolution industrielle. Londres a donc tout intérêt à forcer les autres pays à abaisser leurs barrières douanières car les produits anglais sont très compétitifs.

8 Saint-Simon est un aristocrate qui est polarisé par le débat politique sur l’organisation de la société française. Il prône l’émergence d’une société fraternelle entre les forces vives d’une nation qui serait administrée au nom de l’intérêt général et du bien commun et la paix entre les peuples. Cette approche, marquée par la chute de la Monarchie et les épisodes sanglants de la Révolution, est très déficiente dans l’analyse des rapports de force entre puissances.

9 Richard Anthony D’Aveni, The new Economic Strategy for Winning the Capitalist War, Ed. Mc Graw-Hill, et Kindle, 2012.