Pour une Europe stratège : le nécessaire équilibre des puissances

Brandenburgertor, Berlin, Lieux D'Intérêt

Par Olivier de MAISON ROUGE

Avocat associé Lex-Squared – Docteur en droit. Membre fondateur de l’Ecole de pensée sur la guerre économique . Vient de publier « Survivre à la guerre économique. Manuel de résilience » Va Editions, 2020

Tandis que se dessine un nouvel ordre mondial bipolaire (Occident / Asie), mettant fin à la seule suprématie américaine qui avait prévalue après l’effondrement du bloc soviétique, notre vieux continent se trouve face à son destin et doit se poser une question existentielle sur son essence même.

Le centre d’impulsion géopolitique s’est déplacé – certainement pour la première fois depuis plus d’un millénaire – hors de la sphère occidentale. C’est pourquoi il convient de s’interroger sur la place de l’Europe dans cette nouvelle reconfiguration du monde.

Tandis que se dessine une nouvelle guerre froide économique, l’Union européenne devra prochainement être en mesure s’imposer sur ce nouvel échiquier, sous peine d’être reléguée en seconde division.

L’Europe, d’abord une réalité politique et historique

Face à ce constat, il nous semble opportun de souligner les traits et caractères essentiels – sinon consubstantiels – de l’Europe pour mieux analyser sa dimension propre face à ces enjeux déterminants.

De par sa situation géographique, l’Europe est la dernière parcelle terrestre du continent avant l’Océan. Ainsi, depuis toujours, et au fil des âges qui se sont succédés, diverses peuplades s’y sont installées et fondèrent ainsi l’identité européenne. Elle n’est cependant pas monolithique et il est possible d’en cerner des frontières physiques et de dégager des blocs plus ou moins rigides.

Ayant succédé à la Rome éternelle, l’Europe fut constituée, dans les premiers temps du Moyen-âge, par le grand empire des Francs, centré sur les pays du Rhin et du Rhône (espace qui prendra ensuite le nom de Lotharingie suite au partage de l’héritage politique de Charlemagne) s’étendant des Pyrénées à l’Elbe, des îles frisonnes à la Lombardie et de la Toscane aux marches de la Bretagne, restée celte, jusqu’au territoire de l’actuelle Autriche.

A peu de choses près, cette entité correspondait d’ailleurs, avec une grande permanence humaine et historique, à l’espace des six premiers pays signataires du Traité de Rome, en 1957, à l’origine de la CEE.

En périphérie de cette souche homogène de cette Europe ancestrale, coexistent quatre autres formations géopolitiques, dont chacune puise ses ressources dans d’autres sphères d’influence. Satellites du cœur nucléaire européen, lequel exerce une attraction certaine et irréfutable, ces blocs constitués demeurent néanmoins animés par d’autres ressorts :

  • L’espace danubien qui s’étend jusqu’à la steppe ukrainienne, et qui regroupe l’Autriche, la Hongrie, la Tchéquie, la Slovaquie, les nouveaux états issus de l’ex-Yougoslavie ainsi que la Roumanie et la Bulgarie. Situés aux marches de l’Europe orientale, ils sont successivement passés, à l’exception de l’Autriche, de l’influence soviétique à l’attraction américaine, après avoir connu, pour quelques uns, une présence musulmane. Se défiant de la proche Russie, leur ombrageux voisin, relai industriel de l’Europe de l’Ouest par une main d’œuvre vigoureuse et relativement peu chère, ces pays sont pour la plupart réunis dans le groupe dit de « Visegrad » qui ressemble à s’y méprendre à l’ancien empire austro-hongrois.
  • L’espace baltique est également doté de sa propre identité, blotti aux avant-postes des territoires Slaves. Cet espace rassemble ainsi la Finlande, la Norvège, la Suède, le Danemark, l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie et la Pologne. Territoire pivot entre l’Est et l’Ouest de l’Europe, ils ont incontestablement des traits germaniques.
  • L’espace méditerranéen se déploie sur les trois péninsules sudistes de l’Europe : l’ibérique, l’italienne et la mer Egée. Ces deux dernières ont été les grands empires qui ont guidé l’Europe sous l’Antiquité. Ils sont actuellement aux avant-postes des risques démographiques affectant l’Europe.
  • Enfin, l’espace atlantique, formé du Portugal et de la Grande-Bretagne, plus fermées à l’idée européenne, et qui sont ancrés vers d’autres horizons (USA, Commonwealht, Brésil).

Ainsi schématisée, l’Europe est un assemblage composite de plusieurs cercles concentriques concourant à l’identification d’une civilisation, homogène dont cet alliage constitue une mémoire indivise autant qu’un legs historique et culturel (sinon même cultuel, du paganisme au catholicisme).

La convergence franco-allemande, un attelage central mais au demeurant fragile

Il ressort donc de ce rappel préalable que le couple franco-allemand est au cœur d’une Europe carolingienne pluriséculaire, elle-même moyeu essentiel de la coopération européenne.

Pour dire les choses autrement, l’Europe puise sa force dans ce duo congénital, elle s’efface quand cet espace devient sécable. Mais pour autant, la convergence n’est pas l’union.

Comme l’affirme à juste titre Edouard Husson : « La France et l’Allemagne font fausse route lorsqu’elles tendent à nier la diversité européenne, à vouloir uniformiser à outrance les règles pratiques ; au contraire, les périodes de convergence franco-allemande se produisent lorsque Berlin ne cherche pas à imposer ses normes à l’Europe et quand Paris prend les distances avec le biais centralisateur de son Histoire »[1].

C’est la raison pour laquelle les ruineuses guerres nées du nationalisme de détestation, héritage tout napoléonien, qui virent s’affronter l’Allemagne et la France entre 1870 et 1945, eurent des conséquences désastreuses pour l’Europe, la conduisant à une « dormition » actuelle, dans l’attente d’une future renaissance.

Ce fut d’ailleurs le trouble jeu de la Grande-Bretagne, dans la seconde partie du 19ème siècle, que t’attiser les tensions entre puissances continentales, et diviser les peuples européens, pour mieux asseoir son leadership.

Ce faisant, l’Europe a construit sa propre perte, dont elle ne s’est pas relevée.

En revanche, à défaut de pouvoir jouir d’une puissance désormais dissoute, la reconstruction de l’idée européenne fut ensuite relativement équilibrée à partir 1945. Pour sa part, l’Allemagne entreprit un effort sans précédent, pour mieux façonner sa puissance industrielle et monétaire. Ce qui fut le fameux « modèle allemand ». Pour parvenir à ce but, elle a abdiqué de facto le fait militaire, en raison de son histoire honteuse, tandis que la France se vouait à sa diplomatie ancestrale ce qui s’est traduit par un siège permanent au conseil sécurité de l’ONU ; elle a étoffé son réseau d’ambassades et s’est dotée de capacités de renseignement. De même, ayant fait partie des vainqueurs du second conflit mondial, elle a pu disposer de son armée qu’elle peut projeter dans tous les champs d’action et a développé la dissuasion nucléaire. A cet égard, depuis le Brexit, l’armée française reste et demeure la dernière armée constituée du continent, forte d’une discipline bien ancrée. De même, France reste la dernière puissance atomique de l’Union Européenne.

Aussi, dans un contexte de guerre froide, l’Europe a-t–elle reposé sur un couple fécond, à l’image du dieu Janus aux deux visages, où l’Allemagne était l’épée économique et monétaire quand la France fut le bouclier armé et diplomatique. A chaque force son rôle, à chaque nation son dessein tout en forgeant une Europe indépendante. Ce fut l’assise d’une forme de subsidiarité tacite, d’aucuns diront de souveraineté partagée. Pourtant, régulièrement, l’Allemagne, épouse volage, ne négligeait pas l’attraction américaine[2]. L’Atlantisme récurrent des Teutons réduisait le choix d’une 3ème voie que l’Allemagne vient tout récemment d’abdiquer concernant l’alliance stratégique européenne (militaire).

Pour la stabilité de l’Europe, il convient dès lors de prendre soin et de préserver cet équilibre vertueux qui doit prévaloir afin de respecter le principe des souverainetés nationales, composante essentielle de la mosaïque européenne.

C’est aussi pourquoi il faut de soucier du Traité d’Aix-la-Chapelle du 22 janvier 2019 qui tend à débrider les velléités allemandes au détriment des ententes ci-dessus qui avaient prévalues. Cet accord franco-allemand (article 5) tend à satisfaire l’Allemagne concernant sa requête quant à disposer du siège permanent de la France au Conseil de sécurité de l’ONU, ce en violation ave le principe d’indépendance nationale affirmé par l’article 5 de la Constitution du 4 octobre 1958[3].

Sans doute est-ce la raison pour laquelle dans son discours à l’Ecole Militaire du 7 février 2020, sur la dissuasion nucléaire, le Président Emmanuel Macron a prudemment rappelé que : « La stabilité stratégique en Europe nécessite davantage que le confort d’une convergence transatlantique acquise avec les États-Unis ». Ajoutant : « Pour longtemps encore l’Europe ne pourra tirer sa force que des armées nationales »[4].

C’était se souvenir de ce qui avait fait la force de la France : la diplomatie et la défense, l’un et l’autre allant de pair.

Une Europe absente de l’histoire du futur ?

Plusieurs facteurs doivent nous interpeler :

Depuis la crise ukrainienne, largement instrumentalisée à son origine, la Russie a été rejetée vers l’Asie. Depuis lors, toute velléité de puissance continentale de Brest à Vladivostok se trouve réduite. Sans aller vers un axe Paris-Berlin-Moscou, au moins à titre d’alliance de revers (le principe « Westphalien » demeurant toujours d’actualité), il appartient à la France de réparer ce lien d’amitié historique et économique qu’elle avait avec la Russie. Mais ce travail est ardu et nécessite de récréer un climat de confiance dans le temps, ce qui n’est pas acquis à ce jour.

De son côté, si Donald Trump a dénoncé l’OTAN c’est pour mieux se libérer d’un lourd fardeau budgétaire, davantage que pour renoncer à ce relai commercial de son appareil militaro-industriel.

La Grande-Bretagne se désarrime de l’Europe, pour se tourner vers Commonwealth, sa sphère naturelle d’influence, liée au monde anglo-saxons (et five eyes du renseignement).

Enfin, la Chine monte incontestablement en puissance, tissant sa nouvelle route (qu’elle nomme en réalité « ceinture », c’est tout dire) de la soie vers l’Europe, à coup d’investissements en infrastructures plus conséquents encore que ne furent ceux du Plan Marshall, tandis que les Etats-Unis d’Amérique renforcent leur domination sur l’Europe de l’Est comme en témoigne la dernière visite de Mike Pompeo, d’une part, et la relance de la négociation des accords de libre échange transatlantiques, d’autre part.

Dés lors, quelle est la place d’une Europe divisée, privée de vision stratégique ?

Pour une Europe-puissance, il faut une Europe stratège. Pas celle où l’on se refuse à taxer en commun les Gafam, où chacun joue de sa participation du dumping fiscal et social, ni celle où Bruxelles s’oppose à fusion Siemens-Alstom (déjà très diminuée par General Electric). Pas celle qui confie Airbus au seul bénéfice des Allemands, ni celle qui voit les mêmes Allemands revendiquer une hégémonie budgétaire et monétaire. Les dernières velléités germaniques, sans résistance française, créent une rupture systémique affaiblissant d’autant l’Europe.

Il faut une Europe forte qui constitue une alternative dans un monde en bascule.

Ne pas être une colonie numérique

La paix armée étant acquise, c’est donc dans une guerre technologique féroce que l’Europe est malgré elle projetée.

Il est donc essentiel que les acteurs publics établissent un cadre économique favorable à l’émergence de nouveaux champions industriels de la donnée. Cette impulsion se traduit actuellement par une prise de conscience nécessaire, comme en témoigne l’énergie de Thierry Breton, commissaire européen au marché intérieur, en charge notamment de la souveraineté technologique.

Il convient encore de susciter un désir d’alliances industrielles communes, comme le furent Ariane ou Airbus en leur temps. Il faut créer un nouvel enthousiasme continental autour de grands projets d’instruments technologiques innovants qui font actuellement défaut.

Pierre Bellanger ne le dit pas autrement : « Comme au bon vieux temps du Commissariat général du plan, il faut coordonner sur plusieurs années une dynamique nationale et européenne du logiciel en réseau, à l’instar de nos réussites passées : Airbus aurait pu être le nom d’un logiciel européen d’exploitation pour mobile, mutualisé entre les principaux opérateurs de télécommunications de l’Union. »[5].

Il est nécessaire, pour combler le vide stratégique patent, – avec une vision quasi néo colbertiste – de désigner les filières d’avenir et de créer un cadre attractif, avec le concours des états dans leur pouvoir de gouvernance régalienne de la donnée. Les Chinois l’ont fait avec leur plan Made in China 2025 ciblant 10 secteurs d’innovation jugés stratégiques, mais aussi à l’instar d’un Galileo qui est une performance européenne à saluer en matière de GPS alternatif.

Il y a quelques années, Arnaud Montebourg, devenu Ministre du Redressement productif, souhaitait pour sa part « passer un accord stratégique industriel avec l’Allemagne, en définissant vingt secteurs dans lesquels nous avons un intérêt industriel commun et mettre en place des partenariats pour relancer l’innovation que chaque Etat n’arrive pas à soutenir. »[6].

Au lieu de financer sans discernement des start-up vouées à l’échec ou rachetées in fine par des opérateurs extra-européens, des secteurs alternatifs doivent être embrassés tels que l’e-santé, les drones, les objets connectés, et au-delà des moyens ou des outils, faire émerger des finalités économiques d’usage déterminantes. Il faut être en capacité de générer des crypto-monnaies souveraines interopérables, sous l’égide de la BCE, comme le souhaitait déjà Christine Lagarde quand elle était encore au FMI.

In fine, cette Europe-puissance de la donnée doit, pour ce faire, affirmer une véritable indépendance numérique, comme fut acté le choix de l’autonomie énergétique dans la France gaullienne.

Par voie de conséquence, pour réussir et répondre aux nouveaux défis de la (dé)globalisation, l’unité européenne passe donc par la prise en compte de ses compartiments internes, mais elle sera toujours déséquilibrée s’il n’existe pas une union franco-allemande sincère et véritable comme point nodal de cet espace stratégique. Ceci conduit d’ailleurs à réfuter l’idée de fédération, qui créée une institution désaxée, au profit de la confédération, dans le respect des identités profondes.

C’est à cette condition que l’Europe pourra s’affirmer dans le nouveau monde qui se dessine. Nous ne devons pas être relégués au rang de supplétifs.


[1] HUSSON Edouard, Paris-Berlin : la survie de l’Europe, Gallimard, 2019

[2] Voir SOUTOU Georges-Henri, La guerre froide de la France 1941-1990, Taillandier, 2018

[3] GOHIN Olivier, « Le traité d’Aix-la-Chapelle affecte la souveraineté nationale », in Le Figaro 21/01/2019

[4] Discours du Président Emmanuel Macron sur la stratégie de défense et de dissuasion devant les stagiaires de la 27ème promotion de l’école de guerre.

[5] BELLANGER Pierre, La souveraineté numérique, Stock, 2014

[6] MONTEBOURG Arnaud, Votez pour la démondialisation !, Flammarion, 2011, p. 87, proposition n°17