L’intelligence artificielle : un enjeu de souveraineté mais aussi une politique de puissance

par

Marc MENGUY
Diplômé de Sciences Po Rennes et DESS 224
Data manager / Analyste Senior au sein du Département Investissement de BNP Paribas



L’intelligence artificielle (IA) peut se définir comme un ensemble de techniques visant à permettre à des machines de fournir des solutions de plus en plus précises par les connaissances qu’elles agrègent. En somme, « apprendre à apprendre » aux machines.

Par la capacité de reconnaissance des données et un apprentissage progressif, l’IA doit permettre aux machines de résoudre des problèmes à forte complexité. Les champs d’application sont très vastes et impliquent des ruptures technologiques majeures dans les décennies à venir.

Le potentiel est énorme car le marché de l’IA, estimé à environ 10 Mds $ en 2019, devrait en générer 90 Mds en 2025. Production, distribution, infrastructures, l’impact se fera dans la plupart des secteurs (énergie, santé, transports, immobilier, sécurité et défense…), avec des usages civils et…militaires.

L’objectif des grands acteurs de l’IA est par conséquent de gagner en efficacité et en compétitivité, mais pas seulement. La collecte de données personnelles des citoyens consommateurs offre un gisement sans précédent : à la dimension économique, se greffe la sécurité, en termes de contrôle, d’observation et d’influence. « Détecter l’indétectable, anticiper l’imprévisible » … On peut imaginer les possibilités en termes de cybersécurité d’Etat.

C’est ce que sous-entendait vraisemblablement Vladimir Poutine lorsqu’il déclarait en septembre 2017 que « celui qui deviendra le leader de l’intelligence artificielle sera celui qui dominera le monde ». Outre sa dimension polémique, cette formule montre le poids acquis par les nouvelles technologies dans les relations géopolitiques. Il s’agit d’un instrument de puissance et l’IA en serait potentiellement l’arme absolue. Ce que montre cet exemple est que la visibilité d’un discours dans la conquête de l’IA revêt une dimension de souveraineté. Et plus que jamais l’initiative stratégique du pouvoir politique et la fulgurance dans sa mise en œuvre sont déterminantes.

Offensive chinoise et conquête bipolaire

Cette riposte russe par le discours au plus haut niveau est révélatrice de la structure actuelle du marché. Les technologies développées ont mis en évidence un affrontement net pour la domination : GAFAMI (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft et IBM) et NATU (Netflix, Air BNB, Tesla et Uber) américains vs BHATX chinois (Baidu, Huawei, Alibaba, Tencent et Xiaomi), pour ne citer que les groupes les plus matures, n’ont aujourd’hui pas encore d’adversaires comparables.

Il s’agit aussi de l’opposition de deux modèles économiques. Les Etats-Unis ont construit leur conquête sur la base d’un ensemble de groupes privés, ouvertement expansionnistes. En proposant des services dits « gratuits », ils ont tiré profit d’un marché mondial des données ouvert, permettant de collecter massivement des données de manière continue. En reproduisant les GAFAM, la Chine a dupliqué ce modèle en étant la première puissance y introduisant une dimension souveraine. Avec le soutien de l’Etat chinois, les BHATX constituent un périmètre fermé. Pékin bloque ainsi l’expansion américaine dans les réseaux sociaux et les moteurs de recherche, mais aussi dans les moyens de paiement pénalisés par une législation chinoise très contraignante, couplée à un clone antagoniste (Alipay, WeChat, UnionPay). La Chine semble présente dans toutes les technologies « critiques », avec un positionnement d’utilisation duale, à la fois consumériste et sécuritaire : les drones (le numéro un mondial du drone civil, DJI), la géolocalisation (Beidou, copie du GPS américain, opérationnel en 2020), Huawei (leader mondial de la 5G). En outre, « l’empire du Milieu » semble aussi en mesure de maitriser l’ensemble de la chaine de valeur, jusqu’aux minerais.

L’irruption chinoise dans l’IA a montré en 2015 une rupture supplémentaire d’implication du pouvoir central, avec le programme « Made in China 2025 ». Le Parti Communiste Chinois y établit une liste des industries clés dans le futur, au sommet de laquelle se positionne l’IA.

Ce double objectif est très ambitieux . Il se traduit par un investissement devant passer de 22 Mds $ en 2020 à 59 Mds $ en 2025 et 150 Mds$ en 2030, et atteindre l’autosuffisance technologique sur 70% des composants. Les premiers effets du plan sont perceptibles dès maintenant : la Chine a attiré en 2018 près de la moitié des investissements contre 38 % pour les États-Unis, alors qu’ils ne représentaient que 11.3% en 2016.

Dans le même temps, la production de brevets chinois a très fortement progressé, permettant de devancer les États-Unis en 2020, pourtant leader depuis 40 ans, selon l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI).

L’expansion accélérée chinoise se fonde donc non seulement sur un modèle très protecteur mais aussi sur une offensive informationnelle, parfois à la frontière de la propagande technologique. Cette visibilité est d’autant plus importante dans un domaine où la compétition technique peut brouiller les cartes dans la mesure où le prix de produits aux capacités sensiblement similaires semble être le cœur de l’affrontement alors qu’en réalité il s’agit d’un problème de suprématie en termes de puissance, dans la domination du monde immatériel. Dans un contexte tendu de guerre commerciale et technologique (cf. l’affaire USA vs Huawei), la rivalité a été ravivée, et les Etats-Unis ont bien cerné cet enjeu de souveraineté. En septembre 2018, l’une des nombreuses agences publiques, la DARPA (Defense Advanced Research Projects Agency) investit 2 Mds € dans le programme « AI Next ». Même si la majorité des investissements américains sont privés (environ 300 Mds €), l’annonce du plan stratégique de Trump en Février 2019 inscrit définitivement l’IA dans les priorités de sécurité nationale.

La place de la France dans cet affrontement de puissances

Face à ce risque élevé de dépendance technologique, soulevé par de nombreux spécialistes français, la première prise de conscience des pouvoirs publics intervient en 2018 avec le Rapport Villani sur l’intelligence artificielle. Ce dernier reconnait que la France est devancée par les États-Unis, la Chine, la Grande-Bretagne, le Canada et Israël. Dans la foulée, E. Macron dévoile un plan de la stratégie nationale. Ce plan identifie quatre secteurs prioritaires : santé, transports, environnement et défense, et se fonde sur les nombreux atouts français dans l’IA. Tout d’abord, un système de recherche et universitaire de renom en mathématiques, statistiques et logiques avec près de 5 300 chercheurs, quelques 200 laboratoires et des centaines de start-ups. Ceci permet à la France d’être en troisième position pour la production mondiale d’articles[1], et d’être aussi le leader européen du dépôt de brevets. Enfin, le système centralisé français a produit un effet positif dans ce domaine avec un parc de bases de données de grande taille. Le plan a impulsé des chantiers majeurs, parmi lesquels :

  • Création de 4 instituts interdisciplinaires de l’IA (3IA) sur des thématiques ciblées (la santé, l’environnement, les transports, les territoires et l’énergie)
  • Création d’un fonds pour l’innovation et l’industrie doté de 10 Mds €.
  • Construction à Saclay d’un puissant supercalculateur de 14 pétaflops conçu pour les applications IA, qui doit entrer en activité dans les prochains mois.

Les faiblesses de la France dans l’affrontement

Ce calendrier très récent ne permet pas de voir les effets concrets d’un tel volontarisme politique. A l’image de ce qui s’est passé par rapport à la question du stockage des données, la situation française montre à nouveau une faille majeure dans le dispositif à cause de l’implication tardive du politique.Et comme dans d’autres grands secteurs d’avenir[2], la culture d’abondance nous fait défaut. La conséquence directe est que le dimensionnement des investissements, très en retrait par rapport aux sommes colossales engagées par les États-Unis et la Chine, n’a pour l’instant produit qu’un faible effet de résonance. Cette occupation réduite du terrain se décline à plusieurs niveaux :

  • Le manque d’infrastructures[3] de stockage et de traitement de données, maintient la majorité des initiatives à un stade d’expérimentations. Le corollaire direct est une faible protection des actifs stratégiques. Le décrochage des grands groupes français par rapport à l’IA empêche de valoriser les « actifs » humains face à l’attractivité des GAFAM. La France forme des talents de haut niveau mais pas assez et laisse s’échapper une partie de sa matière grise.
  • Les liens entre recherche publique et secteur privé sont encore insuffisants, ce qui limite le transfert de la recherche pour des applications industrielles. Au sein du secteur privé, il existe encore peu de liens entre les grands groupes et les start-ups de l’IA.
  • La persistance du frein juridique pour passer du stade des publications d’articles aux brevets. Même si ce champ du droit français et européen évolue actuellement, la notion de brevetabilité de l’IA en France ralentit la production de brevets dans la mesure où les «innovations d’usage» des logiciels ne sont pas protégées. Le résultat est que peu de publications se sont traduites en applications concrètes.
  • Les perceptions renvoyées par l’IA dans l’Hexagone rendent compte d’un déficit d’information auprès de tous les publics. La faible pédagogie dans l’explication du fonctionnement de l’IA et de ses enjeux de société parasite la construction d’une culture de l’IA et la renvoie encore à une affaire de « spécialistes ». L’IA suscite un grand intérêt mais la complexité du sujet laisse fréquemment place à la peur de suppressions d’emplois ou de substitution de la machine à l’être humain sans que rien ne permette aujourd’hui de le démontrer.

Ces différents freins ont conduit à un nombre limité de projets emblématiques. La traduction de l’excellence française dans des projets de grande taille commence tout juste à émerger et ne bénéficie donc pour l’instant que d’un rayonnement réduit. Le déficit d’investissement domestique a été compensé par la force de frappe des investisseurs étrangers, profitant du réservoir de chercheurs et d’entrepreneurs. Le territoire national bénéficie ainsi de nombreux partenariats depuis plus 2017 : coopération d’Atos avec les Émirats et Google, installation de nombreux laboratoires d’IA (Huawei, Facebook, IBM à Saclay…),… Mais cette visibilité se fait par procuration et a pour contrepartie de progressivement transformer la France en plateformes d’adossement des géants américains et chinois.

Des carences identiques au niveau européen

Au niveau continental, l’appropriation du marché par les géants non européens montre aussi le manque de prise en compte de l’enjeu de souveraineté. La France ne peut s’appuyer aujourd’hui que sur un noyau de structure régionale encore embryonnaire et un discours peu offensif. Alors que l’Europe est le second grand bloc après la Chine en termes de nombres d’utilisateurs d’internet (411 millions d’utilisateurs vs 733), aucun grand projet européen n’a encore émergé dans l’IA.

Il faut attendre 2018 pour voir les premières initiatives se concrétiser : le 10 avril 2018, vingt-quatre Etats membres de l’Union Européenne et la Norvège ont signé une déclaration dans laquelle ils s’engagent à regrouper leurs forces. La Commission européenne a élaboré une stratégie de développement dotée de 20 Mds € jusqu’en 2020, le partage de données entre les différents états ainsi que l’élaboration de règles éthiques. En 2019, a eu lieu le lancement de l’AI4EU[4], une plateforme d’IA à la demande[5]. Il s’agit d’un projet intéressant mais bénéficiant de dotations peu élevées : la Commission européenne a ainsi prévu d’investir 1,5 Mds € d’ici 2020 puis 2,5 Mds € jusqu’en 2027.

L’autre axe européen consiste à se différencier des deux grandes puissances conquérantes par l’approche éthique dans la protection des données. Mais sur ce terrain sensible, il faut aussi compter sur le principe de conformité que cherchent à imposer les géants américains. Pour ne pas se faire piéger dans une course à la légitimité pour la sauvegarde de l’éthique, les géants de la Silicon Valley prétendent instaurer de « bonnes pratiques » dans le domaine, et par là-même mieux informer le grand public. C’est l’objectif de la création du Partnership on Artificial Intelligence to Benefit People and Society en septembre 2016. Google a même tenté de lancer un comité éthique en avril 2019, mais ce fut un échec, par faute d’un casting approprié. Pour revenir sur l’Europe, il faut noter que Google a multiplié par six ses dépenses de lobbying et y emploie 15 lobbyistes, dont 9 à temps plein. Le volet éthique ne peut donc constituer une barrière suffisante pour compenser le déficit d’influence technologique.

Quels leviers et pour quel modèle français ?

la France a-t-elle réellement les moyens de revenir dans la course ? Oui, probablement, car nous disposons d’une « matière première » importante, mais à condition de changer d’échelle et d’aller plus vite. La France pourra sans doute difficilement rejoindre le peloton de tête. La meilleure riposte ne sera pas tant de créer une ligne Maginot numérique pour tenter de bloquer des leaders déjà très implantés que de se battre avec des moyens comparables. Un exemple immédiat est particulièrement intéressant : l’ambition de devenir leader mondial dans l’IA santé. En s’appuyant sur un système de base de données publiques « Santé » parmi les meilleurs au monde, la France vient de lancer la plateforme Health Data Hub. Comme le précisent ses créateurs, chaque hospitalisation aboutit à un rapport résumant les pathologies et les actes techniques réalisés, à des fins de remboursement. Ces rapports nourrissent le Système national des données de santé (SNDS) qui couvre 99 % de la population française et contient 20 milliards de lignes de prestations. Il ‘agit d’un gisement de data sans égal dans le monde. Encore reste-t-il au pouvoir politique ainsi qu’au monde économique français à définir les potentialités de son usage commercial, en termes de conquête du monde immatériel. Mais le fait de poser cette question renvoie à la capacité de la France à définir une stratégie assumée par ses forces vives.

L’émergence de puissances de second rang montrent aussi que la stratégie du faible au fort donne des résultats : l’Inde, peut-être l’exemple le plus impressionnant des new comers de l’IA, la Corée, Israël, le Japon ou encore la Scandinavie. La Finlande veut devenir un leader de l’IA, et a décidé de former 1% de sa population, point de départ de la mise en place d’un écosystème technologique.

L’objectif est donc d’activer d’urgence trois leviers : augmenter significativement les investissements pour développer un écosystème public-privé moteur, adapter le cadre législatif des données pour en simplifier l’exploitation et créer une culture de l’IA. C’est à ces conditions que la France pourra produire davantage de brevets et gagner en influence. 



[1] Derrière la Chine et les Etats-Unis, au coude à coude avec le Canada.

[2] Citons les biotechnologies à titre d’exemple.

[3] Ce déficit d’investissements engendre un niveau de collecte de données bien inférieur aux géants américains et chinois.

[4] Artificial Intelligence for the European Union.

[5] Elle est pilotée par Thales et est spécialisée dans l’électronique, l’aérospatiale et la défense.