Les SPAC américains à la conquête des start-ups françaises du spatial

Par Florence Pouzet, MSIE37 de l’Ecole de Guerre Economique

Dans un contexte de pandémie mondiale, les marchés financiers regorgent de liquidités suite au plan de sauvetage de l’économie par les banques centrales. Les investisseurs à la recherche de rendement, se tournent vers les Special Purpose Acquisition Companies (« SPAC »), ces véhicules d’acquisition venus des États-Unis interpellent. La polémique soulevée par l’introduction des SPAC en France met en lumière les problématiques liées à la souveraineté des secteurs stratégiques français, au financement des start-ups, aux réponses proposées par l’État afin de protéger son tissu économique.  Pour en comprendre les enjeux, prenons le cas de la start-up française Preligens, spécialisée dans le renseignement spatial.

La pandémie mondiale, une opportunité pour l’introduction des SPAC en France

Depuis mars 2020, afin d’éviter une nouvelle crise financière, les banques centrales se sont alliées pour inonder les marchés de liquidités via l’émission de dettes étatiques à taux négatif. Afin de contrer les effets de la crise sanitaire, la Banque Centrale Européenne (« BCE ») a lancé le « programme d’achats d’urgence face à la pandémie » ou PEPP (Pandemic Emergency Purchase Programme). Ce programme permet à la BCE d’acheter pour 750 milliards d’euros, l’équivalent de 6% du PIB de la zone euro et vient en supplément des achats de 300 milliards d’euros déjà prévus pour maintenir les crédits à l’économie. « Ce rachat massif par la Banque Centrale Européenne a provoqué une diminution significative des rendements sur les marchés obligataires, et a contrario, a provoqué une valorisation sensible du marché actions, notamment sur les bourses » nous explique Vincent REMAY, Conseiller du Président de Viel & Cie lors d’un entretien.

Les SPAC, effet de mode ?

La recherche de rendement d’actifs sur les marchés fait de la place à de nouveaux vecteurs américains de prédation économique au sein des bourses européennes, les SPAC. Créés aux États-Unis dans les années 90, les SPAC n’ont pas de fonction opérationnelle. Ces « coquilles vides » ont pour but d’acquérir des cibles dans un temps limité. Les noms des cibles ne sont pas communiqués aux investisseurs (exigence règlementaire), seuls les secteurs peuvent être mentionnés dans le prospectus à destination du régulateur. Concrètement, les investisseurs accordent leur confiance à un groupe de sponsors, souvent des personnalités du monde du Private Equity avec un track record à succès, pour qu’ils dénichent des pépites à acquérir à horizon 18-24 mois. Sans quoi, l’entité est décotée et l’argent redistribué aux investisseurs.

La bourse américaine déborde de SPAC

Ce pari sur l’homme fonctionne très bien aux États-Unis. Selon Duncan LAMONT, Directeur de la recherche et analyse chez le gestionnaire d’actif britannique Schroders, « entre 2003 et 2019, une moyenne de 17 SPAC par an a été cotée sur le marché boursier américain […]. L’année dernière, on a enregistré un nombre record de 248 introductions en bourse de SPAC, plus que les 12 années précédentes combinées ». Avec un record de 297 introductions en bourse de SPAC, le montant des fonds levés sur l’année 2021 seule s’élève à 97 milliards de dollars, soit plus que ce qui a été levé entre 2003 et 2019.

Victime de son succès, la bourse américaine est cependant en risque d’indigestion, au point que certains qualifient le phénomène de bulle spéculative ou de phénomène de mode pour les moins alarmistes. De surcroît, le rendement des SPAC promis par les personnalités du monde des affaires, n’est pas tant au rendez-vous qu’annoncé. En effet, selon une étude universitaire de la New York University School of Law, la plupart des SPAC sous-performent après la concrétisation de l’opération. Il apparaît que la performance dépend pour majeure partie de la qualité des sponsors (la star de la NBA Shaquille O’Neal et le rappeur Jay-Z ont aussi lancé leurs SPAC) et du travail de due diligence effectué en amont. D’où la méfiance de certains acteurs financiers sur le sujet.

La bourse française au début de sa relation avec les SPAC

Boostés par la situation sanitaire, les SPAC accélèrent leurs introductions sur les bourses européennes depuis quelques mois. Stéphane BOUJNAH, patron d’Euronext, la place boursière de la zone euro, y voit une opportunité de relancer le marché des introductions en bourse, en berne. En effet, le storytelling des créateurs des SPAC ainsi que les mécanismes d’introduction en bourse étant moins exigeants qu’une opération traditionnelle, les SPAC séduisent, timidement.

Pour l’heure, 5 SPAC ont intégré le marché boursier français, jugé comme accueillant par les professionnels en termes de réglementation. Le SPAC inaugural est intervenu en 2016, Mediawan, spécialisé dans l’audiovisuel, crée par Xavier NIEL, le patron de Free et Matthieu PIGASSE, ex-CEO de la banque Lazard France. Selon Reuters, ce sont les secteurs de l’automobile, de la tech et du spatial qui sont les plus ciblés. Avec une force de frappe financière intimidante par rapport aux fonds proposés par les levées traditionnelles, l’État français doit rester lucide quant au potentiel cheval de Troie économique que représenterait une arrivée massive de SPAC. Il doit réfléchir à un arsenal de réponses sous les angles offensif / défensif, et bâtir une stratégie d’anticipation afin de protéger le patrimoine économique français.

Pour illustrer la menace qui pèse sur la souveraineté des secteurs stratégiques de la France, prenons le cas de Preligens, une start-up française du New Space, spécialisée dans les technologies de rupture assistée par intelligence artificielle pour le secteur de la Défense et du Renseignement.

Preligens, pépite tricolore ciblée par le renseignement américain

Créée en 2016, Preligens (ex-Earthcube) est une start-up française, spécialisée dans l’analyse de données géo-spatiales assistée par intelligence artificielle. Entreprise en forte croissance, sa clientèle se compose exclusivement de ministères des armées dans le monde et d’agences de renseignement (notamment les 3 armées françaises, la Direction du Renseignement Militaire). Il y a quelques mois, la CIA repère tout l’intérêt de la technologie de Preligens et l’approche via le fonds In-Q-Tel. L’État réagit rapidement et sécurise les capitaux de la pépite française en entrant à son capital.

En novembre 2020, Preligens effectue une levée de fonds de 20 millions d’euros auprès de sociétés d’investissements (ACE Management, 360 Capital) avec l’entrée à son capital du Ministère des Armées français via le fonds Definvest géré par BPI France.

C’est alors que Preligens est prévenue par un banquier qu’elle figure en tête de liste de la cible du spécialiste américain de GEOINT BlackSky, dont la fusion avec un SPAC américain, OSPREY, avait été annoncée le 18 février 2021. Face à ces sollicitations venues d’outre-Atlantique, l’État reste vigilant alors que les entreprises s’inquiètent. La patron d’Euronext considère que les SPAC « deviendront les interlocuteurs naturels des entreprises technologiques », mais à quel prix ?

L’intérêt suscité par Preligens de la part de BlackSky nécessite, au-delà de l’intimidante capacité d’investissement d’OSPREY (318 millions de dollars en cash sur la table pour l’introduction en bourse de BlackSky), de s’intéresser aux personnes derrière cette opération pour en comprendre les intérêts finaux. Intelligence.online a eu accès aux documents financiers présentés par BlackSky à l’occasion de la fusion. Il apparaît que Peter THIEL, via son fonds Mithril Capital, est l’actionnaire historique de BlackSky. Peter THIEL est le fondateur du géant du big data Palantir, (ayant pour clients la CIA, le FBI, la DGSI, entre autres) et membre du conseil d’administration de Facebook. THIEL se fait de plus en plus discret puisque BlackSky tend à délaisser la partie technique de son activité pour se tourner vers l’analyse de données, le cœur de métier de Palantir…également le cœur d’activité de Preligens. 

Territoire de guerre économique extra-atmosphérique

« L’espace est un endroit d’où l’on pourrait conduire la guerre à court terme. La défense suppose la maîtrise d’un certain nombre de fonctions comme le renseignement stratégique, l’interception, la localisation, la navigation […] La donnée numérique irrigue toutes les actions militaires. La donnée numérique est centrale et dépend des activités spatiales » nous dit le Général Vincent DESPORTES lors d’une conférence à l’Ecole de Guerre Economique en mars 2021. 

Depuis le lancement en 1983 par le président REAGAN du programme Investissement de Défense Stratégique (IDS), plus communément nommé dans les médias « La Guerre des Etoiles », l’espace est devenu le territoire d’une guerre économique densifiée avec des enjeux qui vont croissant : les télécommunications, la navigation, l’observation.

Au-delà d’une logique de hard power, les puissances ne cherchent pas tant à militariser l’espace qu’à maîtriser leur arsenal technologique. Les puissances présentes dans l’espace exercent à ce titre un pouvoir de dissuasion vis-à-vis des nations qui tentent elles aussi une percée. 

Territorialisation de l’espace, humaniste mais pas trop

Le droit international de l’espace est intimement lié au concept de liberté. Il repose sur une vision humaniste du partage de l’espace mettant en avant le principe de non-appropriation dans l’article 2 du Traité des Nations Unies de 1967 (Traités et principes des Nations Unies relatifs à l’espace extra-atmosphérique, 2002) relatif à l’espace extra-atmosphérique : « L’espace extra-atmosphérique, y compris la Lune et les autres corps célestes, ne peut  faire  l’objet  d’appropriation  nationale  par  proclamation  de  souveraineté,  ni  par  voie d’utilisation ou d’occupation, ni par aucun autre moyen. »

Cependant, comme le souligne Pierre-Stanley PERONO lors d’une conférence à l’Ecole de Guerre Economique en mars 2021, « la notion d’appropriation ou de territorialisation fait passer l’espace comme bien qui n’a pas encore de propriétaire, et qui donc peut en avoir un. Celui qui s’en empare en premier le possédera ». Cette logique n’échappe pas aux américains qui votent en novembre 2015, le SPACE Act (Spurring Private Aerospace Competitiveness and Entrepreneurship Act of 2015). Cette loi, décidée unilatéralement, permet aux entreprises américaines « d’entreprendre l’exploration et l’exploitation commerciales des ressources spatiales ». Bien qu’en contradiction avec les principes du traité international de 1967, les États-Unis se défendent de les violer.

Dans un contexte de guerre économique, d’enjeu d’autonomie et de souveraineté, sur la base du principe du libre accès à l’espace en tant que bien commun, « les nations qui ont le plus de ressources pour se positionner dans l’espace seront favorisées. Ce phénomène crée une rupture d’égalité car il sera de plus en plus difficile d’y accéder » souligne Pierre-Stanley PERONO.

Quelles mesures sont déployées par l’État Français pour répondre à la menace économique et aux problématiques de souveraineté ?

L’outil juridique

Face au SPAC américains décomplexés, en 2019, l’État Français vote la Loi PACTE (Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises). Cette loi a pour objet de « lever les obstacles à la croissance des entreprises, à toutes les étapes de leur développement : de leur création jusqu’à leur transmission, en passant par leur financement. » (Ministère de l’Economie, des Finances et de la Relance, 11/09/2019)

Dans le cas d’injections de capitaux étrangers en France, cette loi permet à l’État d’avoir un droit de regard sur les capitaux étrangers à destination des entreprises dans les secteurs stratégiques, notamment le spatial. « L’article R. 151-3 du code monétaire et financier identifie les secteurs d’activité dans lesquels les investissements étrangers sont soumis à autorisation préalable. » (Direction Générale du Trésor, 15/01/2021)

Le soutien financier

Pour faire face à la sollicitation insistante des américains auprès des start-ups françaises du New Space et à l’arrivée massive de capitaux étrangers en France, en 2017, Le Ministère des Armées, en partenariat avec BPI France a créé Definvest. Alors que les SPAC lèvent des fonds par centaines de millions d’euros par opération, Definvest est « seulement » doté de 50 millions d’euros pour soutenir les PME qui évoluent dans les secteurs stratégiques, comme Preligens. En entrant au capital des entreprises de secteurs stratégiques, Definvest a vocation à sécuriser les intérêts économiques de la France.

Au regard de la situation décrite dans cet article, la France se trouve dans une situation délicate et nécessite d’étoffer son arsenal de réponses pour se donner les moyens de ses ambitions. Voici quelques propositions :

Penser la souveraineté économique de manière globale et transverse sur toile de fond d’intelligence économique

Sous l’angle défensif 

Une force de frappe financière étoffée

Renforcer le dispositif déjà en place afin de soutenir les entreprises innovantes à haute valeur ajoutée. Definvest est actuellement dotée de 50 millions d’euros. La force de frappe financière des SPAC est bien plus significative que celle de Definvest, une dotation largement plus étoffée permettrait aux start-ups de gérer sereinement leur développement et ne pas être « tentés » par les propositions séduisantes étrangères.

L’Autorité des Marchés Financiers, le garde-fou

Les SPAC, afin d’entrer en bourse, doivent soumettre un prospectus à l’Autorité des Marchés Financiers, afin notamment de valider le droit applicable et d’assurer la protection des investisseurs. Une implication appuyée du gendarme de la bourse française dans une optique de protection des intérêts économiques français serait intéressante. Le régulateur détient à ce titre, en tant que garde-fou, un rôle déterminant dans les opérations d’introduction en bourse.

L’ANSSI, le défenseur de l’ombre

L’ANSSI (Agence Nationale de la Sécurité des Systèmes d’Information) de Guillaume POUPARD, protège les systèmes d’information des infrastructures critiques nationales, les OIV ou opérateurs d’importance vitale des attaques sur leurs systèmes d’informations. Le secteur de l’espace (les noms des entreprises sont classées secret défense) est par décret un secteur protégé par l’ANSSI, selon la LPM, la loi de Programmation Militaire. L’ANSSI a un rôle critique dans la guerre économique. En effet, comme le mentionne le Général Henri BENTÉGEAT dans son entretien sur la chaîne Thinkerview, « le vrai danger économique est le danger cyber car les informations les plus précieuses ne sont pas les informations que l’on échange par téléphone […] pour y avoir accès, il faut des moyens cyber et le danger est redoutable ». L’ANSSI passe son temps, entre autres, à sensibiliser les chef d’entreprises. Les moyens dans les grandes entreprises françaises sont beaucoup moins problématiques que dans les PME, qui constituent une grande partie du tissu économique français.

Lors d’une introduction en bourse d’un SPAC qui représenterait une menace potentielle des intérêts économiques français, il serait intéressant de réfléchir à un outil hybride. Cet outil consisterait en l’étude de dossier d’introduction en bourse de SPAC par une consultation avec un acteur de l’intelligence économique de concert avec les acteurs précités (AMF, Fonds d’investissement, ANSSI). L’étude du dossier serait alors enrichie par les divers angles des parties prenantes afin de proposer des contreparties de valeur aux sponsors du SPAC en échange d’une cotation à Paris, et donc d’une maîtrise du risque par une préparation méthodique en amont.

Sous l’angle offensif

Une implication du citoyen par l’investissement

Il serait intéressant de réfléchir à la création des fonds gérés par un asset manager avec une garantie du capital à destination des particuliers français pour que ces derniers puissent bénéficier directement des rendements engendrés par les entreprises des secteurs stratégiques, et de ce fait là, protéger les intérêts économiques de la France par le bas.

L’intelligence économique « by-design » pour un citoyen-investisseur éclairé et responsable

A l’instar du règlement général sur la protection des données (RGPD), qui instaure notamment les notions de responsabilité dès la conception de produit, il serait intéressant de réfléchir à déployer et intégrer l’intelligence économique de manière systématique à chaque étape de la conception de l’outil proposé précédemment. Un travail de recherche d’informations avec les professionnels de l’intelligence économique en partenariat avec les assets managers à destination des épargnants pour leur proposer des investissements conformes aux logiques de protection des intérêts économiques de la France. Ceci permettrait enfin d’éclairer les citoyens- investisseurs, et de les impliquer en toute transparence dans le processus, pour que chacun soit responsable de son investissement, en confiance, tout en participant à la protection des intérêts économiques de la France.

Conclusion

Face à une densification de la guerre économique et à la menace des secteurs stratégiques français, l’État doit adapter ses réponses face à l’intrusion des acteurs externes sur son territoire. L’enjeu de l’occupation de l’espace est un élément de premier plan pour les puissances et la France doit mettre en œuvre une stratégie d’anticipation afin de protéger son écosystème technologique pour rester dans la course et assurer sa place sur l’échiquier mondial.