« Le monde arabe en morceaux »

Syrie, Middle East, Carte, Monde, Irak, Continent

Compte rendu de l’ouvrage de Charles Thépaut, Le monde arabe en morceaux, des printemps arabes au recul américain.

Par Hasnae Chami-Boudrika

Charles Thépaut est un diplomate français au Quai d’Orsay spécialiste du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord. J’ai fait la connaissance de Charles Thépaut lors du Salon Maghreb-Orient des Livres du 8 février 2020. A cette occasion, Charles Thépaut était l’un des invités de la table-ronde « Vents de révolte : Algérie, Liban, Irak » aux côtés notamment de la Libanaise Joumana Haddad, auteure, journaliste et militante des droits de l’homme.

Lien vers la table-ronde du Salon Maghreb-Orient des Livres : Vents de révolte : Algérie, Liban, Irak (Mustapha Benfodil, Joumana Haddad, Charles Thépaut) – YouTube

La nouvelle édition du « Monde arabe en morceaux » de Charles Thépaut sortait officiellement le 4 mars mais le livre était disponible en avant-première au Salon Maghreb-Orient des Livres. Ce fut alors l’occasion pour moi de me procurer l’ouvrage et en bonus d’échanger directement avec Charles Thépaut. Je me souviens lui avoir fait part de ma remarque concernant le titre du livre faisant mention de « Monde Arabe » alors qu’il n’y a pas que des Arabes dans la région.

Charles Thépaut m’avait alors expliqué que la notion de « monde arabe » est un concept utilisé comme point de départ et comme entrée en matière dans l’étude de la zone. Charles Thépaut explique d’ailleurs très bien le choix de ce terme dès l’introduction du livre « Le monde arabe en morceaux, des printemps arabes au recul américain » paru aux éditions Armand Colin.

Charles Thépaut, qui parle arabe, mène une analyse académique enrichie de sa présence en tant que diplomate sur le terrain. D’où le grand intérêt de ce livre pour découvrir le contexte historique du Maghreb et Moyen-Orient ou pour développer ses connaissances du sujet.

*La lecture du livre de Charles Thépaut « Le monde arabe en morceaux, des printemps arabes au recul américain » est indispensable pour avoir une vision complète de la situation du monde arabe pays par pays. Je souhaitais partager ici mes notes de lecture de ce livre.

Le monde arabe se définit par une langue, une ethnie et une religion

L’idée de monde « arabe » regroupe trois notions clés :

  • La langue arabe est la langue nationale de 22 pays ;
  • L’ethnie à travers les conquêtes des tribus Arabiques aux VIIème et VIIIème siècle ;
  • La religion par le fait que l’Islam révèle ses préceptes en arabe.

Cependant, ces notions ne sont pas figées et leur prégnance évolue dans le temps, par exemple du XVIème au XXème siècle durant la domination de la région par l’Empire Ottoman. A cette période, les Arabes étaient devenus Ottomans et la langue arabe avait surtout une fonction théologique et dialectale. De même, les influences actuelles des langues française et anglaise sur les dialectes arabes dues à la colonisation française et aux mandats britanniques ont fait évoluer l’articulation entre les trois notions.

La dimension religieuse est marquée par l’histoire de l’Islam primitif consignée à partir du règne des Omeyyades (660-750) et des Abbassides (750-1258). En particulier, le nom de la religion « Islam » a été arrêté durant le règne du calife omeyyade Abdel Malek Ibn Marwan (646-705). Ce calife a sacralisé le Coran, posé le prophète Mahomet comme figure centrale, codifié de nombreux rituels religieux en Islam et doté la vocalisation au Coran.

La colonisation européenne a suivi les traces de l’Empire Ottoman sur la région Maghreb et Moyen-Orient

Les frontières administratives de l’ancien Empire ottoman ont largement inspiré celles établies par les puissances coloniales européennes, même si la compétition entre Paris et Londres a induit des dynamiques différentes de celles induites par la domination ottomane depuis Istanbul. Par ailleurs, les alliances réalisées dans le Golfe par l’Empire britannique ont renforcé le pouvoir de familles comme Nahyanne aux Emirats arabes unis, Khalifa au Bahreïn, Thani au Qatar et Sabah au Koweït.

Cependant, la réaffirmation culturelle arabe émerge initialement en opposition à la culture ottomane, contestée dès 1868 par le philosophe libanais Ibrahim al-Yazigi (1847-1906) par la création d’un groupe de réflexion, majoritairement composé de chrétiens, réclamant le renouveau de la littérature arabe classique et attaquant ainsi la langue turque.    

En Syrie, le cercle de réflexion « Renaissance arabe » est créé en 1939. Et en 1944, deux Syriens, le chrétien orthodoxe Michel Aflaq (1910-1989) et le sunnite Salahedine Bitar (1912-1980) ont fondé le parti Baas qui signifie en arabe « Résurrection ». Aflaq et Bitar s’étaient auparavant rencontrés à Paris et étaient proches des courants de militants communistes et socialistes.

Ainsi, le parti Baas, qui était la formation panarabe la plus aboutie d’un point de vue organisationnel et idéologique, a propagé l’image laïque des courants panarabes. Ce parti est devenu une force politique influente dans les institutions militaires et les administrations sous le régime des mandats.  

Les trois phases des Printemps Arabes de 2011 à 2015

Les évènements survenus dans la région Maghreb et Moyen-Orient à partir de 2011 peuvent être divisés en trois phases distinctes :

  • Les soulèvements dans la région à partir de 2011 suivis de la chute de certains dirigeants autoritaires ;
  • La période des transitions qui a suivi avec notamment l’Assemblée constituante en Tunisie, l’arrivée au pouvoir de Morsi en Egypte, la réforme constitutionnelle au Maroc, la militarisation du conflit en Syrie ou encore le dialogue national au Yémen ;
  • A partir de 2013, il y a eu quelques transitions marquées par le coup d’Etat en Egypte, l’enlisement de la guerre civile et la fragmentation de l’opposition en Syrie et l’enlisement en Libye et l’adoption de la Constitution en Tunisie. Mais cette phase se termine en 2015 par l’apparition de Daech dans la région.

La naissance des courants islamistes

Malgré l’hétérogénéité de l’islamisme, les islamistes se partagent des éléments de doctrines communs. Par ailleurs, les théoriciens principaux de l’islamisme sont Hassan al-Banna (1906-1949), Sayed Qutb (1906-1966) et Sayyid Abdul al-Maududi (1903-1979). Leurs théories se basent sur l’idée de la restauration califale sans pour autant approfondir les principes de cet Etat.

En radicalisant le cadre conceptuel énoncé par Hassan al-Banna, Sayed Qutb accuse les influences occidentales sur les sociétés arabes et musulmanes. Il dénonce également les Juifs en tant qu’ennemis de l’islam depuis l’époque de Mahomet.

De ce fait, le livre « La justice sociale en islam » publié par Sayed Qutb en 1949 instaure les clés de l’islamisme à travers la réinterprétation des concepts islamiques dans un cadre politique contemporain.

De plus, les livres de Sayed Qutb sont très lus dans le monde arabe et ont inspiré les trois messages des Frères musulmans qui sont :

  • L’authenticité islamique comme réponse à la question nationale ;
  • L’Etat arbitre et gestionnaire comme réponse à la question sociale ;
  • L’utilisation de la charia comme solution politique et juridique.

En ce qui concerne les méthodes de conquête du pouvoir et le recours à la violence édictés par Sayed Qutb, les Frères Musulmans égyptiens les ont rejetés mais d’autres mouvements les ont adoptées, à l’image des groupes djihadistes.

De leur côté, les salafistes glorifient le puritanisme extrême aux niveaux religieux et social. D’ailleurs, le terme « salaf » en arabe est en lien avec le fait de retourner à la source de l’islam du temps du prophète.

Trois sous-tendances salafistes co-existent :

  • Les salafistes quiétistes se soumettent au gouvernement et ne se préoccupent pas de l’ordre politique mais uniquement de leurs familles et communautés. D’ailleurs, le wahhabisme est la forme la plus importante du salafisme quiétiste car il imprègne le contexte politique saoudien.
  • Les salafistes djihadistes rejettent l’ordre national et international et le remplacent par une salafisation autoritaire et révolutionnaire, fondée sur l’identification d’ennemis « proches » (les régimes arabes) et d’ennemis « lointains » (les Occidentaux en général, et les Américains en particulier).
  • Les salafistes politiques accompagnent l’islamisation de la société à travers la participation aux jeux politiques et aux processus électoraux.
  • Enfin, le mouvement mystique qui est le soufisme est basé sur des confréries et sur l’aura de maîtres spirituels. Il n’est pas a proprement parler politique et différents leaders islamistes ont pu s’y engager.

Des islamistes tunisiens d’Ennahda à l’élection d’un président tunisien sans parti politique

L’instabilité alimentée par des groupes salafistes a forcé le mouvement tunisien Ennahda à choisir entre les partis laïcs et ses liens avec les salafistes. Les assassinats des responsables politiques laïcs Chokri Belaïd le 6 février 2013 et Mohamed Brahimi le 25 juillet 2013 ont provoqué une crise politique entre août 2013 et janvier 2014 avec des règlements de comptes entre salafistes et laïcs, ce qui a conduit Ennahda à faire des choix stratégiques.

Pour mettre fin à ces tensions politiques qui risquaient de perturber la transition du printemps tunisien, un dialogue national a été lancé un an après ces évènements. Ce dialogue était mené par les syndicats UGTT et UTICA, la ligue tunisienne des droits de l’Homme et l’Ordre des avocats.

Ce dialogue, qui a été difficile, a abouti à un équilibre avec le départ d’Ennahda du pouvoir et l’assurance qu’il n’y aura pas une chasse agressive des membres du parti islamiste. Parmi les concessions faites par Ennadha, il y a eu la restauration de la neutralité des mosquées et le limogeage de 18 gouverneurs d’Ennahda sur les 24 gouverneurs.   

A noter que le dialogue était piloté par Hocine Abassi, secrétaire général de l’UGTT (Union Générale Tunisienne du Travail). Hocine Abassi a bien mené le dialogue grâce à son habileté, son intégrité, sa ténacité et son intelligence.

Mais la position de Hocine Abassi a placé l’UGTT comme étant une force à la fois révolutionnaire et de compromis. De même que la base de l’UGTT a reproché à Hocine Abassi de s’être focalisé sur le règlement de la crise politique au lieu de se préoccuper des revendications sociales des travailleurs.

Finalement, ce dialogue national a permis le succès de la transition tunisienne et Nidaa Tounes a remporté les élections législatives en octobre 2014. Ennahda s’est distancié des salafistes d’Ansar al-Charia du fait de ses propres alliances avec les partis laïcs indispensables pour avoir la majorité parlementaire. Ce qui contredisait les positions écrites auparavant par Rachid Ghannouchi, chef d’Ennadha, concernant la place de l’islam en politique. Ainsi, lors du congrès de mai 2016, le parti a officiellement abandonné l’« islam politique » en s’orientant vers un parti « musulman démocrate ».

Par ailleurs, Béji Caïd Essebsi est élu le 21 décembre 2014 comme président de la République Tunisienne contre le président sortant Moncef Marzouki. Puis, en 2019, la Tunisie a élu Kaïs Saïd, connu pour son engagement contre la corruption et étant sans parti politique, comme président de la République.

Les Frères musulmans en Egypte, de l’arrivée au pouvoir à la destitution par l’armée

En Egypte, la victoire des Frères musulmans, à travers le candidat Mohammed Morsi en 2012, a mis en retrait le Conseil supérieur des Forces armées (CSFA) avec la défaite aux élections d’Ahmed Shafiq, candidat des militaires. Par la suite, le CSFA a retiré le Maréchal Tantawi qui était alors ministre de la Défense et Commandant en chef des Forces armées.

Il s’avère cependant que Mohammed Morsi a fait des erreurs à force de vouloir renforcer son pouvoir. Il a notamment nommé des sympathisants fréristes en tête de plusieurs services judiciaires et mis à la retraite environ 200 officiers dont de puissants généraux.

De plus, Mohammed Morsi a promulgué en novembre 2012 un décret le protégeant contre tout recours judiciaire, ce qui a assombri son image d’alternative à l’ancien régime. Et il a également sous-entendu qu’il pourrait remettre en question les accords de Camp David avec Israël.

De même que juste après son élection, Mohammed Morsi a visité Téhéran en septembre 2012, ce qui fut la première visite d’un président égyptien à Téhéran depuis la rupture des relations diplomatiques issue de la Révolution islamique de 1979. Ce qui a constitué une provocation à l’Arabie saoudite, principal financier de l’Egypte.

Après des heurts entre la population et les milices des Frères musulmans, dus aux réclamations des partis de l’opposition lors de la négociation de la nouvelle constitution de Mohammed Morsi, il y a eu plusieurs dizaines de morts en décembre 2012.

C’est alors que des responsables libéraux et nationalistes se sont tournés vers l’Armée en lui demandant de faire contre-poids. D’où la naissance au printemps 2013 du mouvement Tamarrod, qui signifie en arabe rébellion, avec le soutien de l’armée. Ce mouvement a rassemblé plusieurs millions de manifestants au Caire le 30 juin demandant le départ de Mohammed Morsi.      

Le 3 juillet, l’armée destitue Mohammed Morsi par un coup d’Etat encouragé financièrement et politiquement par l’Arabie saoudite et par les Emirats arabes unis. En décembre 2013, les Frères musulmans sont catégorisés en tant qu’organisation terroriste. 

Le cas de la Libye après la chute de Muammar Kadhafi

En Libye, les soulèvements du Printemps Arabe n’ont pas abouti à la même mobilisation générale qu’en Tunisie du fait des systèmes de tribus ravivés par Kadhafi. En effet, Mouammar Kadhafi avait équilibré les tribus comme à l’époque du roi Idriss (1951-1969) et de ses prédécesseurs ottomans et coloniaux.

L’action occidentale en Libye en 2011 n’aurait peut-être pas eu lieu sans le soutien de la Ligue arabe. Alors, le Qatar a joué un rôle central pour obtenir le soutien de la Ligue arabe alors que ce pays jouait d’habitude un simple rôle de médiateur. En effet, le Qatar a fortement soutenu la résolution 1973 du Conseil de sécurité et convaincu l’Arabie saoudite de la nécessité du départ de Mouammar Kadhafi.

A la fin du pouvoir de Muammar Kadhafi en août 2011, les élections législatives de juillet 2012 ont été remportées par le chef de rébellion Mahmoud Djibril. S’en est suivi la constitution en août 2012 du Congrès Général National (CGN).

Cela dit, la situation économique et sécuritaire ne s’est pas pour autant améliorée. Ainsi, dès 2013, les assassinats politiques visant en particulier les anti-islamistes mènent à plus de 356 décès en novembre 2014 à Benghazi.

De plus, le général retraité Khalifa Haftar a lancé au printemps 2014 une opération nommée « Dignité ». Proche de l’Egypte et des Emirats arabes unis, Haftar s’autoproclamant nationaliste, veut contrer les islamistes et les djihadistes. Ces derniers forment à leur tour la coalition « Aube de la Libye » en été 2014.

Le 25 juin 2014, les élections donnent lieu à un Parlement à majorité anti-islamiste mais la Cour suprême les invalide. Pendant ce temps, le sud de la Libye devient un refuge pour les djihadistes ayant fui le Nord-Mali à la suite de l’intervention militaire française.

Devenue une zone d’affrontement régionale, une compétition internationale s’installe avec deux clans. D’un côté, le Qatar et la Turquie soutiennent financièrement et militairement les milices islamistes. De l’autre, les Emirats arabes unis et l’Egypte appuient le général Haftar et l’Armée nationale libyenne (ANL).

Les terminaux pétroliers sont contrôlés depuis juin 2018 par les troupes d’Haftar. Et en septembre 2018, les affrontements à Tripoli ont causé 117 morts et plus de 400 blessés et 25 000 déplacés.

En Syrie, le régime se sent protégé au niveau international par l’Iran et la Russie

En ce qui concerne la Syrie, le régime syrien de Bachar al-Assad qui se sentait en position de faiblesse en 2011 a choisi le recours à la brutalité et la polarisation confessionnelle. Ajouté à cela son encouragement des forces djihadistes pour contrer l’opposition modérée.

Pour réprimer les soulèvements syriens, le régime envoie les troupes alaouites pour réprimer les manifestants majoritairement sunnites. Par ailleurs, en 2011, le régime syrien avait libéré 700 djihadistes des prisons de Sednaya formés en Irak.

Une fois ces prisonniers djihadistes libérés, ils ont rejoint l’opposition syrienne au sein de mouvements radicaux de plus en plus importants en 2012. Cette stratégie de Bachar al-Assad avait pour but d’attaquer l’opposition nationaliste et de faire peur aux pays occidentaux concernant leur soutien à l’opposition syrienne. 

Officiellement, le régime syrien présentait son acte comme la « libération de prisonniers politiques ». Mais certains de ces prisonniers sont même devenus des chefs des groupes djihadistes comme par exemple le chef du Front al-Nosra affilié à Al-Qaida.