Le marché et le territoire

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Le 24 mars dernier, Christian Harbulot, stratège spécialiste en intelligence économique et lobbying, Directeur de l’École de Guerre Économique et Directeur Associé du cabinet de conseil Spin Partners, était l’invité de « Point de vue » le nouveau rendez-vous de conférences de la CFCIM.

Selon Christian Harbulot, il est nécessaire de revoir notre conception du monde et du marché en général. Dès la création de l’École de Guerre Économique, il y a près de 25 ans, lui et ses associés avaient pressenti ce que la crise sanitaire et les évolutions géopolitiques récentes ont confirmé, à savoir que les modèles classiques du libéralisme économique et de la mondialisation ne sont plus totalement en phase avec les enjeux et les spécificités des territoires.

Une guerre économique désormais « ouverte »

En ce qui concerne le premier point, Christian Harbulot affirme : « Je prétends, j’ose le dire, que nous avons été un peu en avance sur notre manière de voir le monde parce que, dès que nous avons créé l’École de Guerre Économique, nous avons mis en avant le fait qu’il ne se limitait pas à une dimension mondialisée en voie de régulation avec des structures internationales telles que l’OMC qui prenaient de plus en plus d’importance. Dans cette nouvelle géographie post-guerre froide, les rapports de force économiques entre puissances étaient en train de s’estomper et il était presque désuet d’aborder cette question. » Selon les fondateurs de l’EGE, à cette époque, il semblait important de nuancer « le fait que le monde était un monde unifié s’alignant finalement sur le modèle développé par les États-Unis depuis l’après-guerre et où il existait des règles à peu près communes pour faire fonctionner les entreprises, innover, se concurrencer… »

Selon lui, le fait de ne pas avoir pris au sérieux le concept de guerre économique en 1997 constitue un handicap durable. Il prend ensuite l’exemple du Japon, de la Corée du Sud et de la Chine, pays qui ont connu une montée en puissance remarquable alors que leur situation n’était pas des plus florissantes il y a à peine quelques décennies.

« Dans ces trois pays il y a eu une sorte de volonté d’exister sur le plan économique et d’articuler leur devenir avec l’utilisation de l’économie pas simplement pour améliorer le niveau de vie des habitants, mais surtout, et en premier lieu, pour garantir leur puissance naissante, chacun évoluant dans trois contextes différents. », explique-t-il. Autrement dit, ces pays ont adopté une vision sur le long terme en faisant de leur l’économie un socle pour leur puissance géopolitique.

C’est au moment du mandat du Président américain Donald Trump que le concept de guerre économique est revenu sur le devant de la scène : « Après cette officialisation, tout le monde s’attendait, une fois Trump parti, qu’on allait de nouveau revenir dans cet espoir d’un monde régulé, globalisé où les rapports de force entre puissances allaient s’estomper. Ce n’est pas le cas. Joe Biden et ses conseillers dans leurs “discussions” face à la Chine montrent qu’il y a une continuité entre la politique Trump et la politique Biden », constate Christian Harbulot. Or, selon lui, « un changement de cap » avait déjà été opéré sous Barack Obama en vue de « contenir la Chine ».

« Donc, aujourd’hui on voit bien que les rapports de force géoéconomiques ne sont pas près de s’atténuer. Je pense au contraire qu’ils se développent, dans le monde matériel et immatériel », annonce-t-il.

Management de l’information et intelligence économique : un enjeu de taille

Dans ce contexte de guerre économique, selon Christian Harbulot, « il est difficile pour un dirigeant de grande ou moyenne entreprise de nier cette réalité et de se contenter de faire du profit à court terme. (…) penser ainsi c’est prendre le risque de faire l’impasse sur d’autres éléments de réflexion et cela a des chances de couler votre activité. »

D’où l’importance de mettre en place un véritable système de management de l’information et non pas un simple management de la sécurité. Le stratège prend en effet l’exemple d’un cadre dirigeant d’une grande entreprise française qui, à l’occasion d’un voyage à l’étranger, s’est fait réquisitionner par la douane son ordinateur au prétexte de la lutte antiterroriste. Dans l’appareil figuraient des informations extrêmement sensibles, en particulier l’ensemble des contrats en cours de négociation, qui ont été captés par le pays en question.

Christian Harbulot souligne à ce sujet que toutes les entreprises sont concernées et que même les dirigeants de PME doivent être en mesure de s’approprier, sans la déléguer, cette compétence liée au management de l’information. « Aujourd’hui, l’effort culturel majeur c’est de faire en sorte que les décideurs rentrent dans cette démarche c’est-à-dire qu’ils ne prennent pas l’excuse de ne pas avoir pas le temps de mettre en place une gestion de l’information liée à leurs objectifs stratégiques, à leurs projets, à leurs appels d’offres… », explique-t-il.

« Si le décideur ne s’est pas mis à jour pour être au cœur d’un processus de plus en plus transversal, cela va être compliqué. Les entreprises qui deviennent très performantes c’est celles qui ont réussi, au niveau de leur système de direction, à faire en sorte qu’il fonctionne comme un centre vivant où l’information n’est plus un poids ou sans valeur. », ajoute-t-il.

Ce processus d’« appropriation » du processus de l’intelligence économique par les décideurs est plus ou moins rapide selon les pays. « En France nous avons deux problèmes majeurs : l’information c’est le pouvoir donc elle ne se partage pas et l’autre problème c’est l’ADN paysan qui fait que l’on est plus dans une culture de protection du patrimoine que dans une culture de projection vers l’extérieur. Ce management de l’information, pour qu’il devienne crédible, doit aussi prendre en compte la réalité culturelle et contextuelle de l’entreprise. Il y a une notion d’enracinement qui est très importante », analyse-t-il.

Réalité du marché VS réalité des territoires

Christian Harbulot a ensuite abordé le dernier point de son exposé relatif au décalage entre la réalité des marchés et la réalité des territoires. « Aujourd’hui, la compétition se scinde en deux dimensions et je pense que la grande erreur serait de les confondre. Il y a la réalité du marché d’un côté et la réalité des territoires de l’autre. La grande problématique c’est qu’il n’est pas toujours évident de superposer les enjeux de marché avec les enjeux de territoire », indique-t-il.

Car, selon lui, le développement d’un territoire répond à certaines contraintes qui ne sont pas seulement « un simple enjeu de marché. C’est aussi lié à la stratégie qu’un pays a décidé de dessiner par rapport à ses besoins, à sa manière de concevoir son évolution à court moyen et long terme. Ce sont des problèmes de plus en plus politiques, qui interpellent la population et qui ne concernent pas uniquement les entreprises, les fonds d’investissement ou encore les banques. »

Tous ces enjeux ont largement été mis en évidence par la crise sanitaire et cela a permis une certaine prise de conscience de la part des populations. « Il n’est plus possible de dire “on s’occupe de tout, le marché va réguler tout cela…”. On voit bien que cela ne fonctionne pas et que la survie d’un peuple sur un territoire donné implique d’autres modes de fonctionnement. Le marché n’est pas forcément, à un moment t donné, la réponse adéquate », souligne Christian Harbulot qui précise en outre : « je ne remets pas en cause l’importance du marché. Je souligne simplement que nous sommes en train de réaliser que le monde ne se limite pas, contrairement à ce que l’on a pu croire dans les années 90, au marché lui-même et à la richesse qu’il développe et que cela permet de résoudre tous les problèmes. Aujourd’hui, nous sommes dans une situation très différente où l’on se rend compte qu’il va falloir trouver des solutions sur des questions de marché, des questions de territoires, des questions de dépendances… En France, la pandémie a été une très belle démonstration par l’absurde. »

En conclusion, Christian Harbulot insiste sur le fait qu’il est absolument vital d’ouvrir son esprit sur ces nouveaux enjeux et « de ne pas rester calé sur une vision monoculturelle centrée sur un marché rayonnant, amenant une mondialisation heureuse. Ce n’est plus le cas et je ne dis pas cela par pessimisme, mais par lucidité. L’heure est venue à l’ouverture d’esprit, à la curiosité pour s’armer intelligemment face à la diversité du monde contemporain. »