Le cas de Carlos Ghosn, un jeu de go sur fond de déglobalisation

Par Olivier de MAISON ROUGE

Avocat (Lex-Squared) – Docteur en droit – Professeur à l’EGE

Beaucoup a été dit et écrit sur Carlos Ghosn et ce dernier a déjà en grande partie payé son tribut, au moins face au tribunal médiatique.

Le reste n’est affaire que de procédures judiciaires, dont le dénouement viendra en son temps.

S’il ne nous appartient pas de nous prononcer sur une procédure en cours tout à chacun aura cependant pu s’émouvoir de la manière dont la justice japonaise traite un justiciable. Cela révèle une profonde différence systémique judiciaire, la procédure nippone étant héritée des années de purge de 1945, introduite pour traiter les cas de crimes de guerre.

Mais au-delà de cette approche juridique, il convient d’étudier le dessous des cartes, où finalement ce scandale peut révéler une tentative de déstabilisation industrielle, avec des ressorts de patriotisme économique que la déglobalisation actuelle fait naître.

Un parcours d’un « apatride » économique

Il n’est pas inutile de rappeler que Carlos Ghosn est en lui-même un pur produit de la mondialisation : son grand-père est un émigré libanais installé au Brésil, tandis que sa mère est d’origine Nigériane.

Son ascension professionnelle au sein de Michelin permet de comprendre d’ores et déjà les ressorts psychologiques du personnage. Il a mené des opérations de fusions-acquisitions stratégiques, nécessaires au renforcement international du fabricant de pneumatiques, mais non sans une certaine brutalité à laquelle la veille maison de Clermont-Ferrand n’était pas habituée, davantage portée sur la doctrine sociale de l’église comme l’avait voulu François Michelin. C’est d’ailleurs à cause de ce manque « d’esprit maison », outre une assez haute opinion de lui-même dont certains cadres bibendum se souviennent encore, et enfin parce que ses ambitions se heurtaient à Edouard Michelin, programmé pour succéder à son père François, qu’il quitta la manufacture.

L’ironie de l’histoire veut que ce soit Jean-Dominique Sénard, ancien Président de Michelin, qui lui succède chez Renault, celui-ci étant son portrait opposé.

Ayant rejoint Renault, Carlos Ghosn n’aura de cesse de construire des mécanos industriels et financiers dans le monde de l’automobile, dans un premier temps avec Volvo Trucks, avant de s’attaquer au redressement de Nissan. Il parvient ainsi, par une combinaison de participations croisées, à faire de  Renault-Nissan, un modèle du genre : alliance industrielle, internationalisation, synergies, etc.

Ce mariage euro-nippon fera de lui une forme d’apatride économique. Il abandonne le statut de résident fiscal français en 2012. Il est le businessman de Starmania, son avion étant son bureau[1]. Ce seront quinze année de plans stratégiques, avec cependant des réussites variées (la montée en gamme a échoué – avec l’échec industriel de la Vel Satis – alors que la marque Dacia a percé contre toute attente comme marque low cost).

Une ambition qui va le conduire à sa perte[2].

En octobre 2016, Nissan prend le contrôle du groupe Mitsubishi Motors et Carlos Ghosn en devient président du conseil d’administration avec l’objectif de redresser le constructeur japonais affecté par des déclarations mensongères sur des économies de consommation de carburant.

L’attelage Renault-Nissan-Mitsubishi permet néanmoins de hisser le groupe au 4e rang mondial.

Ce faisant, le « samouraï » – comme il fut parfois surnommé – avait toutefois touché à un symbole de l’archipel nippon. En effet, malgré les vicissitudes de l’histoire, les japonais forment un peuple fier et soudé, particulièrement attaché à ses valeurs ancestrales, y compris en matière économique.

Il faut rappeler que le Japon connu a sous l’ère Showa une expansion industrielle incarnée par la création de conglomérats nommés Zaïbatsu. Mitsubishi est le plus ancien d’entre eux, fortement associé au complexe militaro-industriel (créateur du chasseur Zero). Bien que démantelés dans un premier temps par les américains après 1945, les Zaïbatsus survivèrent et furent renommés keiretsu, à l’instar de Mitsubishi. C’est dire si un tel groupe avait déjà éprouvé une forte résiliente et constitue un symbole au pays du mont Fuji.

Mais Carlos Ghosn voulait fusionner toutes les structures du groupe ; il avait touché là à un totem, un interdit moral. Dès lors, comme l’avait si bien énoncé Molière dans Les Femmes savantes : « qui veut noyer son chien l’accuse de la rage », c’est ainsi que Carlos Ghosn tomba à cause de son goût bien connu pour le faste et les demeures somptuaires, bien que d’autres buts sont peut-être poursuivis dans cette affaire. La proie était ficelée « en s’affranchissant au minimum des règles en matière de conflits d’intérêts, Carlos Ghosn s’est aussi certainement piégé lui-même »[3].

La dimension stratégique de l’industrie automobile

C’est en partie la leçon que nous enseigne cette affaire. L’industrie automobile demeure un secteur essentiel pour les Etats producteurs (ne serait-ce en raison du nombre d’emplois mobilisés sur les territoires). Tandis que le groupe VW-AUDI tendait à devenir le numéro 1 mondial, il a succombé sur l’affaire des logiciels d’émissions de gaz truqués. La fraude est patente, elle suffit à discréditer un concurrent (outre les pénalités financières payées aux Etats-Unis).

Concernant l’alliance industrielle Renault-Nissan-Mitsubishi, l’éviction de son dirigeant français par les japonais de Nissan traduit cette volonté de « renationaliser » le groupe, désormais économiquement redressé (et dont l’accusation de corruption du président de l’organisation des JO de Tokyo serait la réponse du berger à la bergère).

En janvier 2018, devant le projet de fusion proposé, le METI, le ministère nippon de l’industrie, a fermement opposé son veto, refusant de voir deux fleurons passer « entre les mains des étrangers »[4]. Dans sa contre-attaque judiciaire face au Parquet de Tokyo, aujourd’hui, Carlos Ghosn est convaincu que le METI, en lien avec la direction de Nissan, aurait constitué un « cabinet noir » pour enquêter sur ses actes et parvenir à le chasser du groupe industriel. Cela en lien avec la justice japonaise.

Longtemps rendues à la globalisation, les entreprises retrouvent une part de leur fierté patriotique. « Le patriotisme fait son grand retour »[5]. Ce jeu de go aura eu raison de la stratégie de Ghosn.


[1] « Carlos Ghosn, le fantôme de Tokyo », in Capital, n°336, septembre 2019

[2] Bayard Betille, et Egloff Emmanuel, Le piège, Editions Kero, 2019

[3] Emmanuel Egloff « La chute de Carlos Ghosn a été orchestrée », in Le Figaro, 08/11/2019

[4] « Ghosn veut faire plonger Le Maire et Bercy », in Le canard enchaîné du mercredi 30 octobre 2019

[5] Bertille Bayard « La chute de Carlos Ghosn a été orchestrée », in Le Figaro, 08/11/2019