L’art de la manipulation dans le domaine cryptographique

par Aicha Khallouk

Directrice de filiale au Maroc de SALVEO

Les Etats-Unis ont toujours alimenté la polémique autour des pratiques de « guerre de l’information ». Celle-ci vise l' »ensemble des actions entreprises pour atteindre la supériorité dans l’information en agissant sur l’information, les processus informationnels, les systèmes d’information et les réseaux informatiques de l’adversaire, tout en défendant sa propre information, ses propres processus informationnels, ses systèmes d’information et réseaux informatiques. »[i]

L’opération de la CIA en Suisse

Une affaire d’espionnage mêlant l’agence de renseignement américaine, Central Intelligence Agency – CIA, fait trembler 120 pays. Il a été révélé par les Cryptoleaks[ii] que l’agence entretenait, depuis 1955, des liens étroits avec société de cryptographie suisse qui vendait ses services au monde entier à l’exception des pays du Pacte de Varsovie et de la Chine. Comme le souligne le site The diplomat, le Bangladesh, la Birmanie, l’Inde, de l’Indonésie, le Japon, la Malaisie, le Pakistan, les Philippines, la Corée du Sud et la Thaïlande ont acquis du matériel auprès de Crypto AG. La CIA, avec l’appui de son homologue allemand BND, ont exploité des failles intégrées directement au système de chiffrement d’une société suisse Crypto AG que les deux agences de renseignement pilotaient, dans le plus grand secret, depuis les années 1960 et ont achetée en 1970. Plus de 120 gouvernements avaient confié à cette société la responsabilité de protéger leurs communications les plus stratégiques et confidentielles, lesquelles pouvaient donc être lues par les agences de renseignements extérieurs américaine et allemande. Selon RTS info, les services secrets helvétiques étaient au courant de l’opération menée par la CIA et le BND. Ils auraient activement contribué à empêcher le pouvoir politique confédéral à diligenter des enquêtes contre Crypto AG dans les années 1990.

Le camouflage de la captation d’informations

La société suisse Crypto AG présentait des garanties techniques et n’était affiliée à aucun des Blocs. L’image rassurante de la Suisse a été utilisée pour infiltrer de nombreux Etats à leur insu. Une faille insoupçonnée qui oblige ces mêmes pays à changer de systèmes dans l’urgence et en situation de crise. Une compétition intense a été déclenchée entre fournisseurs pour se substituer à la société suisse et entre services pour prendre le contrôle de ces nouveaux systèmes.

La Suisse se révèle être un terrain de jeu accueillant et propice aux opérations d’espionnage américaines. A Loèche, commune suisse du canton du Valais, Swisscom et le Département fédéral de la défense et des entreprises privées, gèrent un parc d’antennes pour les communications satellitaires entre la Suisse et l’étranger. Il convient de préciser que Swisscom est une entreprise phare du marché suisse des télécommunications, détenue majoritairement par l’Etat. De surcroît, Loèche est un site stratégique pour le renseignement suisse où une collocation civile et militaire fonctionne parfaitement, depuis plus de 25 ans, dans le parfait anonymat. Jusqu’en l’an 2000, où Loèche devient la porte d’entrée privilégiée de Washington pour espionner les communications dans le monde entier, à la suite du rachat de Swisscom Loèche par une entreprise américaine qui entretient des liens étroits avec le Département de la Défense américain.

Afin d’illustrer les intérêts américains, l’exemple du projet « Treasure Map » de la NSA est intéressant à étudier. L’objectif des Etats-Unis, à travers cette carte, est de pénétrer, contrôler les systèmes d’information du monde entier, d’exploiter les failles et planifier des attaques informatiques moyennant des serveurs clandestins installés dans des centres de données involontaires. La présence de personnels américains sur le territoire suisse, que ce soit via Crypto AG, le site de Loèche, les missions permanentes à Genève, leur ont permis d’alimenter leur « Treasure Map » en informations de nature stratégique sur leurs cibles à surveiller.

L’étrange posture de la Suisse

L’arrivée de Washington comme nouveau colocataire à Loèche inquiète la classe politique suisse. D’autant plus que le site de Loèche va changer trois fois de propriétaires, tous ayant le point commun de faire des affaires avec la capitale américaine.

La neutralité de la Suisse reste une règle absolue, particulièrement, dans la gestion des collaborations étrangères. La Suisse a-t-elle assumée secrètement une telle opération d’espionnage ? Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, les Etats-Unis prirent pour la Suisse une importance économique prépondérante. Pendant toute la période de la guerre froide, la part du commerce extérieur de la Suisse avec les Etats-Unis s’éleva à huit pour cent, ce qui faisait de ce pays un de ses principaux partenaires commerciaux.[iii]Difficile de garder une neutralité en toutes circonstances et une indépendance sans failles. Les documents divulgués par Edward Snowden[iv] confirmeraient une collaboration secrète entre la Suisse et les Etats-Unis en matière de renseignement et notamment par le biais d’une opération d’envergure portant le nom de Rubicon.[v]

Genève abrite un grand nombre d’organisations étrangères et de missions diplomatiques anglaise, chinoise, allemande, qui se livreraient comme les Américains, à des activités d’espionnage et de surveillance à l’abri des législations réprimant ce type d’opérations. Différents systèmes d’écoute et de retransmission ont été retrouvés dans des salons de discussions privés au sein des Nations Unis. L’affaire Skripal[vi]a, également, fait parler d’elle à Genève où les suspects y auraient, potentiellement, séjourné pour se livrer à des opérations d’espionnage, avant de mener une opération contre un ancien agent russe en Grande Bretagne.

Tous les pays sont conscients des enjeux qu’implique un avantage technologique et informationnel de nos jours. Le piège tendu par les Etats-Unis à plus de 120 gouvernements restera à ce titre dans les annales.

Le marché lucratif de la sécurité numérique et de la diplomatie digitale est désormais au centre de tous les intérêts. La Chine, qui ne figure pas parmi les victimes de Crypto AG, s’est d’ores et déjà emparée de l’affaire dans le contexte de la guerre que mènent les Etats-Unis contre l’entreprise chinoise Huawei.


[i] Cité par Franck Daninos, « Guerre et dominance informationnelle: origines, histoire et significations stratégiques», Diplomatie, no 2, mars-avril 2003, p. 9.

[ii] Nom donné aux révélations faites, en février 2020, par plusieurs medias concernant l’affaire Crypto AG.

[iii] Heiner Ritzmann-Blickenstorfer (éd.), Statistique historique de la Suisse, Zurich 1996,

[iv] En juin 2013, Edward Snowden, ancien analyste à la NSA, contactait le Washington Post et le Guardian pour partager des documents particulièrement sensibles révélant des dispositifs de surveillance massive ainsi que des écoutes téléphoniques mises en place par la NSA et le FBI. 

[v] Rubicon fait référence à l’une des opérations de renseignement de l’après-guerre ayant permis l’écoute des communications diplomatiques et militaires de nombreux pays du tiers-monde et d’Europe.

[vi] Empoisonnement de Sergueï Skripal (ancien agent de renseignement militaire russe puis espion britannique) et sa fille Ioulia Skripal à Salisbury en Angleterre, avec un agent neurotoxique Novitchok.