La main invisible de l’oncle Sam

En aout 2018, Total annonce qu’il se retire de l’Iran pour ne pas être exposé à des sanctions américaines. Cette décision s’explique en partie par le fait que le groupe pétrolier d’origine française dépend des banques américaines dans la grande majorité de ses opérations de financement. Cette décision souligne la faiblesse de la France dans sa gestion des rapports de force géoéconomiques avec « son meilleur allié » Depuis quelques années, les ingérences des Etats Unis d’Amérique dans la vie économique française se multiplient au point de générer un véritable malaise dans les milieux d’affaire français. La fusion d’Alcatel avec son concurrent américain Lucent, l’amende de 8,97 milliards de dollars versée par la BNP aux autorités américaines, les conditions du rachat d’Alstom par General Electric, les effets rétroactifs de l’extraterritorialité du droit américain sont de plus en plus considérés comme les indicateurs d’une certaine forme de prédation économique.

Le jour où fut brisée la loi du silence

Le 10 juillet 1995, le magazine l’Expansion brise la loi du silence sur ce qu’on peut qualifier aujourd’hui de prédation économique sous le titre provocateur : « Comment la CIA déstabilise les entreprises françaises » A l’époque, les services de sécurité français avaient identifié une manœuvre offensive contre le groupe Alcatel alors très actif sur le marché stratégique des télécommunications. Les auteurs de l’enquête[1] relevaient à ce propos : « Et voilà comment plusieurs officines ont pris d’assaut Alcatel et décortiqué l’emploi du temps et les méthodes de travail de Pierre Suard et de son entourage. Mais l’exploitation de leurs investigations demeure un mystère… ». Les années suivantes, le groupe désormais piloté par Serge Tchuruk subit une des premières grandes campagnes de dénigrement sur Internet. La première avait déjà affecté l’image d’un groupe français dans le dossier de la construction d’un oléoduc entre la Thaïlande et la Birmanie. Total subit une longue campagne de dénigrement par des internautes activistes. La firme dut déployer beaucoup d’effort pour rectifier son image, en particulier en Norvège. Quelques années plus tard, Alcatel se heurta à la même technique de déstabilisation lors de sa tentative d’absorption du groupe américain DSC Communications. La conjugaison de ces attaques informationnelles avec les rumeurs répandues dans les milieux boursiers sur la pertinence de la communication financière du groupe aboutit le 17 septembre 1998, à la chute historique de la valeur de l’action Alcatel qui perdit en une journée 37,8% de sa valeur. En toile de fond du problème, le groupe était engagé dans une compétition de plus en plus dure avec Lucent. Des milieux financiers proches de ce concurrent américain furent soupçonnés d’être à l’origine de cette orchestration malveillante.

Une guerre économique larvée entre la France et les Etats-Unis

Les relations entre les Etats-Unis et la France n’ont jamais été simples. Vincent Jauvert[2] puis Eric Branca[3] en font la démonstratIon dans leurs ouvrages respectifs. Dès le début de la Vè République, son créateur se heurta à la puissance américaine sur plusieurs dossiers économiques majeurs. Soucieux de réduire le prix de notre dépendance, le général de Gaulle fit en sorte que la France soit soumise au bon vouloir des compagnies pétrolières anglo-saxonnes. Pour atteindre cet objectif qui déplaisait fortement au consortium pétrolier anglosaxon, il confia la direction d’Elf Aquitaine à un ancien des services spéciaux de la France libre, Pierre Guillaumat. Le général de Gaulle se battit sur plusieurs fronts :

  • En cherchant à freiner la pénétration du marché français par les firmes multinationales américaines par l’instauration de quotas d’importation.
  • En voulant bâtir une industrie informatique souveraine qui ne soit pas dépendante des infrastructures d’outre Atlantique.
  • En contestant la prédominance d’une monnaie américaine surévaluée à cause de l’endettement croissant des Etats-Unis.

Le général de Gaulle fut le premier homme politique français à dénoncer officieusement une certaine forme de prédation économique des Etats-Unis sur la France comme l’a relevé Alain Peyrefitte[4] :

« Nous avons procédé à la première décolonisation jusqu’à l’an dernier. Nous allons passer maintenant à la seconde. Après avoir donné l’indépendance à nos colonies, nous allons prendre la nôtre. L’Europe occidentale est devenue, sans même s’en apercevoir, un protectorat des Américains. Il s’agit maintenant de nous débarrasser de leur domination. Mais la difficulté, dans ce cas, c’est que les colonisés ne cherchent pas vraiment à s’émanciper. Depuis la fin de la guerre, les Américains nous ont assujettis sans douleur et sans guère de résistance. »

Les traquenards américains de l’après-guerre froide

Le discours « pacificateur » tenu par les promoteurs anglosaxons du village planétaire, qui fait suite à l’effondrement de l’Union soviétique, n’a pas mis fin pour autant aux menées offensives américaines contre des intérêts français. Les deux mandats du Président démocrate Bill Clinton ouvrent au contraire la voie à une vision beaucoup plus agressive des Etats-Unis sur le terrain géoéconomique. Les Américains vont attaquer sur plusieurs fronts en luttant à la fois contre l’expansionnisme commercial japonais dans le monde occidental, en dénonçant les pratiques anticoncurrentielles dans les économies émergentes et en se lançant à la conquête du monde immatériel par les technologies de l’information.

Si la France est plutôt leur allié face au Japon, elle se retrouve dans une toute autre posture dans les deux autres fronts. L’affaire Gemplus a été la démonstration d’un cas réel d’offensive économique réussie à nos dépens. Leader mondial de la carte à puce, cette entreprise est passée dans les années 2000 aux mains du fonds américain TPG[5]. A l’époque, une telle opération fut ressentie comme une défaite cinglante. Les fondateurs de Gemplus étaient les inventeurs d’une technologie d’importance de pointe dans plusieurs secteurs-clés de l’industrie : le paiement électronique (la carte bancaire), les télécommunications (les cartes SIM) et l’industrie de la sécurité (cryptologie). Ces trois domaines sont aujourd’hui au cœur du fonctionnement de l‘économie mondiale. Les Etats-Unis d’Amérique ne pouvaient pas négliger une telle avancée. Gaëlle Macke du journal Le Monde[6] le rappela habilement en renversant la problématique :

 « Tous, sans voir la main de la CIA et de la NSA derrière TPG, estiment dommage qu’une technologie française stratégique puisse être « délocalisée » mais disent ne pouvoir intervenir dans le cadre d’une société privée ».

Au cours des années 90, un autre mode de pression fut activé indirectement par les Etats-Unis à travers la convention OCDE sur la lutte contre la corruption. Fait excessivement rare, un responsable du contre-espionnage français, Jean-Jacques Martini[7], fit une déclaration publique à la télévision comme quoi la France n’avait pas su anticiper cette forme de déstabilisation de nos intérêts commerciaux dans la mesure où le pays initiateur avait mis en place en amont des stratégies de contournement dont rendit compte le rapport Carayon[8]. Ce recours à l’arme juridique allait ouvrir les portes à bien d’autres moyens de pression.

Les techniques américaines d’encerclement juridique

La détection de la prédation économique américaine a été d’autant plus compliquée qu’elle se déroulait sur des échiquiers « invisibles ». La mainmise progressive des grands cabinets américains sur le droit des affaires s’est étalé sur plusieurs décennies. L’Europe et la France en particulier ont accepté sans combattre une mainmise cognitive anglosaxonne sur le contrôle de l’activité de nos entreprises. Présenté comme un processus vertueux, la compliance a ouvert des fenêtres de vulnérabilité dans notre système de défense économique. Le recours à des cabinets juridiques anglosaxons dans des missions d’audit sur les pratiques de corruption, a conduit des groupes comme Airbus à donner un accès extérieur à un volume important de données commerciales. Un rapport[9] réalisé entre 2017 et 2018 au sein de la communauté de l’EGE résumait ainsi la problématique : « Si l’on veut éviter de subir les actions en justice fondées sur l’extraterritorialité du Droit américain, pourquoi choisir pour sa défense des cabinets d’avocats américains[10] ?

Le côté intrusif de l’extraterritorialité du Droit américain soulève d’autres questions. Pour intimider les directions générales des entreprises étrangères sur lesquelles elle enquête, la justice américaine est prête à recourir à des techniques durcies de pression psychologique comme en témoigne le traitement judiciaire subi par le responsable mondial de la division chaudières d’Alstom. Accusé d’avoir été mêlé à un versement de pots-de vin dans le cadre d’un contrat de 118 millions de dollars en Indonésie, Frédéric Pierucci fut interpellé à l’aéroport JFK de New York en avril 2013. Un juge américain le fit enfermer pendant quatorze mois dans une prison de haute sécurité, peuplée exclusivement de criminels endurcis purgeant de lourdes peines. Le niveau de dangerosité de l’individu n’expliquait en aucun cas la sévérité de ce type de détention.

La volonté de contrôler le monde immatériel

A la fin du siècle dernier, les États-Unis ont compris que l’exercice de la puissance dépendait aussi de la capacité à créer des dépendances durables dans le domaine des technologies de l’information. Dans ce domaine, ils n’hésitent à manier la stratégie de la carotte et du bâton.

C’est ce qu’a vécu au cours de ces dernières années une start-up française qui cherchait à commercialiser une nouvelle innovation technologique dans le domaine de la réanimation hospitalière. Identifiée par les publications scientifiques de ses chercheurs, elle fut très vite contactée par des représentants de l’armée américaine et par ceux d’un grand groupe du même pays. Ses dirigeants déclinèrent les offres qui lui étaient faîtes. Quelques mois plus tard, certains de ses appareils furent dérobés dans des hôpitaux de l’hexagone où étaient testées le procédé. Deux ans plus tard, le micro-ordinateur d’un des médecins mathématiciens fut aussi dérobé. Il fut impossible d’établir un lien entre l’opération de séduction initiale et les actes de prédation qui ont suivi et qui sont relégués dans la rubrique du fait divers.

La stratégie de dépendance passe aussi par l’acquisition de l’innovation américaine. L’acquisition du système Palentir par la Direction Générale de la Sécurité Intérieure constitue de l’avis même des intéressés un formidable outil de traçabilité et de recoupement du renseignement. S’il ne pose pas trop de problèmes dans son application antiterroriste, il est délicat de l’utiliser dans le domaine du contre-espionnage et de la protection du patrimoine. Il serait incohérent que les Etats-Unis lisent à livre ouvert dans ces deux domaines où doit prévaloir le principe de souveraineté.

L’accès aux données est une préoccupation constante des Etats-Unis. Sous prétexte de traquer le terrorisme ou les organisations criminelles, Washington réclame un accès de plus en plus systématique aux données françaises. Et de faire comprendre en parallèle aux administrations concernées qu’un refus se traduirait par une coopération plus restreinte, par exemple sur l’échange des données antiterroristes. Les demandes américaines s’étendent de plus en plus au champ économique. La sécurisation des moyens de paiement bancaire fait partie de ce que certains dans la haute administration n’hésitent plus à assimiler à un chantage « amical » inacceptable. Les détenteurs d’un compte dans une banque française ne sont pas prêts à ce genre de transfert systématique de leurs données personnels. Dernièrement, le Comité pour l’investissement étranger aux États-Unis (CFIUS) tentait de convaincre Bercy de sceller une coopération pour empêcher la vente d’entreprises françaises à des intérêts étrangers susceptibles de menacer la sécurité nationale des Etats-Unis. Un signal de plus sur un appétit informationnel d’outre-Atlantique qui ne doit pas nous laisser indifférent.

La pression que subit la France n’est pas un cas isolé. Les Etats-Unis doivent contrer prioritairement ce qu’ils considèrent comme une volonté expansionniste de l’économie chinoise. Les mesures protectionnistes prises par Washington à l’égard de Pékin s’imbriquent dans un nouveau jeu de dominos. Tout en concentrant leurs efforts sur la Chine, les Etats-Unis cherchent dans le même temps à affaiblir ceux qui chercheraient à tirer profit d’un affaiblissement éventuel de la prédominance américaine sur le monde. Il est difficile de ne pas établir un lien entre la politique de puissance revendiquée par Donald Trump et les objectifs cachés dans la relance des sanctions contre l’Iran ainsi que dans le maintien des mesures de rétorsion commerciale prises contre la Russie. L’Union Européenne n’est pas épargnée puisqu’elle doit faire face à une sorte de chantage américain sur les tarifs douaniers. Les Etats-Unis ne peuvent se permettre d’avoir une puissance occidentale qui joue dans son dos, notamment contre les GAFA qui sont la force privée à la manœuvre pour assurer les Etats-Unis d’une domination durable dans le monde immatériel. L’avenir de l’empire américain se joue sur ces différents échiquiers. Le recours à la guerre économique fait désormais partie de l’expression officielle de leur politique de puissance.

Article de Christian Harbulot paru dans le supplément Spectacle du monde du magazine Valeurs actuelles qui a consacré un numéro spécial sur les Etats-Unis, le 31 janvier 2019.  


[1] Yves Deguilhem et Jérôme Thorel, Jean-François Jacquier et Marc Nexon.

[2] François Jauvert, L’Amérique contre De Gaulle, Histoire secrète (1961-1969), Paris, Seuil, 2000.

[3] Eric Branca, L’ami américain, Paris, Perrin, 2017.

[4] Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, Paris, Fayard, 1997, tome 2, pages 15 et 16.

[5] Christian Harbulot, L’art de la guerre économique, Paris, VA éditions, 2018.

[6] Gaëlle Macke (avec Jacques Follorou), « Les services secrets américains cherchent-ils à mettre la main sur la carte à puce ? », Le Monde, 5 novembre 2002.

[7] Sous-directeur en charge de la protection du patrimoine à la Direction de la Surveillance du Territoire.

[8] Intelligence économique, compétitivité et cohésion sociale, janvier 2003, p62.

[9] Airbus dans la guerre économique. L’organisation défensive d’un grand groupe stratégique.

[10] Il ne faut s’étonner de retrouver le même cabinet anglosaxon dans le processus de rachat d’Alstom puis dans la procédure de contrôle d’Airbus.