La Direction générale de la sécurité intérieure et le renseignement d’intérêt économique

par Alexis DEPRAU

« Outre un rôle de sensibilisation des entreprises sur les enjeux liés à la protection de l’information stratégique et à l’ingérence économique étrangère, [la DGSI] assure une mission de veille en matière d’atteintes aux entreprises et de suivi attentif des entités, publiques ou privées, relevant de secteurs identifiés comme stratégiques au regard des intérêts économiques nationaux »[1].

Alors qu’il existe une ingérence liée à l’espionnage politique, une autre forme d’ingérence consiste dans l’espionnage du patrimoine économique et industriel de la Nation. Cette atteinte à la sécurité nationale est appréhendée dans le Code de la sécurité intérieure, comme une raison impérieuse justifiant d’utiliser des techniques de renseignement, afin de protéger « les intérêts économiques, industriels et scientifiques majeurs de la France »[2]. Au regard des intérêts économiques et scientifiques de la Nation, cette mission de surveillance par les services de renseignement suppose aussi la protection des informations liées au patrimoine économique et industriel. « Principaux contributeurs historiques au renseignement d’intérêt économique, la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) et la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) ont investi sur cette finalité au cours des dernières années, afin d’augmenter leur capacités de veille et de réponse »[3].

Afin de protéger les industries françaises, et à plus forte raison, les intérêts économiques majeurs de la Nation[4], la Direction générale de la sécurité intérieure concourt à la protection de la sécurité nationale et des intérêts économiques, industriels et scientifiques de la Nation, de manière discrète mais efficace.

Dès les années 1970, le renseignement intérieur avait pour missions l’information et la sensibilisation en matière d’espionnage industriel. L’ancienne Direction de la surveillance du territoire travaillait à cet effet en collaboration avec le Secrétariat général de la défense nationale (SGDN), pour sensibiliser les scientifiques à la culture du secret lors de conférences. Rien que pour l’année 2014, la DGSI a donné plus de 1 400 conférences touchant un public d’environ 70 000 personnes[5]. Pour autant, ces conférences magistrales n’ont pas eu les effets escomptés. La vision de protection des intérêts économiques et industriels du renseignement intérieur s’oppose en effet sur le terrain à celle de partage de l’information scientifique et industrielle liée à la recherche, de telle sorte que les scientifiques sont rétifs et souhaitaient « pour leur part, à l’inverse, de plus larges échanges entre toutes les structures de recherche du monde entier, dans pratiquement tous les domaines »[6].

Ces policiers formés afin d’avoir une expérience dans les milieux économique et scientifique, disposent d’un réseau relationnel important avec les entreprises françaises, sans compter le fait qu’il fut mis en place auprès du directeur du renseignement intérieur, d’un Comité scientifique, technique et industriel, une « instance, composée de 23 P-DG, ingénieurs, chercheurs et cadres, [qui] se réunit tous les trimestres pour examiner et critiquer ‘les actions, les discours et les méthodes’ de la Maison

[la DST]

 »[7]. Le développement progressif de la lutte contre l’espionnage industriel permit de lutter efficacement contre cette forme d’ingérence : exemple, pour la seule année 1993, la Direction de la surveillance du territoire expliqua avoir découvert un millier de cas d’espionnage industriel[8].

Autre illustration du travail de sensibilisation, en 2002, la Direction de la surveillance du territoire – assistée par les ex-Renseignements généraux –, alerta le Gouvernement par de nombreuses notes sur le changement du conseil d’administration de l’entreprise Gemplus fabriquant des cartes à puces notamment pour le milieu français de la Défense et, sur le fait que le nouveau président du conseil d’administration de Gemplus était Alex Mandl, un ancien d’AT&T (entreprise qui a aussi noué des liens avec la NSA)[9] et un administrateur d’In-Q-Tel, un fonds d’investissement créé par la CIA[10] en 1999. Ce fonds a pour objectif de « détecter des technologies innovantes susceptibles d’être utilisées par les services de renseignement »[11]. Malgré des alertes données aux autorités françaises qui restèrent silencieuses face à l’ingérence économique brillamment opérée, cette société perdit de nombreux emplois et permit ainsi aux Etats-Unis d’obtenir le brevet pour la carte à puce, une technologie dont la France était alors en pointe[12].

Au final, de 2006 à 2012, « la DCRI a détecté 5 200 actions d’ingérence économique touchant plus de 3 300 entreprises françaises et 150 secteurs d’activités différents »[13]. De cette même étude, il résulta que l’ingérence était principalement menée par les partenaires européens de la France, qu’elle touchait pour environ 30% aux secteurs stratégiques et pour plus de 70% aux petites et moyennes entreprises de moins de 500 salariés[14]. La sensibilisation et la lutte contre l’ingérence économique est donc une priorité, aussi bien pour les grandes entreprises françaises, que pour les petites et moyennes entreprises, qui constituent le tissu économique français car étant souvent des prestataires ou des sous-traitants des grandes industries des secteurs stratégiques visés.

Avec le décret du 27 juin 2008 relatif aux missions et à l’organisation de la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI), le contre-espionnage industriel a été expressément été prévu pour cette structure dédiée « à la prévention et à la répression des actes terroristes ou visant à porter atteinte à l’autorité de l’Etat, au secret de la défense nationale ou au patrimoine économique du pays »[15]. Par cette inscription large de patrimoine économique, le renseignement intérieur peut donc agir pour protéger les secteurs stratégiques de l’industrie, mais encore tout ce qui porte atteinte, de près ou de loin, aux intérêts économiques et industriels de la Nation. Pour autant, et avec la réforme du renseignement de 2008, la réorientation des personnels et des moyens pour lutter contre le terrorisme s’est faite au détriment du contre-espionnage industriel : d’une part, « 99% du budget alloué aux renseignements est monopolisé par la lutte anti-terroriste » [16], et d’autre part, la lutte contre l’espionnage industriel a été reléguée au second plan pour faire face aux menaces à court terme qui nécessitaient une réponse dans l’urgence. Ainsi, « l’orientation des missions de renseignement français a été fortement marquée par la tendance du pouvoir politique à privilégier les menaces asymétriques. La polarisation des missions de renseignement sur les besoins d’ordre sécuritaire et la gestion des crises internationales a relégué au second plan les autres facteurs de menaces »[17].

Avec la réforme du 30 avril 2014 créant la Direction générale de la sécurité intérieure, la mission de lutte contre l’espionnage industriel est appréhendée à travers, non seulement sa mission de lutte contre toute forme d’ingérence étrangère[18], mais aussi et surtout par le fait qu’elle « concourt à la prévention et à la répression des actes portant atteinte au secret de la défense nationale ou à ceux portant atteinte au potentiel économique, industriel ou scientifique du pays »[19].

Cette activité de sécurité économique et de contre-ingérence doit aussi s’observer à travers le prisme de l’intelligence économique, raison pour laquelle la protection du patrimoine économique et industriel est aussi effectuée dans le cadre d’une politique publique d’intelligence économique[20]. De cette manière, si le renseignement est une politique publique qui concourt à la sécurité nationale, notamment dans le cadre de la lutte contre l’ingérence économique, l’intelligence économique est une des politiques publiques comprises dans la politique publique plus globale du renseignement, toujours à des fins de protection de la sécurité nationale. L’illustration de cette prévention/répression est la mise en place par cette Direction générale du document « Flash ingérence économique » disponible sur Internet et répercuté par les régions sur leurs sites[21], dont le but est de relater « un fait, anonymisé, dont une entreprise française a été victime »[22].

Par rapport à l’importance de l’appréhension du renseignement économique dans les Etats étrangers qui l’associent logiquement à une doctrine de puissance, le travail de prise en compte par une sous-direction dédiée à la menace de l’espionnage économique est encore timide et relative :

  • Timide parce que la sous-direction ou sous-direction « K », «chargée du renseignement économique et commercial, prospère très discrètement. Ce département […] tire grandement profit des nouvelles embauches décidées (en 2015). ‘K’, qui avait pu être critiqué par le passé pour ne pas avoir su anticiper des offensives économiques, tel le rachat d’Alstom, bénéficie en outre de l’ouverture de ces postes à ces contractuels non-issus du corps policier, ce qui élargit son vivier potentiel de compétences. Cependant, des ombres subsistent au tableau. Il faudra encore du temps pour que cette sous-direction atteigne son rythme de croisière » [23] ;
  • Et relative, car « si l’essaimage de l’intelligence économique au sein de l’appareil d’Etat est devenu une réalité durable, les mesures prises depuis 2003 sont principalement défensives. Aucune démarche n’a pour l’instant abouti sur le plan offensif. Autrement dit, le pouvoir politique ne sait toujours pas formuler dans les instances compétentes une ligne claire en matière de doctrine de puissance » [24].

La sous-estimation du renseignement économique par les autorités françaises est issue d’une analyse comparée avec les autres puissances comme les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, l’Allemagne ou le Japon[25]. Cette analyse ne doit pas être une comparaison, mais au contraire, le résultat d’une étude sur les forces et faiblesses de la France en matière de sécurité économique, sous l’angle d’une défense des intérêts économiques, mais aussi à travers une vision offensive de l’économie, surtout dans un domaine où l’attente et la réaction, par opposition à la prospective et l’action, sont préjudiciables pour les intérêts économiques nationaux.

            Gageons que l’évolution a bel et bien lieu dorénavant, puisque le plan national d’orientation du renseignement (PNOR) adopté en 2017, décliné sur une base pluriannuelle, a donné les orientations concernant la stratégie nationale du renseignement, et fixé les priorités aux services spécialisés. Ce plan a en effet « rénové en profondeur l’approche en matière de renseignement d’intérêt économique, pour lui accorder une place beaucoup plus centrale que dans le cadre des plans précédents et mieux orienter les services »[26].


[1]BAS (P.), Rapport relatif à l’activité de la Délégation parlementaire au renseignement pour l’année 2017, 12 avril 2018, p. 51.

[2]CSI, art. L. 811-3 2°.

[3]BAS (P.), op. cit., 12 avril 2018, p. 51.

[4]CSI, art. L. 811-3 3°.

[5]http://www.interieur.gouv.fr/Le-ministere/DGSI/La-protection-du-patrimoine-economique

[6]GUISNEL (J.) et VIOLET (B.), Services secrets. Le pouvoir et les services de renseignements sous François Mitterrand, Ed. La Découverte, Paris, 1988, p. 237.

[7]ZAMPONI (F.), La police. Combien de divisions ?, Ed. Dagorno, Paris, 1994, p. 86.

[8]Ibid., p. 86.

[9]DELESSE (C.), NSA. National Security Agency, Tallandier, Paris, 2016, p. 165.

[10]MOINET (N), Les batailles secrètes de la science et de la technologie. Gemplus et autres énigmes, Charles Lavauzelle, Paris, 2003, p. 41-42.

[11]CARAYON (B.), Rapport d’information sur la stratégie de sécurité économique nationale, Commission des Finances, de l’Economie générale et du Plan, Assemblée nationale, n°1664, 9 juin 2004, p. 12.

[12]http://www.liberation.fr/futurs/2002/08/19/gemplus-la-puce-fratricide_412892

[13]DELBECQUE (E.) et LAFONT (A.) (dir.), Vers une souveraineté industrielle ? Secteurs stratégiques et mondialisation, Vuibert, Paris, mars 2012, p. 164.

[14]Ibid., p. 164.

[15]D. n°2008-609 du 27 juin 2008 relatif aux missions et à l’organisation de la Direction centrale du renseignement intérieur, JORF, n°150, 28 juin 2008, texte n°4, art. 1.

[16]http://lexpansion.lexpress.fr/entreprises/la-france-est-elle-championne-de-l-espionnage-industriel_1444595.html

[17]HARBULOT (C.), « Le renseignement au service de la puissance », pp. 201-208, in KIRSCH (H.) (dir.), La France en guerre économique. Plaidoyer pour un Etat stratège, Vuibert, Paris, avril 2008, p. 206.

[18]D. n°2014-445 du 30 avril 2014 relatif aux missions et à l’organisation de la Direction générale de la sécurité intérieure, JORF, n°102, 2 mai 2014, texte n°23, art. 2 a).

[19]Ibid., art. 2 d).

[20]http://www.interieur.gouv.fr/Le-ministere/DGSI/La-protection-du-patrimoine-economique

[21]http://intelligence-economique.normandie.fr/index.php?option=com_content&view=article&id=87:les-flash-info-ingerence-economique-par-la-dcri&catid=21

[22]LEONETTI (X.), Guide de cybersécurité. Droits, méthodes et bonnes pratiques, L’Harmattan, Paris, 2015, p. 122.

[23]Intelligence online, n°770, 9 novembre 2016.

[24]HARBULOT (C.), op. cit., avril 2008, p. 206-207.

[25]Ibid., p. 206.

[26]BAS (P.), Rapport relatif à l’activité de la Délégation parlementaire au renseignement pour l’année 2017, 12 avril 2018, p. 46.