Intelligence économique : une idée toujours neuve…


L’intelligence économique (IE) fait débat en France depuis vingt-cinq ans. La formule elle-même autant que son contenu suscite des interrogations ou des polémiques régulières alors même qu’elle semble une évidence dans beaucoup d’autres nations du globe, et pour un nombre considérable d’entreprises. On peut d’ailleurs constater que dans les pays où l’intelligence économique fait le plus consensus, on ne décèle quasiment pas de contestation sémantique. C’est la finalité qui compte plus que les mots sous lesquels on formalise cette démarche.

Qu’est-ce à dire ? Qu’il faut d’abord comprendre ce que d’autres pratiquent sous ce terme que nous autres Français avons crée sans arriver à l’assumer totalement et à en tirer l’intégralité des conséquences ! Commençons par la référence majeure : les Etats-Unis. La formule d’intelligence économique au sens strict n’est guère pertinente pour les Américains. Le vocable en la matière s’avère même relativement confus de l’autre côté de l’Atlantique. Business intelligence, competitive intelligence, competitor intelligence : on pourrait trouver un nombre substantiel de termes aux frontières plus ou moins floues qui entrent dans le champ de ce que nous caractérisons dans l’hexagone comme une démarche d’IE. Il s’agit d’abord et avant tout pour les firmes de gagner l’hypercompétition chère à Richard D’Aveni. Conquérir des marchés tout en garantissant la pérennité de l’organisation, voilà le seul but digne d’intérêt…

Par ailleurs, précisons que ces désignations appartiennent au monde de l’entreprise et qu’il faut les compléter par ce que les anglo-saxons regroupent, dans l’orbite de l’Etat, dans la thématique « sécurité économique nationale ». On touche ici au domaine de la protection des secteurs stratégiques et de la promotion des entreprises américaines, c’est-à-dire du dispositif de conquête de marchés qui agrège chez l’Oncle Sam les firmes et les services du gouvernement (ex. Advocacy Center, au sein du département du Commerce). Pour mettre un peu d’ordre dans ce paysage foisonnant, posons d’emblée que c’est le concept de guerre économique qui joue le rôle de ciment entre le privé et le public, et qui permet d’interpréter un arsenal d’instruments, de méthodes, et de comportements culturels qui sembleraient sinon en bonne partie illisibles.

Quelle est l’idée majeure qui se situe à la base de la conception contemporaine du leadership ou de l’hégémonie aux États-Unis ? Celle que le développement économique constitue tout autant le carburant de la puissance que la force militaire. Et ils ont également parfaitement conscience qu’il existe bel et bien une « guerre économique » entre les nations, les États et les organisations privées (notamment les firmes, mais encore des acteurs de la société civile) qui leur sont peu ou prou liées !

Depuis les années 80, Washington a clairement démontré son intention d’acquérir des positions industrielles et commerciales stratégiques dans la mesure où elles conditionnent une prédominance planétaire. L’offensive économique nippone de l’époque sur le sol même du grand vainqueur de la seconde Guerre Mondiale marqua considérablement les esprits. En témoigna le rapport Japan 2000, encouragé et diffusé par la CIA en 1991. Rappelons-nous aussi du film « Soleil Levant » avec Sean Connery et Wesley Snipes… Le vaincu « débarquait » au cœur même du sanctuaire : la haute technologie et l’industrie culturelle…

Les américains ne firent jamais mystère du fait qu’ils conçoivent l’expansion économique comme un paramètre central de leur stratégie de sécurité nationale. Pour eux, il n’existe guère de cloisonnement rigoureux entre le monde des affaires, celui de la politique et celui de la stratégie, comme il peut en exister en Europe et particulièrement en France. Pour le dire autrement, les entreprises participent à la puissance des États-Unis tout autant que les militaires, les diplomates, ou les fonctionnaires en général. On sait même depuis plusieurs décennies qu’Hollywood et l’ensemble des industries cultuelles américaines contribuent au soft power global de la nation américaine. Ce fut même une arme maîtresse dans la lutte de l’idéologie communiste.

Les États-Unis n’ont donc guère l’usage de la formule d’intelligence économique. Disons qu’ils la pratiquent sans avoir besoin de la nommer… On peut faire le même diagnostic en Chine, au Japon ou en Russie.

Ce préalable explicité, on peut mieux comprendre le débat français sur le sujet. Tout au contraire de ces nations, nous avons une difficulté immense à penser la guerre économique contemporaine. Nos élites semblent reculer en permanence devant l’idée que le classement des nations s’effectue désormais selon la capacité à déployer ce qu’il faut bien appeler une stratégie de puissance économique. Nous échouons en fait à penser les formes les plus contemporaines de la conflictualité. De manière connexe, nous ne réussissons pas davantage à accepter la légitimité d’un patriotisme économique intelligent.

C’est au cœur de cet amas de difficultés et de scléroses conceptuelles et opérationnelles que l’ont peut comprendre la démarche d’intelligence économique née en France au début des années 90 à travers le rapport Martre (1993-94), premier texte fondateur sur cette thématique. On a beaucoup disserté sur les intentions des auteurs qui créèrent cette formule. On leur reprocha plus ou moins d’utiliser le mot « intelligence » parce qu’il introduisait une confusion avec le terme anglais qui désigne le monde du renseignement et donc indirectement aussi les activités d’espionnage, c’est-à-dire la sphère de l’action clandestine, illégale.

C’est leur faire un mauvais procès ; il suffit de relire la définition qu’ils forgèrent de l’intelligence économique : « ensemble des actions coordonnées de recherche, de traitement et de distribution, en vue de son exploitation, de l’information utile aux acteurs  économiques. Ces diverses actions sont menées légalement avec toutes les garanties de protection nécessaires à la préservation du patrimoine de l’entreprise, dans les meilleures conditions de qualité, de délais et de coût. L’information utile est celle dont ont besoin les différents niveaux de décision de l’entreprise ou de la collectivité, pour élaborer et mettre en œuvre de façon cohérente la stratégie et les tactiques nécessaires à l’atteinte des objectifs définis par l’entreprise dans le but d’améliorer sa position dans son environnement concurrentiel. Ces actions, au sein de l’entreprise, s’ordonnent en un cycle ininterrompu La notion implique le dépassement des actions partielles désignées par les vocables de documentation, de veille (scientifique et technologique, concurrentielle, financière, juridique et règlementaire…), de protection du patrimoine concurrentiel, d’influence (stratégie d’influence des États-nations, rôle des cabinets de consultants étrangers, opérations d’information et de désinformation…) »  (Rapport Martre).

Mais que voulait dire véritablement les rédacteurs de ce rapport en employant ce lexique ?  Deux choses en vérité :

  • Que l’intelligence économique s’abreuve aux mêmes sources que le renseignement c’est-à-dire dans le recueil et l’analyse de l’information, seuls capables de nourrir un processus d’anticipation. Ils ne visaient donc pas à confondre espionnage, « flicage » et intelligence économique mais à rappeler que l’espace du renseignement est d’abord celui du décryptage des acteurs, de leurs intentions et de leur environnement d’action. Aujourd’hui encore, il se révèle néanmoins nécessaire de désamorcer les enjeux possibles de querelles et de malentendus. Premièrement, la relation entre le renseignement et l’intelligence économique doit être clarifiée. Comment se définit l’IE ? Elle consiste en la « maîtrise et la protection de l’information stratégique » utile aux acteurs économiques (ainsi que le rappelle le référentiel établi par le groupe de travail d’Alain Juillet en 2004-2005). Réaffirmons le puisque les clichés ont la vie dure : l’intelligence économique s’inscrit dans le respect de la loi ! Le renseignement vise, lui, à obtenir les informations « élaborées » (recoupées, validées) permettant la construction des stratégies de sécurité de la nation. Effectivement, une parenté les lie : celle de l’analyse, de la rationalité. Le cycle du renseignement, en fait un cycle de l’information, constitue une autre manière de nommer les procédures logiques (déjà familières aux philosophes depuis Aristote, a minima), au nombre desquelles il faut compter le principe de non-contradiction. Or, ledit cycle se situe au centre du raisonnement « renseignement » comme du raisonnement « IE ». Il s’agit d’abord de rendre compte du réel, de découvrir des données et de les organiser. En revanche, si le monde des analystes du renseignement ressemble souvent à celui des veilleurs des cellules IE, l’analogie s’arrête là. L’univers de l’action clandestine (une simple partie du renseignement), qui alimente les phantasmes et nourrit l’assimilation de l’IE à l’espionnage, ne recouvre en aucune manière les méthodes de travail des praticiens de l’intelligence économique. Ces derniers agissent dans un cadre légal. La veille, la sûreté et l’influence (les trois spécialités qui forment l’intelligence économique) nécessitent des savoir-faire différents de ceux des membres des services spéciaux. Deuxièmement, l’IE ne vise pas la mise en place d’une « police interne » d’entreprise. Elle tend à permettre d’exploiter des opportunités et de détecter des menaces pesant sur l’entreprise, non à établir une surveillance des salariés. Troisièmement, le volet influence de l’IE ne se résume pas au lobbying et ne s’assimile pas à de la manipulation. Il s’inscrit dans une stratégie de communication et de relations publiques qui a intégré les exigences de la gouvernance, de la gestion des risques et de la conformité. 
  • Ils ambitionnaient ensuite de rappeler d’abord et avant tout le sens proprement français du terme d’« intelligence ». Ce dernier signifie lier différentes données pour permettre de créer une grille d’interprétation du réel. Dans notre langue, intelligence veut dire tout simplement construire un sens aux évènements, aux situations, et aux actions. Rendre intelligible, c’est comprendre pour agir.

Quelles propositions opérationnelles ressortirent donc de ce rapport ? Des mesures visant d’abord et avant tout à créer des synergies entre l’État et les intérêts économiques. Le résultat de cette première démarche de sensibilisation aux enjeux de la guerre économique fut relativement décevant. La seule initiative notable fut celle du Comité pour la compétitivité et la sécurité économique (CCSE), en 1995, dont le préfet Rémy Pautrat fut l’âme et l’architecte. Ce dernier sera également à l’origine des expérimentations d’intelligence économique territoriales qui constitueront l’une des rares tentatives pour poursuivre la révolution culturelle que constituait indiscutablement l’IE.

Il faudra attendre 2004 pour qu’un autre rapport, celui du député Bernard Carayon, relance la thématique. Il fera lui aussi le constat de l’absence d’une ambitieuse politique publique d’intelligence économique et exhortera dans le même temps les entreprises à pratiquer cette discipline en interne.

Au bout du compte, comment résumer ou définir ce qu’est l’intelligence économique ? J’ai proposé en 2005 de la caractériser comme l’osmose de trois volets :

  • Une culture spécifique, celle de la guerre économique. Pratiquer l’IE, c’est d’abord se sensibiliser aux nouveaux enjeux et se préparer à saisir et affronter les situations engendrées par des rapports de force inédits. Bien sûr, l’apprentissage de la stratégie, ou l’acquisition des savoir-faire de la sûreté et du management de crise, forment par exemple quelques-unes des briques indispensables de cette culture spécifique.
  • L’intelligence économique est ensuite un métier fondé sur l’art du stratège : il faut intégrer les savoir-faire de la veille, de la sûreté et de l’influence. Un veilleur parcourt le Net à la recherche de sources ouvertes permettant de dresser une cartographie d’acteurs ou de faire des hypothèses crédibles sur la stratégie d’un acteur concurrent. Un expert de la sûreté des entreprises met en place des dispositifs de contrôle d’accès, de sécurisation de l’information stratégique, de défense de l’image et de la réputation, de protection des expatriés ou de management de crise susceptibles de préserver les personnes, le patrimoine immatériel et les biens de l’entreprise sans entraver l’activité quotidienne des collaborateurs du groupe. Quant au spécialiste de l’influence, il tente de configurer ou d’améliorer l’environnement réglementaire et relationnel dans lequel agit l’organisation pour faire comprendre les stratégies de développement de l’entreprise au plus grand nombre possible de parties prenantes tout en trouvant les points de convergence entre des intérêts parfois très largement antagonistes. On voit ainsi très clairement que l’intelligence économique ne se confond pas avec le renseignement économique…

Elle est enfin une politique publique menée par l’État, à l’échelon central et local, avec le concours des collectivités territoriales, et en partenariat avec le secteur privé et un nombre substantiel d’acteurs de la société civile. Elle vise la protection d’un périmètre stratégique de souveraineté et l’animation d’un dispositif de conquête de marché (diplomatie économique, action sur les normes, etc.). Elle a pour horizons la croissance et l’emploi. Pour bien comprendre cette dynamique, il faut lire le livre d’Hélène Masson (L’intelligence économique, une histoire française. Genèse, acteurs, politiques, Vuibert, 2012). Non seulement elle y expose et analyse en profondeur les origines de cette pratique du management des organisations qui constitue aussi et d’abord une politique publique, mais elle s’interroge en outre à chaque page sur sa nature exacte. Pour le dire autrement, elle mêle une démarche historique, qui s’enrichit à intervalles réguliers de raisonnements empruntés à l’économie et aux sciences de gestion, à une interrogation de philosophie politique fondamentale pour l’avenir de notre démocratie. Cette question est la suivante : l’intelligence économique constitue-t-elle une tentative du politique pour retrouver une capacité d’action dans l’espace économique ? Elle y répond clairement par l’affirmative : en effet, l’intelligence économique constitue bel et bien une stratégie publique de réaffirmation de l’État au sein de la sphère économique dans une séquence de contestation tous azimuts de son rôle, laquelle est animée par des acteurs spécifiques (entreprises géantes, institutions internationales, ONG, etc.).

Par delà ces questions de fond, il faut également imputer les difficultés d’inscription de l’intelligence économique dans le paysage culturel français en général et dans celui de l’espace politique et administratif en particulier à des débats capitaux de forme qui entravent la pleine expression de l’essentiel. Le vocabulaire de la galaxie thématique de l’intelligence économique (laquelle recouvre : veille, sûreté, influence – dont le lobbying), de la sécurité économique et de la sécurité/sûreté (ou protection) des entreprises, n’est effectivement toujours pas stabilisé.

Cette fragmentation chaotique du champ sémantique et des concepts s’enracine dans 3 facteurs :

– Une légitimité précaire de la formule même d’« intelligence économique » causée par trois éléments : l’insuffisante intégration de la discipline au sein de la science économique et des sciences de gestion ; la régulière confusion avec l’expression peu pertinente de « défense économique » (au regard des réalités industrielles, commerciales et financières contemporaines) ; et l’association paresseuse (soulignons une fois de plus ce point crucial) avec l’espionnage (marotte récurrente des journalistes !)…

– Des pratiques et dispositifs opérationnels publics et privés manquant de cohérence (résultant en partie d’une insuffisante connaissance des besoins des entreprises par les pouvoirs publics). Malgré la dynamique de progrès initiée par les travaux de Bernard Carayon, l’action interministérielle d’Alain Juillet puis d’Olivier Buquen et actuellement de Claude Revel, et celle, ministérielle, du SCIE (Service de coordination à l’intelligence économique) à Bercy, des cloisonnements administratifs dommageables persistent, même si des avancées sont à souligner (spécialement dans le domaine de la formation et de l’action territoriale).

– L’absence de doctrine unifiée, cohérente et approfondie du côté de l’État. Seule cette doctrine permettrait de crédibiliser l’intelligence économique comme une ambitieuse politique publique, complémentaire mais distincte du renseignement économique, et s’imposant comme l’indispensable visage d’une politique industrielle et d’aménagement du territoire adaptée aux défis du XXIe siècle. La politique publique d’IE celle-ci se voit souvent considérée au mieux comme un gadget teinté de paranoïa et au pire comme du protectionnisme ou comme le refus de se plier aux règles de l’économie libérale (que seule l’Union européenne observe véritablement, contrairement aux États-Unis ou à la Chine, pour se contenter de ces deux seules illustrations).

Il faut noter de surcroît que l’existence du thème dérivé de « l’intelligence territoriale » (IT), étroitement connecté à la politique des pôles de compétitivité, ainsi que de nouveaux vocables autour de « l’intelligence juridique » (concept encore flou) complexifient la question de la clarification de l’IE. Ces approches complémentaires se révèlent bien évidemment particulièrement intéressantes et cruciales : il reste toutefois nécessaire de faire comprendre leur imbrication logique précise avec l’IE afin d’éviter l’impression de « fatras » théorique née de la multiplication des concepts.

Par ailleurs, l’intégration de l’intelligence économique avec les concepts de sécurité nationale, de sécurité globale et de stratégie de puissance, mérite d’être encore travaillée.

Notons enfin que la gestion de crise, concept et pratique désormais essentiels pour les entreprises, est également insuffisamment articulée avec l’intelligence économique au sein des entreprises.

Pour formuler les choses autrement, de l’ensemble de ce bref constat, non exhaustif, dérivent 3 axes de travaux majeurs :

1. Ordonner le spectre conceptuel composé des briques suivants : intelligence économique, sécurité économique, sécurité/sûreté (protection) des entreprises, management des crises, intelligence territoriale, sécurité nationale/globale.

2. Intégrer dans un concept unificateur d’intelligence stratégique (véritable mode de pilotage des organisations dans un nouvel environnement global, complexe et incertain) les notions d’intelligence économique, de gestion des crises, et de protection des patrimoines. Un tel concept pourrait être applicable dans le privé comme dans le public (selon des modalités à l’évidence très différentes qu’il faudra explorer en profondeur et dans le détail, afin qu’une mise en œuvre opérationnelle ne relève pas de l’utopie). Cette fonction « intelligence stratégique » (qui enrichirait l’approche aujourd’hui limitée des départements actuels dits de la « stratégie ») devrait alors se marier harmonieusement dans les organisations avec les organes ou responsables chargés de l’élaboration et de la mise en œuvre du projet (ou politique) global de l’organisation et de la stratégie générale qui en découle.

3. Faire déboucher l’ensemble de cette démarche sur une réflexion de fond concernant l’évolution du capitalisme et les nouveaux modes de régulation que la crise actuelle nous impose d’inventer.

Il faut conserver impérativement à l’esprit que l’intelligence économique a tout d’une révolution culturelle… Son avenir repose donc précisément dans sa capacité à se normaliser, à dépasser l’ère des pionniers pour entrer dans celle de l’intégration aux pratiques quotidiennes. Poser la « bonne » problématique en matière d’intelligence économique revient par conséquent à interroger le fonctionnement ordinaire des organisations publiques comme privées afin de trouver les points d’articulation où la greffer efficacement. De surcroît, il faut parvenir à penser à tout instant la « dualité » de l’IE. 

En ce qui concerne les points d’articulation de l’IE avec la réalité du management des entreprises, ils se révèlent nombreux. Comme la démarche qualité, l’IE requiert de la transversalité. Elle impose de faire circuler au mieux l’information entre les services pour en tirer le maximum en termes d’avantage compétitif. Savoir ce que l’Autre ne sait pas encore, c’est prendre l’ascendant sur son rival ; autant dire que conserver une dominance, une position de leader, ou devenir un challenger sérieux passe par la pratique de l’IE. Mais souvent, l’information utile se trouve déjà au sein de l’organisation. Par conséquent, il s’agit d’abord de savoir la mobiliser. Par ailleurs, l’IE est avant tout affaire de sensibilisation et de formation. Il devient essentiel d’expliquer à l’ensemble des salariés les enjeux de l’acquisition de l’information, de sa protection et de sa manipulation éventuelle. De ce point de vue, des intérêts communs apparaissent entre l’intelligence économique d’une part et la démarche de communication interne et des ressources humaines de l’autre. Citons un autre exemple : le marketing doit intensifier aujourd’hui l’analyse de l’environnement concurrentiel et mettre à jour les multiples facteurs critiques de succès des autres entreprises qui ne dépendent pas de la qualité des produits ou de leur coût (réseaux d’influence, proximité culturelle et politique avec les pays constituant les cibles commerciales, synergies public/privé, etc.). Quant aux logiques d’influence normative dans les instances internationales, elles démontrent chaque jour que les directions juridiques rencontrent quelques raisons d’œuvrer en transversalité avec les départements traitant d’intelligence économique (pour réaliser des veilles ciblées ou créer de vraies dynamiques d’affaires publiques).

Pour résumer : l’intelligence économique doit contribuer à la formulation de la stratégie au sein de l’entreprise et doit s’inscrire dans sa politique globale, au cœur même de sa démarche de gouvernance.

Nécessité pour une entreprise moderne soucieuse d’une gouvernance adaptée à l’environnement complexe et incertain que nous connaissons, l’IE s’affirme également comme un politique gouvernementale, une authentique stratégie publique. Celle-ci s’insère dans l’éventail des dispositifs publics concourant à l’édification de la politique économique globale de la nation ; le sort de l’IE en France est intimement lié à l’histoire de l’intervention de l’État dans l’espace économique. Inaugurée, suite au rapport Martre (93-94), par le CCSE en 1995, elle s’est consolidée après le rapport Carayon (2003-2004) par la nomination d’un Haut responsable chargé de l’intelligence économique (Alain Juillet). Aujourd’hui pilotée par un Délégué interministériel à l’intelligence économique, cette politique publique s’inscrit dorénavant dans la logique globale de l’État en matière de soutien au développement économique, c’est-à-dire à la croissance et à l’emploi (amélioration de la connaissance des marchés extérieurs, contrôle des investissements étrangers dans les secteurs sensibles, influence normative, intelligence territoriale, etc.). Au-delà du volet essentiel de la coopération entre les services publics et les grands groupes, la question cruciale de la performance économique de nos territoires doit aussi mobiliser nos efforts.

Depuis 2004, l’ensemble de la stratégie d’intelligence économique en régions a été ordonné autour de deux volets. Le premier est celui de la sécurité économique, piloté par la DGSI. Il s’agit d’une mission de souveraineté reposant sur deux axes essentiels : la maîtrise du patrimoine scientifique et technologique, et la détection et le traitement des menaces pesant sur les entreprises. Il serait en effet totalement contre-productif de perdre l’avantage compétitif que l’intelligence économique a pour vocation d’acquérir en laissant l’information à haute valeur ajoutée, difficilement créée, à la libre disposition de ceux qui ne devraient pas y avoir accès.

Pour autant, il faut se préserver de toute « bunkérisation » et ne pas confondre la sécurité économique, solidaire de la notion de « réciprocité » commerciale, avec le protectionnisme étroit. Le second volet est celui du déploiement d’une dynamique d’intelligence territoriale visant à déterminer régulièrement les atouts majeurs et les principales faiblesses de chaque région, d’identifier les opportunités et de créer des réseaux entre le public et le privé.

D’aucuns disaient jusqu’en 2008 que cette volonté d’intervention de l’État dans la vie économique était passée de mode. Pourtant, un certain nombre d’acteurs de la production ne le pensaient pas et la crise économique et financière que nous avons vécu conforte leur position.

Il faut en effet bien comprendre que la notion de territoire (national et local) a considérablement évolué (pour creuser cette question, il est essentiel de lire les ouvrages de Pierre Veltz). D’abord enraciné dans l’espace, la géographie, le territoire se trouve aujourd’hui caractérisé de surcroît comme un ensemble de flux, un espace immatériel de jeux relationnels et de stratégies d’acteurs. D’abord lié à une appropriation politique, c’est-à-dire étroitement jumelé à la centralisation du pouvoir et à la construction corollaire de l’État, il relève désormais de manière croissante de logiques économiques, sociales et culturelles (d’ailleurs connectées de manière protéiforme au processus d’urbanisation).

Cette évolution pose bien évidemment la question de l’influence de la mobilité croissante des acteurs (notamment les entreprises) sur la structuration du territoire. Les délocalisations (dont l’ampleur reste discutée) constituent la conséquence emblématique de la mondialisation en termes de mobilité. Par conséquent, chaque territoire doit faire la preuve d’un « potentiel » territorial capable d’attirer l’activité productive (de biens ou de services). Démarche qui suppose de bien maîtriser la logique de réseaux et donc d’être en capacité, pour un territoire, de « sortir » de lui-même et de se projeter vers le vaste monde…

Nous sommes confrontés aujourd’hui à l’élargissement constant du champ d’action des entreprises, laissant apparaître la multiplication des relations entre acteurs et la révolution que constituent authentiquement les technologies de l’information et de la communication. Aujourd’hui, les territoires se présentent comme des systèmes perpétuellement dynamiques qu’il faut observer en temps réel pour permettre la mise en œuvre de politiques locales efficaces.           

A cet égard, on ne dit peut-être pas assez qu’une politique industrielle utile doit partir aujourd’hui de nos territoires et se confondre étroitement avec la logique d’intelligence économique et territoriale. Les pôles de compétitivité sont l’expression même de cette politique industrielle appelée par les besoins des territoires.

Il incombe à l’État et aux collectivités territoriales de donner la première impulsion du développement économique régional dans le nouveau contexte de l’économie de la connaissance en facilitant l’organisation maillée des ressources locales (pour faire naître de nouvelles compétences et marcher vers l’excellence en additionnant celles qui existent déjà), de permettre aux entreprises de mettre en valeur leurs avantages comparatifs, de contribuer à souligner leurs savoir-faire (en œuvrant à la montée en puissance d’un véritable marketing territorial), de favoriser l’assimilation de connaissances innovantes pour mieux se distinguer de la concurrence et vendre leurs produits et services (en structurant la veille publique, en diffusant les résultats de cette dernière, et en les hybridant avec les capacités privées). Favoriser des partenariats entre les entreprises, les centres universitaires et les collectivités locales, s’affirme capital. Or, c’est précisément le rôle central de l’État stratège en matière économique et industrielle, celui qu’illustre de manière emblématique la dynamique des pôles de compétitivité. Concluons : l’intelligence économique, c’est le nom de notre soif d’innovation et de la performance de nos entreprises s’adaptant à l’environnement contemporain des affaires, de notre appétit de conquête commercial, de notre désir de protection des intérêts technologiques et industriels fondamentaux de la nation, de notre volonté d’influence à travers le monde (y compris sur la construction des normes de l’échiquier planétaire), et aussi de notre souhait de coopérations internationales qui feraient basculer de la guerre à la paix économique… C’est encore une idée neuve…