Faut-il réinventer l’art de la ruse ?

Paris, France, Sculpture, Statue, Monument, Ciel

par

Hasnae Chami-Boudrika

Financement de l’Innovation et Intelligence Economique

Auteurs de nombreux livres sur la Grèce Antique et sur la mythologie Grecque, Jean-Pierre VERNANT et Marcel DETIENNE ont publié « Les Ruses de l’Intelligence, la Mètis des Grecs [i]» en 1974. Ils se sont particulièrement intéressés aux mythes grecs de souveraineté à travers le prisme de la magie guerrière. Mais au lieu de se focaliser sur l’aspect physique des dieux, ils ont analysé les pouvoirs de la ruse, de la transformation et de la multiplicité des formes en tant qu’armes de la guerre.

Alors, Jean-Pierre VERNANT et Marcel DETIENNE ont tenté de décortiquer le rôle de la mètis dans la mentalité des Grecs où elle a une place centrale en matière de pratiques sociales et intellectuelles. En effet, la mètis signifie la prudence avisée mais désigne aussi la divinité fille d’Océan. Dans la mythologie Grecque, Zeus épouse Mètis et l’avale lorsqu’elle tombe enceinte. Malgré cela, Mètis joue de rôle indirect important dans les mythes sur la souveraineté.

La mètis, à la fois une forme d’intelligence et une divinité grecque

Mais revenons d’abord au sens du terme mètis. Celui-ci désigne une forme d’intelligence et de pensée constituée d’un ensemble complexe et cohérent fait de comportements intellectuels et d’attitudes mentales. Ainsi, cette intelligence, issue d’un mélange de souplesse d’esprit, de débrouillardise, d’attention vigilante, de flair, d’expérience et d’habiletés, traite des réalités mouvantes, fugaces et ambiguës, loin de la mesure précise, du raisonnement rigoureux et du calcul exact.    

Pour ce qui est de la mythologie grecque, la divinité Mètis est à rapprocher des récits mythiques du Proche-Orient notamment du dieu sumérien Enki-Ea[ii], maître des eaux, des techniques et du savoir plein d’astuce. Rapide, légère et capable de prévoir au-delà du présent immédiat, Mètis se concentre de manière approfondie sur son projet préalablement analysé. Elle s’échappe ainsi des doigts de l’ennemi comme l’eau courante grâce à sa souplesse et à sa capacité à être polymorphe.

Par ailleurs, dans les épreuves de force, Mètis réussit à mettre en pratique des stratagèmes pour inverser les règles du jeu. Au lieu de répondre par la force brute, Mètis se montre insaisissable et fait preuve de duplicité. Pour cela, elle n’hésite pas à mettre en pratique ses qualités intellectuelles telles que la perspicacité, la pénétration de l’esprit, la prudence, la rouerie et même le mensonge.

Zeus, incarnation de la souveraineté après avoir avalé Mètis

Le grammairien athénien Apollodore (140 av. J.-C.) raconte dans son œuvre Bibliothèque[iii] la manière dont Zeus avait fait appel à Mètis pour faire boire à Kronos un breuvage afin de vomir la pierre et les enfants avalés. Mais lorsque Mètis fut enceinte d’Athena, celui-ci préféra l’avaler car Gaia avait prédit que Mètis donnerait naissance à un garçon qui allait détrôner Zeus.

En effet, Mètis, par son art de l’imprévu et du mouvant apte à retourner les situations, allait mettre en péril le règne de Zeus par sa descendance. D’autant plus que les enfants de Mètis étaient destinés à hériter de sa mètis. Mais Zeus n’étant pas un roi comme les autres, il a rapidement compris que son fils avec Mètis allait mettre en péril sa suprématie paternelle et renverser son pouvoir. C’est la raison pour laquelle il a choisi d’avaler Mètis pour devenir l’incarnation de la souveraineté.

Par cet acte, Zeus n’était plus une simple divinité à mètis mais il incarnait désormais en lui le mētíeta. En bref, en avalant Mètis par surprise, il avait réussi à retourner contre elle ses propres armes. A savoir la ruse, l’attaque par surprise et la tromperie. Zeus devenait alors invincible et plus aucune ruse ne pouvait le prendre au dépourvu.

La mètis, stratège aux techniques de la chasse et de la pêche

Les récits concernant la mètis sont étroitement liés à la pêche et à la chasse. En particulier, les techniques anciennes évoquées traitent de la souplesse des fibres végétales et de la fabrication de nœuds, de réseaux et de filets pour piéger et enchaîner la proie. Comme pour la chasse, la vigilance est mise en avant pour guetter en silence, à l’écoute, invisible et prêt à bondir.

En matière de compétition et d’affrontement, le succès s’obtient via deux stratégies possibles ; soit par la force soit par la mètis. Dans le premier cas, le vainqueur réussit grâce à sa puissance dans le domaine d’affrontement. Dans le second cas, le succès est entre les mains de celui qui ne semblait pas supérieur mais qui a utilisé d’autres procédés pour créer la surprise en triomphant contre toute attente. 

Cependant, la mètis est parfois perçue comme frauduleuse et déloyale car elle semble ne pas respecter les règles du jeu. Mais en réalité, c’est une arme plus puissante que la force car elle permet de dominer l’autre quelles que soient les conditions de la lutte, assurant ainsi une victoire en toutes circonstances. Donc, la mètis confère un pouvoir souverain par un mélange de permanence et d’universalité.   

De la Mètis mythologique à la complémentarité des pensées de l’intelligence pratique

Au-delà des aspects mythologiques évoqués dans le livre « Les Ruses de l’Intelligence, la Mètis des Grecs », Mendel Gérard[iv] a étudié en 1998 la question de l’intelligence pratique et ses formes de pensées à travers le prisme de la mètis.   

Ainsi, Mendel Gérard a distingué trois grandes formes de pensées dans l’acte :

  • La pensée téléologique au cours de laquelle il est question de définir un objectif sous forme de projet d’action. Par exemple, le projet d’Ulysse de retourner à Ithaque malgré les épreuves qu’il traverse ;
  • La pensée du savoir-faire et de l’expérience, de l’ordre implicite lié à l’acquisition d’une technique ;
  • La pensée inventive qui relève de la capacité d’inventer dans des situations compliquées et inédites pour régler les problèmes de manière simple. Par exemple, l’esprit créatif d’Ulysse face au Cyclope.

En conclusion, la mètis est celle des inventions, des tours, et des ruses, ce qui la rapproche de la pensée inventive. Mais en réalité, l’intelligence pratique a besoin de ces trois formes de pensée pour être pleinement opérationnelle. En effet, une prédominance de pensée téléologique rendrait rigide et ferme d’esprit tandis que trop de pensée du savoir-faire limiterait la créativité face aux situations nouvelles.

Pour finir, cette citation du livre est à méditer : « Point de souveraineté en effet sans Métis. Sans le secours de la déesse, sans l’appui des armes de ruse dont dispose sa science magique, le pouvoir suprême ne saurait ni se conquérir, ni s’exercer, ni se conserver ».


[i] VERNANT, Jean-Pierre et DETIENNE Marcel, 1974.  Les Ruses de l’Intelligence, la Mètis des Grecs. Flammarion.

[ii] Enki est l’une des trois divinités de la grande triade cosmique mésopotamienne avec Anu et Enlil. La tradition assyro-babylonienne le nomme Ea. /

[iii] Apollodore, « Bibliothèque », Livre I Chapitre II.

[iv] Mendel Gérard, « 22. L’intelligence pratique et ses formes de pensée », dans : , L’acte est une aventure. Du sujet métaphysique au sujet de l’acte pouvoir, sous la direction de Mendel Gérard. Paris, La Découverte, « TAP / Psychanalyse et société », 1998, p. 310-318.