Eléments de grille de lecture pour mieux saisir l’échec américain face aux talibans


Mémorial, 911 Mémorial, New York, Wc, Manhattan

par Christian Harbulot.

Au cours du XXe siècle, les adeptes des guerres révolutionnaires ont martelé pendant des décennies le slogan Le pouvoir est au bout du fusil. Le XXIe siècle s’ouvre sous d’autres auspices. La société de l’information a modifié le rapport au combat et la finalité de la guerre. Le fort cache l’image qui peut choquer les esprits, le faible montre celle qui sert ses intérêts. Cette différence renverse la nature des rapports de force. Les Talibans ou les jihadistes peuvent terroriser les populations sans craindre d’être désignés à la vindicte publique. Il n’y aura pas d’images montrant un enfant transformé en bombe humaine se faisant sauter dans la foule. Elle sera censurée.

En revanche, les médias n’hésitent pas à montrer quand ils le peuvent les victimes de frappes aériennes ou de tirs d’artillerie d’une armée occidentale en opération dans les zones de guerre. Concrètement, une section d’infanterie de l’armée française prise sous le feu de l’ennemi aura le plus grand mal à obtenir un tir de soutien (par avion ou par pièce d’artillerie) dans une zone urbaine où se terrent des civils. Les forces adverses, terroristes ou insurgés, chercheront à provoquer ce type de situation pour obtenir des preuves visuelles des exactions éventuelles commises par les armées conventionnelles qu’elles affrontent sur leur terrain. Cette différence résume le déséquilibre qui s’est instauré au fil des années entre les régimes démocratiques et leurs ennemis idéologiques ou religieux. Le slogan initial a changé de sens.

Désormais, l’information est au bout du fusil, dépassement de la célèbre formule maoïste des années 60 « le pouvoir est au bout du fusil ». Le fort doit rendre des comptes à la société de l’information. Le faible l’utilise comme un tremplin pour se présenter comme une victime ou pour se dépeindre comme l’artisan légitime d’une sauvagerie assumée. Un attentat suicide est en quelque sorte une information incessible puisqu’aucune rédaction ne prendra la décision de montrer des images de la tuerie. En revanche, la dépouille d’un enfant, extirpé des ruines d’une maison d’habitation détruite par un F16[i], peut potentiellement faire le tour du monde. Le fort sera toujours accusé de cacher la vérité ou de mentir. Le faible aura toujours une excuse pour commettre l’irréparable.

Une posture morale qui profite au faible

La seconde guerre mondiale a été l’une des pires périodes de l’histoire de l’humanité. Tout a été dit et tout a été fait durant ces longues années d’affrontements militaires. A l’époque, le fort pouvait tuer de manière collatérale six cent mille civils[ii] en Europe lors des bombardements américains et britanniques menés contre les armées, les infrastructures et les cités du troisième Reich. Les soldats libérateurs de l’Armée rouge pouvaient violer deux millions de femmes allemandes, et déplacer 15 millions de civils d’origine germanique lors d’un des premiers grands nettoyages ethniques de la période contemporaine, sans déclencher de crise morale particulière. Le bruit de fond informationnel diffusé par les médias des vainqueurs était que c’était le prix à faire payer au régime nazi pour tout ce qu’il avait fait entre 1933 et 1945.

Cette suprématie informationnelle du fort s’est construite durant la guerre. Les stratégies de désinformation mises en œuvre pour tromper l’ennemi ont emprunté des chemins tortueux. Entre 1941 et 1944, Winston Churchill[iii] n’a pas hésité à faire envoyer à la mort par ses services de renseignement[iv] des centaines de résistants, à qui on confiait des informations fragmentaires sur les intentions alliées pour qu’ils se fassent intercepter par les services de sécurité nazis. Leurs aveux sous la torture contribuaient à donner un accent de vérité à ces fausses informations dans le but de tromper Hitler sur les dates et lieux de débarquement en Europe.  De leur côté, les Soviétiques ont fait de même en usant de l’art de la Maskirovka à partir de 1943. Il visait à induire les généraux allemands en erreur notamment par l’art du camouflage sur le champ de bataille et des simulations de concentration de troupes. Cette pratique de la tromperie s’est montrée particulièrement efficace dans leur offensive en Biélorussie[v] qui fut décisive dans la défaite de la Wehrmacht sur le front de l’Est.

Le fort avait franchi toutes les barrières psychologiques pour arriver à ses fins. Ce qui pourrait apparaître comme un acquis décisif dans la légitimation du recours à l’intox, n’en est pas un.  Le soulagement des peuples libérés aux lendemains de la défaite du Troisième Reich a effacé de la mémoire collective le tribut à payer pour gagner une guerre contre un adversaire sans pitié et pratiquant le massacre à grande échelle. Le déclenchement de la guerre froide accentua le poids de l’omission dans la mesure où chaque Bloc se piégeait lui-même en affichant un discours moralisateur qui tournait le dos à ce bilan de la guerre.

Les puissances occidentales furent particulièrement affectées par cette tentative de moralisation de la guerre. L’avènement de la démocratie dans le monde de l’après-guerre a structuré l’évolution des mentalités. En Europe, les pouvoirs politiques impliqués dans les guerres coloniales ont été confrontés aux divisions de leur opinion publique. Cette absence d’unité contribua à faire naître un déséquilibre informationnel dans la manière de montrer les conflits.

Sous la pression d’une partie de l’intelligentsia, la dénonciation des actes de cruauté du pouvoir colonial s’imposa comme le cadre de référence principal de la dénonciation des horreurs de la guerre. Le fort devait s’explique sur ses actes. Le faible avait la légitimité de la riposte. Personne ne chercha à s’interroger pourquoi les légionnaires[vi] du corps expéditionnaire français en Indochine conservaient une balle pour se suicider afin d’éviter de tomber aux mains du Viêt Minh. Il est difficile de croire que ce réflexe était l’expression collective d’une faiblesse psychologique dans la crainte d’affronter l’ennemi. Le raffinement des patriotes vietnamiens dans l’art de torture était une arme de terreur de masse qui se dilua dans la légitimité d’une lutte de libération nationale. A contrario, les défenseurs de l’empire colonial se crispèrent sur la symbolique des valeurs du fort. Les actualités montraient les valeureux bataillons de l’armée vietnamienne servant aux côtés de l’armée française. En revanche, il était inconcevable de rendre public ce que subissaient certains éléments de nos troupes qui avaient dû se rendre à l’ennemi.

Les images des rescapés des camps de prisonniers, après la défaite de Dien Bien Phu, furent censurées. Elles révélaient pourtant que ces prisonniers ayant servi dans les rangs de l’armée française étaient dans un état physique comparable aux rescapés de Dachau. Pour le haut commandement et le pouvoir politique, la publicité faite autour d’un tel évènement aurait été considérée comme un aveu de faiblesse. Le fort devait préserver son image d’invincibilité.

Montrer la vérité sur le traitement des prisonniers français dans les camps du Viêt Minh, c’était dans leurs esprits accentuer l’image de la défaite. Cette analyse rejetait toute autre forme de débat, en l’occurrence celui sur la manière de se battre. Dans ce cas de figure, la polémique exploitable était la faiblesse potentielle du faible dans le non-respect de sa parole par rapport à ses actes. En 1945, le Viêt Minh introduit sa déclaration d’indépendance[vii] de la République Démocratique du Vietnam, en citant les principes fondateurs de la République américaine :

« Tous les hommes naissent égaux. Le Créateur nous a donné des droits inviolables, le droit de vivre, le droit d’être libres et le droit de réaliser notre bonheur. Cette parole immortelle est tirée de la Déclaration d’Indépendance des États-Unis d’Amérique en 1776. Prise dans un sens plus large, cette phrase signifie : tous les peuples sur la terre sont nés égaux ; tous les peuples ont le droit de vivre, d’être heureux, d’être libres. »

La manière dont le Viêt Minh se comporta par la suite n’était pas à l’image de cet éloge de l’humanisme. A l’époque, rien n’interdisait de lancer un débat sur les limites morales d’un peuple prêt à tout pour obtenir son indépendance. C’est dans l’expression « prêt à tout » que se niche la démonstration qui aurait pu obliger le Viêt Minh à faire preuve d’un peu moins d’arrogance et à se justifier sur le traitement des prisonniers de guerre.  

L’incapacité du fort à se mettre dans la peau du faible

La crispation du fort sur ses principes se confirma dans la conduite de la guerre d’Algérie. Le témoignage du général Aussaresses[viii]  illustre cette incapacité à changer de posture dans le jeu du fort. A l’écouter, il représentait les forces du progrès contre l’expression barbare d’un archaïsme culturel. Et c’est dans ce cadre de légitimité qu’il assuma la pratique de la torture pour lutter contre le terrorisme. Les gouvernements de la IVe République validèrent cette orientation sans chercher à poser le problème autrement lorsque les dérives du camp d’en face lui en donnaient l’occasion.

A posteriori, il ne semble pas absurde de se demander si le fait[ix] de fracasser la tête d’un nouveau-né d’une famille de colons contre un mur, était un message émancipateur pour les opprimés ? Pour formuler un tel recadrage du sujet, le fort devait impérativement chercher des contradictions dans la rhétorique du faible. Ce qu’il ne fit pas.  Le fort, représenté en l’occurrence par l’armée française, fut progressivement atteint dans son image par la multiplication des témoignages sur l’emploi de la torture et sur la liquidation physique de partisans de la lutte armée pour l’indépendance. Dans le même temps, l’image du FLN sortit quasiment intacte de cette période sanglante.

Si le fort s’était mis dans la peau du faible, il aurait pu faire naître une polémique sur la finalité de l’engagement révolutionnaire. La dénonciation des crimes commis durant la période stalinienne avait déjà pris une certaine résonance dans les intelligentsias occidentales. Le débat sur l’éthique révolutionnaire était à l’origine de scissions au sein du système communiste. Il existait un vent porteur que ne surent pas utilisés les spécialistes français de la guerre psychologique qui avaient pourtant lu les écrits de Mao Tse Toung et de Giap.

Ils crurent se réapproprier les méthodes subversives en semant la discorde au sein de la guérilla algérienne mais ils ne saisirent pas ce qui aurait pu être une extrapolation « gramscienne » de la guerre de l’information, c’est-à-dire en partant du principe qu’il n’y a pas de combat politico-militaire possible sans offensive idéologique et culturelle préalable puis simultanée. Les opérations menées par le cinquième bureau d’action psychologique affaiblissaient tactiquement le FLN sur le terrain en le poussant à commettre des purges injustifiées dans ses rangs mais elles ne dénaturaient pas la légitimité de son combat. Une démystification éventuelle du FLN ne pouvait se faire qu’à partir de ses propres repères en termes de culture politique.

La brèche ouverte par des dissidents du Komintern après la guerre était une indication précieuse sur la manière d’instruire les éléments de langage d’une telle polémique. Les dénonciations de la trahison des finalités morales du combat révolutionnaire ont porté un coup sévère à l’image du camp communiste. Des ouvrages tels que Le Zéro et l’infini[x] d’Arthur Koestler et Sans patrie, ni frontières de Jan Valtin[xi], ont affecté l’image purifiée de l’idéologie communiste.

Durant la même période, Margarete Buber-Neuman[xii] donna une sorte de coup de grâce informationnel en racontant la manière dont Staline avait livré à l’Allemagne nazie plusieurs centaines de militants communistes allemands réfugiés en URSS. La plupart moururent en camp de concentration. A contrario (et cela n’efface pas la dimension terrifiante et abjecte du personnage dans l’Histoire de l’humanité), Hitler ne livra jamais de membre de la SS à la police secrète soviétique.

Sans renverser le cours de l’histoire, une guerre de l’information de ce type aurait ramené sur terre un certain nombre de partisans d’une vision idéalisée de la lutte de libération nationale menée par le FLN. La banalisation des crimes contre l’humanité commis par certains de ses militants contre des colons ou des harkis[xiii] pèse encore lourdement dans l’histoire postcoloniale de la République algérienne. La guerre civile[xiv] qui a marqué l’Algérie à partir de  1992[xv] a mis en exergue la barbarie comme élément structurant du conflit.

Combattre la violence par la violence restait l’ultime marge de manœuvre d’un processus politique qui se voulait émancipateur mais devint en fait autodestructeur. Tous les mouvements révolutionnaires n’ont pas suivi cette voie. Lors de leur victoire contre les membres de la Garde Nationale de Somoza, la direction du Front sandiniste de libération nationale décida ne pas se livrer à des actes de vengeance contre leurs prisonniers ou les parties de la population nicaraguayenne qui avaient soutenu le Régime.

Si on revient au cas de la France, les conséquences de cette difficulté à saisir la dimension stratégique de la guerre de l’information, ne furent pas négligeables. Diabolisée par les retombées des guerres coloniales, l’armée française se condamna pour une longue période à se faire désigner par des médias et par des représentants de l’intelligentsia comme la seule force potentiellement coupable de dérives militaristes ou de comportements ultra répressifs. Dans cette configuration du débat, le faible restait une victime avec une liberté d’action sans partage moral. Il pouvait torturer, massacrer, exterminer sans être désigné comme une force coupable puisque son combat était juste.

Le soutien passif aux premières années du régime khmer rouge fut l’aboutissement de ce processus d’affaiblissement de la pensée critique occidentale. La subite constatation que le faible pouvait être monstrueux donna lieu à quelques commentaires et repentirs d’anciens gauchistes anciens défenseurs de la cause khmère rouge[xvi] mais sans perturber pour autant les certitudes de la pensée dominante sur le sujet.

Si le monde audiovisuel recense désormais les crimes commis par le système soviétique[xvii]  sans établir de similitudes avec les crimes commis par le système nazi[xviii], la réflexion sur la pertinence morale des combats du fort et du faible est encore très dominée par le parti pris accordé à celui qui subit l’attaque du fort. L’avantage reste du côté du faible dans la mesure où les médias concentrent leur attention sur les exactions du fort. La liste des victimes de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité commis par des forces défendant une cause d’insurgés ne constitue pas une taille critique suffisante pour renverser la tendance.

L’enjeu vital de la perception

Le fort a d’abord été pris au dépourvu. Engagée pour faire barrage à la progression du communisme dans l’ex Indochine, la première armée du monde avait dû se retirer du théâtre d’opération vietnamien sans être battue militairement. Les médias américains avaient été l’artisan principal de cette défaite informationnelle, en adoptant une attitude très critique après l’offensive du Têt[xix]. Jusqu’à cette date, la grande majorité des médias américains soutenaient l’effort de guerre de leur pays dans cette région du monde. Les correspondants de presse présents qui allaient rarement sur le terrain, furent désemparés par l’effet de surprise de cette offensive.

La contre-attaque des forces américaines et sud-vietnamiennes permit la reprise en main de la situation au bout de plusieurs semaines. Le Viêt-Cong avait subi de très lourdes pertes, compensées par le fait que son audace avait créé le doute dans les esprits. La majorité des journalistes américains présents à Saigon estima après coup que les Etats-Unis étaient en train de s’enliser dans ce conflit. Le mouvement anti-guerre, né au sein des campus comme Berkeley, bénéficia de ce changement d’opinion et put se faire entendre par le biais des reportages et des interviews réalisés par les chaînes de télévision américaines.

Le général américain Robert Scale[xx] fit l’autocritique suivante à propos de cet échec :

« L’armée américaine pensait que le centre de gravité vulnérable était le potentiel militaire ennemi et sa capacité de vaincre sur le terrain. Lors de l’offensive du Têt, les dirigeants communistes Ho Chi Minh et Giap ont pris le risque de perdre sur le plan militaire au profit d’une victoire décisive en guerre de l’information. Ils estimaient que le centre de gravité de l’ennemi était son propre peuple et que la bataille de l’opinion était primordiale« .

L’assaut de l’ambassade américaine à Saigon par un commando suicide du Viêt-Cong reste un de ces cas d’école où l’image de la confusion l’emporte sur l’issue de l’affrontement. Les forces de sécurité mirent fin à cette incursion audacieuse au bout de plusieurs heures de combat, la résonance symbolique de l’évènement marqua les esprits. Cette attaque surprise prit au dépourvu le système de défense. Des éléments de la guérilla communiste avaient violé l’espace territorial de la représentation diplomatique des Etats-Unis Sud Vietnam. L’invulnérabilité américaine était remise en question. Et pour parfaire l’effet négatif de cette scène, le chef de la police de Saigon exécutait dans la rue et devant un journaliste américain le chef du commando qui venait d’être capturé, en lui une balle dans la tête. La photo de cet acte de vengeance devint un des actes d’accusation contre le régime sud-vietnamien et son allié américain.

Les dirigeants du Pentagone avaient privilégié une vision classique de la guerre militaire et étaient passés à côté de cette nouvelle forme d’affrontement qu’on appelle de nos jours la guerre de l’information. Ils n’allèrent pas aussi loin dans leur bilan du Vietnam que le général Scale et se limitèrent par la suite à une réévaluation du mode de relation avec le monde des médias. Il fallait selon eux empêcher les journalistes de rendre compte sans contrôle d’une autorité de tutelle du déroulement des opérations. Sous prétexte d’assurer leur sécurité, ils verrouillèrent le fonctionnement des correspondants de guerre pour éviter de revivre le piège informationnel que leur avait tendu l’ennemi au Vietnam. Les mesures prises par l’armée américaine durant la première guerre du Golfe faisaient croire que la question de la relation avec les médias avait été réglée.

Lors de l’opération tempête du désert lancée le 17 janvier 1991 dans le but de chasser les troupes de Saddam Hussein du Koweït, les responsables militaires américains décidèrent d’« encadrer » les correspondants de presse en créant le concept d’Embedded journalism.

Pour pouvoir couvrir le conflit, les journalistes devaient obligatoirement se conformer à la marche à suivre dictée par les autorités militaires et appliquer les consignes qu’on leur donnait. Ceux qui obtenaient une autorisation officielle étaient intégrés à une unité et ne pouvaient transmettre que ce qu’on leur laissait voir. Ce contrôle déguisé de l’information était présenté comme la parade au risque de mauvaises interprétations des scènes de combat prises sur le vif.

Pour éviter cet encerclement informationnel, le faible contourna l’obstacle des journalistes embarqués en déplaçant le problème sur un échiquier dont il était le seul occupant. L’Afghanistan fut un de ses premiers champs d’expérimentation. Les Talibans comprirent relativement vite l’intérêt de communiquer avec les correspondants de presse en majorité indépendants,qui suivaient à partir de Kaboul l’intervention américaine après les attentats du 11 septembre. Les insurgés prirent l’habitude de créer un lien avec ces journalistes en quête de reportage pour s’assurer un revenu, en envoyant des messages par sms pour revendiquer leurs opérations militaires et leurs attentats.

Dans un second temps, ils établirent un modus operandi pour faire venir auprès d’eux des équipes de prise de vue afin de leur montrer leur version de la guerre. Les journalistes étrangers devaient payer des intermédiaires liés aux Talibans pour pouvoir les rencontrer et ensuite les filmer. Les Talibans reprenaient ainsi la main dans le jeu du ressenti psychologique. De leur côté, les journalistes pensaient détenir un scoop ou faisaient semblants d’y croire.  L’acceptation de ce principe a même fini par être admis par certains officiers chargés des relations avec les médias. Après l’embuscade d’Uzbin[xxi], un représentant militaire de la Dicod[xxii] déclara sur un plateau de télévision qu’il ne trouvait pas anormal qu’un journaliste ait à payer un intermédiaire pour faire un reportage.

Le député Jacques Myard relança la polémique en stigmatisant les journalistes[xxiii] de Paris Match soupçonnés d’avoir versé de l’argent aux Talibans pour rencontrer les responsables de l’embuscade d’Uzbin. La justice le condamna à payer 3000 euros aux plaignants car il n’apportait pas de preuves tangibles venant étayer son accusation. Le « poids des mots et le choc des photos » de ce reportage ne reçurent pas un soutien unanime de la profession. La façon de photographier des Talibans portant des pièces d’uniforme et des armes détenues par les soldats français morts au combat, mit la profession mal à l’aise. Des langues se délièrent. Des journalistes admirent en aparté qu’un reportage effectué dans de telles conditions pouvait être assimilé à une contribution involontaire à l’action d’une force ennemie contre nos soldats. Depuis cette date, les reportages menés du côté taliban devinrent beaucoup plus rares.

Un rapport de force informationnel défavorable pour le fort s’est imposé peu à peu au cours du conflit. Les forces de la Coalition durent se justifier sur leurs frappes et les risques de pertes collatérales qu’elles faisaient encourir à la population. Il leur fallut du temps pour faire reconnaître que la situation était devenue plus complexe. La riposte à un affrontement armé, dans un cadre urbain ou dans un lieu habité, était un problème quasi insoluble pour une force militaire sous le regard croisé des médias, des juristes et des politiques. Du côté français, le commandement militaire n’autorisait pas les frappes qui pouvaient faire des victimes dans la population.

Mais la problématique ne s’arrêta pas à ce constat. Les Talibans prirent l’habitude de se réfugier chez l’habitant. Ils obligeaient ainsi les forces de la coalition à procéder à des tirs ou à des bombardements dans des zones habitées. Les victimes civiles devenaient des bavures. Ils créaient avec des pertes limitées une vulnérabilité informationnelle dans le mode d’intervention ennemi.

Ces insurgés, censés se battre pour libérer leur peuple de l’oppression d’un envahisseur, n’hésitaient pas à prendre la population en otage pour éviter d’être visés par un hélicoptère ou un avion. Le journaliste qui filmait la scène du côté des forces de coalition, observait le résultat des frappes aériennes et rendait compte des civils tués ou blessés. Un tel déséquilibre dans le compte rendu de l’affrontement ne pouvait que desservir l’image du fort et restreindre ses capacités de riposte alors que dans le cas du faible, cette fuite devant les militaires alliés passait pour une solution de survie.

La création d’espaces informationnels autonomes

La relation de dépendance informationnelle créée par le faible dans sa manière de se comporter avec les médias atteint ses limites dans le conflit afghan. La guerre en Irak fit évoluer une fois de plus les comportements du faible et du fort. Les groupes liés à Al Qaida commencèrent à poster sur le net des vidéos provocatrices pour prouver la vulnérabilité des troupes américaines. Les attentats par engins explosifs improvisés ainsi que les tirs de précision sur des soldats étaient mis en avant comme autant de signes de la force qui luttait contre l’occupation américaine. Le fort riposta sur un registre quasi identique en rendant publiques les images de tirs de missiles et les coups au but remportés par des tireurs d’élite. Cette guerre d’images révélait peu à peu un nouvel espace informationnel qui échappait aux médias.

La guerre civile en Syrie amplifia la tendance. Les mouvements jihadistes décidèrent de se créer leur propre espace informationnel pour ne plus subir le contrôle d’une quelconque autorité qui limiterait ou dénaturerait la résonance de leur lutte. La présence sur la toile d’une multitude de sites internet, de blogs éphémères et de relais individuels par twitter fut une réponse à la riposte du fort dans sa capacité à parasiter les liens de dépendance tissés avec les médias.

Le faible a compris que l’information a une fonction multiple qui dépasse l’ancienne fonction revendicative d’un attentat ou d’une opération armée.  La recherche d’une résonance au niveau, local, national voire international n’est plus qu’un objectif parmi d’autres. Le faible utilise désormais la toile pour recruter au niveau planétaire de nouveaux adeptes, pour parasiter les modes de pensée adverses et pour terroriser les élites du monde arabo-musulman qui chercheraient à contester leur vision de l’islam.

Face à cet espace informationnel quasi inaccessible en dehors des démarches d’écoute et de traçage des services de renseignement, le fort cherche désormais de nouvelles formes de parade. Les tentatives françaises de dénonciation de la réalité meurtrière et barbare de Daech ont le mérite d’exister mais ne sont pas encore assez efficientes. Les personnes qui rejoignent la cause jihadiste ne sont sentent pas concernées par ces appels à la prudence.

Leur accoutumance au message repose à la fois sur une mise en scène très moderne des discours de propagande et aussi sur un constat très basique : le faible est désormais fort. Il a un Etat nommé le Califat qui est censé garantir sa sécurité et assurer son bien-être. Lorsque les candidats au jihad désertent, ce n’est pas parce qu’ils ont vu la propagande française mais parce qu’ils ne supportent plus leur situation et préfèrent par opportunisme regagner un cadre plus apte au plaisir du consumérisme.

La menace informationnelle islamiste n’est que l’aspect d’un problème beaucoup plus large dans la relation conflictuelle entre le faible et le fort. La focalisation des médias sur la question terroriste, largement présente sur la toile en raison de l’activisme de Daech, nous éloigne parfois de questions toutes aussi fondamentales. Jusqu’à présent, le faible a gagné dans le meilleur des cas des petites guerres, jamais des conflits majeurs. C’est différent pour le fort qui est encore aux commandes de ce monde.

Et le fort, occidental ou oriental, a une capacité de frappe informationnelle sans commune mesure avec les capacités limitées de nuisance des groupes jihadistes, quel que soit leur appellation. Les multiples épisodes de confrontation informationnelle, illustrées par les différentes révolutions colorées[xxiv] et dont le dernier épisode en date est la guerre en Ukraine, ont fait émerger l’embryon d’une doctrine d’emploi du fort dans la guerre de l’information par le contenu.

L’OTAN[xxv] a créé au début de l’année 2014 un centre de recherche sur la communication stratégique. Son analyse de la campagne informationnelle russe à propos de la Crimée conclut à l’émergence d’une nouvelle conflictualité où la suprématie informationnelle l’emporte sur les capacités conventionnelles de s’affronter sur le terrain avec des armes létales. Dans le même temps, les technologies de l’information interfèrent de plus en plus sur la conduite des opérations militaires. L’identification des déplacements de l’ennemi, l’interception de ses messages, le traçage de ses échanges sur Internet, la destruction de ses moyens de communication, la manière occulte de créer la zizanie au sein de son camp sont des démarches intégrées à la conduite contemporaine des opérations militaires.

Les démocraties semblent moins à l’aise que les régimes autoritaires pour s’adapter à cette manière de gérer l’affrontement parce que leurs défenseurs (forces armées, services de renseignement et de sécurité, police) doivent rendre des comptes aux différentes structures garantes des institutions. Il est logique d’accepter ce prix à payer pour préserver des droits si chèrement acquis, à condition de résoudre l’équation suivante : contrairement à la guerre militaire où l’avantage est donné le plus souvent au défenseur, c’est l’attaquant qui gagne dans la guerre de l’information.


(Extrait de l’ouvrage de Christian Harbulot sur les fabricants d’intox et plus particulièrement le chapitre intitulé « L’information au bout du fusil ».)


[i] Etude Une illustration de la guerre de l’information, Le conflit entre Israël et le Hezbollah de l’été 2006, EGE, 2007.

[ii] Richard Overy, Sous les bombes, nouvelle histoire de la guerre aérienne 39-45, Paris, Flammarion, 2014.

[iii] Anthony Cave Brown, La guerre secrète (1939_1945), Paris,  2 tomes, Pygmalion, 1981.

[iv] Bob Maloubier et Jean Lartéguy, Triple Jeu, préface d’Alexandre de Marenches, Paris, Robert Laffont, 1992.

[v] Jean Lopez, Opération Bagration, la revanche de Staline, (été 1944), Paris, Economica, 2014.

[vi] Paul Bonnecarrère, Par le sang versé, la légion étrangère en Indochine, Paris, Fayard, 1969.

[vii] http://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMDictionnaire?iddictionnaire=1727

[viii] Paul Aussaresses, Services spéciaux Algérie 1955-1957 : Mon témoignage sur la torture, Paris, Perrin, 2001.

[ix] Quelques médias algériens et métropolitains rendaient compte périodiquement de ces actes mais sans leur donner une tonalité plus significative qu’un fait divers.

[x] Inspiré des grands procès de Moscou, ce roman critique du stalinisme, paru en 1945,  devint un best-seller mondial.

[xi] Ancien dirigeant su syndicat des marins du Komintern, Jan Valtin de son vrai nom Richard Krebs, écrivit un bilan très réaliste de l’échec de la lutte du Parti communiste contre le nazisme.

[xii] Ancienne compagne d’Heinz Neuman, un des leaders du parti communiste allemand, Margarete Buber-Neumann, a témoigné dans deux ouvrages : Prisonnière de Staline et d’Hitler — Volume 1. Déportée en Sibérie, Paris, Seuil, 1949. Prisonnière de Staline et d’Hitler — Volume 2. Déportée à Ravensbrück, Paris, Seuil, 1988.

[xiii] Personne recrutée dans une formation paramilitaire combattant le FLN aux côtés de l’armée française.

[xiv]http://www.franceinfo.fr/actu/justice/article/premier-proces-de-la-guerre-civile-algerienne-en-france-627451

[xv] Après l’annulation du second tour des élections législatives qui laissait présager une victoire électorale du Front Islamique du Salut.

[xvi] Rappelons pour mémoire le bilan de la politique de rééducation par le travail  conduite par le pouvoir khmer rouge s’est élevé à 1,7 millions de personnes.

[xvii] http://www.france2.fr/emissions/apocalypse-staline

[xviii] http://apocalypse.france2.fr/hitler/Home

[xix] Le 30 janvier 1968, plusieurs dizaines de milliers de membres Front national de libération (Viêt-Cong) et de l’Armée populaire nord- vietnamienne prennent d’assaut une centaine de villes du Sud Vietnam.

[xx] Extrait d’une interview du commandant l’US Army War College, par Patrick Barberis, réalisateur du documentaire Vietnam, la trahison des médias, diffusée en octobre 2008 sur la chaîne de télévision franco-allemande Arte.

[xxi] Le 18 août 2008, une section de parachutistes du 8e RPIMA tombe dans une embuscade tendue par des combattants talibans dans la vallée d’Uzbin. Les pertes sont lourdes du côté français : 10 morts et 21 blessés.

[xxii] Délégation à l’information et à la communication de la défense.

[xxiii] Eric de Lavarène (journaliste) et Véronique de Viguerie (photographe), auteurs du reportage paru dans Paris Match sous le titre La parade des talibans avec leurs trophées français

[xxiv] Serbie en 2000, Géorgie en 2003, Ukraine en 2004, Kirghizistan en 2005.

[xxv]http://www.stratcomcoe.org/~/media/SCCE/NATO_PETIJUMS_PUBLISKS_29_10.ashx