Crypto-monnaies : entre une planification libertaire originelle et une planification collectiviste contrôlée

Crypto-Monnaie, D'Affaires, Finances, L'Argent


par Frédéric Autret,
Fondateur et Directeur Général de Neveo Energy.

Dans un contexte d’incertitudes où nous nous attendons dans les prochaines décennies à des reconfigurations dans l’équilibre mondialisé des puissances économiques, les Etats cherchent tous à contrôler cette tendance récente des crypto-monnaies. Chacun dans son style : en résistant ou en y voyant une opportunité. Le but : Préserver son pouvoir et son contrôle et pourquoi pas tenter de l’étendre sur les affaires du monde.

Le Bitcoin, star de la crypto-monnaie (65% de parts de marché en novembre 2020) a atteint un sommet à 61 000$ à la mi-mars 2021 et tout le monde se demande si les prophéties vont se réaliser ou pas. JP Morgan a publié une note le 1er avril 2021 selon laquelle le Bitcoin pourrait atteindre 130 000$ à long terme si sa volatilité continue de baisser. La Deutsche Bank est même allée jusqu’à publier dans un rapport du 18 mars 2021, que le Bitcoin est désormais « trop important pour être ignoré » compte tenu de sa capitalisation boursière de 1 000 Mds$. Le Bitcoin semble avoir pris trop d’ampleur pour un retour en arrière et présage la venue d’une révolution inéluctable dans le domaine des monnaies numériques.

Le Bitcoin, une monnaie décentralisée est en train de prouver qu’un autre modèle est possible face à celui centralisé des banques justement dites centrales et de leur utilisation politique des monnaies. Cette innovation est la source d’une guerre informationnelle durable.

Les retards de l’Union Européenne

En mode défensif, Christine Lagarde, Présidente de la Banque Centrale Européenne (BCE), s’est exprimée le 7 février 2021 contre les crypto-monnaies, dont le Bitcoin. En critiquant ces dernières pour leur trop grande volatilité, n’offrant qu’un excellent véhicule spéculatif et non une véritable réserve de valeur, Christine Lagarde cherche à montrer que son projet d’euro digital est la meilleure solution. Mais sa communication esquisse d’autres questions : Comment se protéger de la digitalisation à venir du yuan et de la remise en cause de l’hégémonie américaine ?

Le 31 mars 2021, la date de lancement de l’euro numérique a été fixée par la BCE au milieu de cette décennie. La menace qui pèse sur sa souveraineté monétaire l’oblige à agir, mais cette dernière ne semble pas vouloir tirer parti des avantages qu’offrent les crypto-monnaies de manière générale comme nouvel outil de conquête économique.

Mais qu’est-ce qu’une crypto-monnaie étatique ? Dans le jargon des initiés, on l’appelle aussi « stablecoins » étatiques. Entrant beaucoup moins en résonance avec les idéaux de décentralisation étroitement liés aux crypto-monnaies originelles, ces projets étatiques ne font que rechercher à garder le contrôle de cette technologie en l’adossant à leur propre monnaie fiduciaire. C’est pourquoi les projets de « stablecoins » privés aux grandes ambitions comme Libra (renommé Diem et dont le meneur de file est Facebook) reçoivent un accueil glacial dans les hautes sphères européennes.

La France et l’Allemagne, encore en divergence

Sur fond de message des régulateurs de l’Union Européenne à la mi-mars 2021, lesquels mettent en garde sur les risques pour les investisseurs en cryto-monnaie, la France et l’Allemagne ne voient pas le développement de cette technologie de la même façon.

La France est plutôt favorable à une crypto-monnaie publique dont les premières expérimentations intéressent de près l’eurosystème.

Mais la Bundesbank a communiqué le 25 mars 2021, avoir testé une interface de règlement basée sur la blockchain pour démontrer que les nouvelles technologies et les systèmes de paiements conventionnels peuvent fonctionner ensemble en opérant une évolution technique et cela sans faire appel à une monnaie numérique telle que la BCE la projette. Cette annonce affirme également que cette solution pourrait être reproduite à grande échelle dans un court laps de temps contrairement à la mise en place d’une monnaie numérique beaucoup plus longue à déployer.

Cette communication qui cherche à influencer les choix européens en la matière n’est pas neutre venant de la plus grande économie de la zone euro. L’argument principal qui est présenté à ses homologues des autres pays est que l’euro numérique déstabiliserait trop fortement le système bancaire européen. Mais que cache cette divergence ? Une Europe trop lente et peu offensive face aux monnaies numériques des autres continents ? Pragmatisme et défense des intérêts nationaux allemands à travers une vision proactive ?

Les crypto-monnaies au service des différents modèles capitalistes

Entre un capitalisme de marché américain qui accepte plus facilement la décentralisation, le capitalisme d’Etat en Chine et un capitalisme social-démocrate européen (qui cherche toujours son modèle), les Etats cherchent à développer des crypto-monnaies dogmatiques en phase avec leur histoire et leurs valeurs. Mais leurs finalités divergent.

Le capitalisme de marché américain et la crypto-monnaie

Aux Etats-Unis d’Amérique, la crypto-monnaie s’est d’abord développée dans la Silicon Valley et depuis quelques mois Wall Street s’est uniformément mis au Bitcoin par la création de nouveaux portefeuilles et de nouvelles entités dédiées à la crypto-monnaie. On observe même un jeu de chaises musicales ou des dirigeants du milieu de la régulation financière acceptent des postes d’administration de fonds d’investissement privés qui voient en la crypto-monnaie un avenir radieux.

Morgan Stanley a souligné le 31 mars 2021 son intérêt croissant pour le Bitcoin en tant que classe d’actifs. BlackRock a déclaré le même jour détenir 6,5 M$ de contrats à terme sur bitcoin CME. 15 jours avant, le 17/03/2021, Bitcoin Depot a déclaré avoir doublé son nombre de guichets automatiques cryptographiques au cours des six derniers mois et déclare disposer désormais de 2000 guichets automatiques dans le monde.

Mais au pays de la libre concurrence, on se pose encore la question de la menace du développement de la crypto-monnaie sur le dollar. Le 31 mars 2021, le cofondateur de PayPal et investisseur milliardaire, Peter Thiel, a averti lors d’un évènement virtuel organisé par la Fondation Richard Nixon que le Bitcoin pourrait être une « arme financière chinoise » utilisée pour détrôner le statut monétaire du dollar.

Peter Thiel dont sa fondation a été la clé de la création d’Ethereum, à la tête de Thiel Ventures, critique également ouvertement la Silicon Valley, affirmant que des entreprises comme Google et Facebook constituent des menaces pour les États-Unis compte tenu de leurs liens avec la Chine.

Quelques jours avant, le 25 mars 2021, Ray Dalio, fondateur du fonds spéculatif de 150 Mds$ Bridgewater Associates, estimait que le Bitcoin a « fait ses preuves » au cours des 10 dernières années, mais voit toujours une « bonne probabilité » qu’il soit interdit par les gouvernements. « Chaque pays chérit son monopole sur le contrôle de l’offre et de la demande. Ils ne veulent pas que d’autres fonds fonctionnent ou se concurrencent, car les choses peuvent devenir incontrôlables », a ajouté Dalio, citant l’interdiction proposée par l’Inde de la crypto-monnaie.

Mais certains acteurs privés continuent à légitimer le principe d’usage des cryptomonnaies. Le géant Visa a notamment annoncé à Reuters sa décision d’autoriser l’utilisation du stablecoin USDC pour régler les transactions sur son réseau de paiement. USDC est le deuxième plus grand stablecoin, avec une capitalisation boursière d’environ 11 Mds$selon la source de données CoinGecko. Visa prévoit également un nouveau service sur la blockchain Ethereum dans le courant de l’année.

Le système « dollar » est à l’offensive à travers une guerre informationnelle subtile. Une étude de l’Université de Cambridge largement relayée dans la sphère médiatique nous met la puce à l‘oreille : Le minage du Bitcoin consomme plus d’électricité que l’Argentine toute entière ! En recherchant des informations sur le site internet de l’Université de Cambridge, on y voit assez rapidement par exemple un rapport publié avec le soutien de VISA sur la Crypto-monnaie et que les principaux donateurs de l’Université sont entre autres Bill and Melinda Gates Foundation et Chan Zuckerberg Initiative.

L’Association Diem, qui pilote le déploiement de la crypto-monnaie stablecoin « Facebook » met en avant le fait que son infrastructure permet jusqu’à 1000 transactions par secondes contre 15 pour Etherium et 7 pour le Bitcoin, permettant ainsi de réduire le besoin en ressources énergétiques ! Bientôt nous verrons apparaître dans les médias que Facebook lutte contre le changement climatique avec sa nouvelle monnaie.

Pendant ce temps-là, Bill Gates le 24 février 2021 déclare que le « Bitcoin utilise plus d’électricité par transaction que toute autre méthode connue de l’humanité » dans une session Clubhouse d’Andrew Sorkin (CNBC) relayée par Yahoo qui fait le lien avec l’étude de l’Université de Cambridge.

Dans un pays ou le courant libertaire privé est très influent, il faut désormais observer les freins à venir. Peut-être du côté du réseau de paiement américain SWIFT (Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication) qui même si elle domiciliée en Belgique est une arme politique américaine notamment contre la Russie en les menaçant régulièrement de déconnexion.

Mais peut-être aussi des freins de l’état américain. D’après une information relayée le 24 novembre 2020 par le Washington Examiner, l’ex-Directeur du renseignement national, John Ratcliffe, alertait l’organisme fédéral américain de réglementation et de contrôle des marchés financiers (SEC) concernant l’avancement de la crypto-monnaie chinoise qui pourrait éclipser le dollar au niveau international.

La question est de savoir comment va réagir l’Etat américain à travers ses préoccupations sur la sécurité nationale alors que son secteur privé accélère sur tous les fronts.

Le capitalisme d’Etat chinois et la crypto-monnaie

A l’inverse des Américains, dont l’influence s’appuie sur des initiatives privées, l’état chinois voit en la crypto-monnaie une manière de sécuriser son commerce et son influence de manière utra centralisée.

Le gouvernement chinois n’autorise pas officiellement son peuple à acheter des crypto-monnaies avec de la monnaie fiduciaire, mais le pays travaille sur une version numérique de son yuan qui serait étroitement contrôlée par les autorités.

Même si le Directeur Général de la Banque des Règlements Internationaux (BRI), Agustin Carstens, a repoussé au Peterson Institute for International Economics le 31 mars 2021 les affirmations selon lesquelles la Chine pourrait capturer un « avantage de premier arrivé » sur les États-Unis en émettant une monnaie numérique de banque centrale. La Chine pense global et sur le long terme de manière plus structurée.

A titre d’exemple, le directeur de l’Institut de recherche sur la monnaie numérique de la Banque populaire de Chine (PBoC) a déclaré le 26 mars 2021 que le yuan numérique était nécessaire pour fournir une sauvegarde à Alipay et WeChat Pay.

Et selon le Président Xi Jinping, l’économie numérique devrait contribuer au PIB du pays et « transformer la Chine en un leader mondial » grâce à l’utilisation de l’intelligence artificielle, du big data, du cloud computing et de la blockchain, selon le projet de plan de politique national quinquennal chinois. A noter que suivant le planning annoncé par Christine Lagarde en Europe, la Chine devrait avoir mis en place son architecture blockchain quand l’Europe commencera à peine…

Mais pour que le yuan numérique fonctionne, la Chine qui vise à être une surpuissance mondiale de la blockchain, elle ne pourra pas le faire seule. Et c’est pourquoi la Chine s’active à créer des passerelles avec d’autres pays pour étudier l’utilisation des monnaies numériques dans les paiements transfrontaliers avec la Thaïlande et les Emirats Arabes Unis notamment.

Les détracteurs de cette initiative commencent à la critiquer en essayant de susciter des inquiétudes quant à la quantité d’informations qu’il donnerait aux autorités chinoises sur les données financières et le comportement des utilisateurs. Le 16 mars 2021, Haruhiko Kuroda, le gouverneur de la Banque du Japon (BOJ), a déclaré que la banque centrale devait « se préparer à fond » à l’éventuel besoin futur d’émettre un yen numérique. Un mode défensif à l’européenne qui devrait retourner ces derniers en suiveurs des Américains et confirmer les alliances sécuritaires classiques.

Le capitalisme social-démocrate européen et la crypto-monnaie

Comme exposé précédemment, l’Europe se pose encore des questions sur le modèle qu’elle veut développer alors même que les USA et la Chine accélèrent sur l’échiquier mondial des crypto-monnaie. En attendant observons comment l’Allemagne devrait réussir à imposer sa vision de l’innovation numérique des monnaies, résultant de 10 années de recherche.

La recherche de contrôle dans le développement révèle certainement pour tous les acteurs davantage leurs faiblesses que leurs forces. Mais pour l’Union Européenne, s’ajoutent le manque d’ambition et le manque d’une vision partagée sur l’opportunité que les crypto-monnaies représentent.

Le futur est déjà en partie visible et notamment au Nigéria

Aussi surprenant que cela puisse paraître, le Nigéria est le pays où le taux d’adoption de ces monnaies virtuelles est le plus élevé. Pas moins de 32% de Nigérians auraient ainsi utilisé ou possédé des crypto-monnaies en 2020. Ce type d’actifs répondant à la perte de confiance dans les formes d’investissement plus traditionnelles, dans un contexte économique difficile.

Suite aux ordres récents de la Banque Centrale du Nigéria de fermer les comptes associés aux crypto-monnaies dans le pays, un Nigérian souhaitant rester anonyme et interviewé par la plateforme CoinDesk a déclaré qu’ « il n’y a pas d’arrêt de la crypto, [c’est] l’avenir et nous ne laisserons pas de vieux imbéciles nous prendre notre avenir ». « Nous sommes des Nigérians. Utiliser la crypto est un moyen de sortir de la pauvreté pour les jeunes ».

Les utilisateurs ont trouvé le moyen de contourner le problème à travers le Bitcoin en peer-to-peer (Paxful, Binance), ce qui signifie qu’il peut être négocié sans intermédiaires, ciblant en disant cela les banques nationales.

Pour conclure…

La crypto-monnaie semble impossible à stopper. Certaines personnes utiliseront la crypto-monnaie pour leur transaction, d’autres l’utiliseront en étant connecté aux systèmes financiers hérités (Visa, Mastercard), d’autres l’utiliseront pour spéculer, d’autres comme réserve de valeurs… Et l’Union Européenne serait bien inspirée d’étudier tous ces usages pour chercher à y répondre comme moyens d’y étendre son influence économique et le temps est compté pour ne pas être relégué en suiveur des stratégies américaines.

En parallèle, subsiste encore et pour combien de temps le courant libertaire de la crypto-monnaie ?  Selon Ludwig Von Mises économiste autrichien, le marché non entravé par des interventions étatiques produit un ordre spontané optimal qu’aucune organisation ou planification ne saurait atteindre. La « planification individuelle » est supérieure à toute planification collective.