Boycott au Maroc en 2018 Analyse d’une campagne de déstabilisation informationnelle

Si l’EPGE a comme première priorité le développement du concept de guerre économique, l’équipe qui l’anime cherche aussi à rendre compte de cas réels analysés par des étudiants ou des membres du réseau des anciens de l’Ecole. Nous publions donc une étude de cas qui reflète le souci que nous avons de rendre compte de la réalité de la guerre économique.

Une démarche française innovante

Dans cette optique de valorisation des travaux de recherche appliqués à la guerre économique, l’EPGE s’appuie sur les trente années de recherche menées dans le domaine de la guerre de l’information par le contenu depuis le début des années 90.

Durant ces trente années, un certain nombre de travaux ont été produits et leur contenu novateur a été reconnu aussi par l’Institution. Le Ministère de la Défense par ses commandes passées à Stratco/Intelco[1] puis par le SGDN[2] lorsqu’Alain Juillet, en tant que HRIE[3], a demandé à Christian Harbulot d’être la cheville ouvrière d’un groupe de travail interministériel sur le sujet. Par la suite, la DRM le sollicita à la même époque pour participer à un groupe de travail sur la problématique de la guerre de l’information par le contenu. Les conclusions furent restituées lors d’une réunion présidée par le général Georgelin, alors Chef d’Etat-Major des Armées.

A partir de 1997, l’Ecole de Guerre Economique a poursuivi ce type de travaux. Cette démarche d’expérimentation a été élaborée à partir du bilan des premières études menées au sein de l’association Aditech[4] puis d’Intelco. Les premières recherches entamées par les étudiants de l’EGE portèrent sur les nouvelles pratiques informationnelles qui étaient détectées dans le contexte anglosaxon. A la sortie de la Guerre froide, les Etats-Unis avaient pris une avance importante dans le développement de la société de l’information puis d’Internet. Il est donc assez logique que les prémisses de la guerre de l’information par le contenu soient apparus dans l’économie anglo-saxonne.

Les modes opératoires offensifs avant la société de l’information

Avant l’essor de la société de l’information, les forces opérantes sur le terrain de la guerre économique étaient réduites et opéraient sans faire de publicité. Ce milieu fermé avait un panier de clientèle restreint. Les opérations étaient effectuées sous le sceau du secret. L’objectif le plus courant était l’acquisition de renseignements sur la concurrence. Contrairement aux clichés répandus sur l’espionnage industriel, les méthodes appliquées cherchaient à limiter les prises de risque inutiles. Le recours aux systèmes d’écoute illégale était peu prisé par ces professionnels. La clandestinité de leur travail était d’autant plus garantie que les moyens employés pour acquérir de l’information ne déclenchaient pas des enquêtes intempestives de la part de l’appareil d’Etat beaucoup plus réactif à cette forme d’intrusion. La fouille de poubelles (légale en France lorsqu’elle est effectuée sur la voie publique) ou le recrutement d’individus travaillant pour la concurrence étaient des approches beaucoup moins susceptibles de laisser des traces. Les failles décelées s’avéraient souvent très nombreuses. Rares étaient les entreprises conscientes de ces menaces et qui prenaient des précautions d’usage pour détruire leurs déchets papier ou pour sensibiliser leur personnel aux précautions élémentaires à suivre.

La vulnérabilité informationnelle des entreprises était un thème peu pris en considération par les directions générales. La valeur de l’information était une donnée abstraite pour un directeur financier dont le périmètre de connaissances se fondait sur les chiffres et le calcul du coût et de la rentabilité. Le monde patronal fit une exception, en accordant une attention particulière à la question des grèves et des révoltes sociales. La paralysie de l’activité de l’entreprise ou les risques d’atteinte à la propriété privée étaient considérés comme des risques très pénalisants sur le plan financier. Les dispositifs de protection des grands groupes industriels concentrèrent leurs moyens sur ce type de menace. Après la longue grève générale de mai/juin 1968, un grand groupe industriel investit plusieurs millions de francs dans un système de communication parallèle constitué notamment de postes émetteurs. Il était prévu d’en doter un par site. Les postes émetteurs étaient confiés à des cadres de confiance qui avaient pris en charge ce matériel à leur domicile. En cas de grève prolongée, ce système de communication parallèle permettait à la direction générale de conserver le contact avec les unités de production.

Les menaces liées à la compétition proprement dite étaient prises en compte mais de manière beaucoup plus épisodique. Les compétiteurs agressifs ou déloyaux étaient traités à un niveau stratégique, lorsque la menace mettait en cause la conduite des affaires par les dirigeants ou les dirigeants eux-mêmes. Dans un tel cas de figure, le patron savait à qui s’adresser pour contrer ce type d’attaque. En revanche, si les menaces étaient plus diffuses et ne concernaient que des niveaux intermédiaires du fonctionnement de l’entreprise, les dirigeants ne se sentaient pas impliqués dans cette gestion des affaires courantes. Cela explique pourquoi les directeurs de sûreté ont rarement siégé dans les comités exécutifs des grandes entreprises. Dans le meilleur des cas, ils arrivaient à faire passer des messages au Président ou au Directeur général du groupe. Si certains dirigeants décidaient d’avoir une stratégie de guerre économique, ils choisissaient un conseiller personnel qui n’apparaissait pas dans l’organigramme de l’entreprise. Cette personne avait la responsabilité de mener éventuellement des opérations offensives contre un concurrent. Dans un tel rapport de force, la rentabilité d’une information était mesurée par son accessibilité, c’est-à-dire le niveau de secret qui l’entourait. L’espionnage industriel était reconnu comme efficace et utile, s’il permettait de lire dans la stratégie technologique, commerciale et financière d’une entreprise.

L’apparition de nouveau acteurs et de nouvelles pratiques

Au siècle dernier, les opérations d’intox ont été principalement initiées par des services de renseignement d’Etat. La manière dont les Britanniques réussirent à tromper Hitler sur le véritable lieu du débarquement fut le symbole le plus démonstratif de l’efficacité d’une opération d’intoxication dans la conduite d’une guerre. La fin de la Guerre froide contribua à la privatisation partielle des activités de renseignement et facilita le transfert de connaissances vers le monde économique. Cet accaparement des techniques de déstabilisation par « le fort » (services spécialisés d’Etat, structures privées d’appui aux entreprises, officines) a été remis en question par la nouvelle configuration des circuits informationnels. Le développement d’Internet a donné aux acteurs engagés de la société civile dans le camp du faible, des moyens d’expression qui ont modifié le rapport d’infériorité du faible par rapport au fort. Avant Internet, le faible était autrefois cantonné à la prise de paroles en public, à la distribution de tracts et au collage d’affiche. La société de l’information lui a donné les moyens de parler en temps réel à un niveau mondial.

Le fort a perdu une partie de ses capacités de contrôle de l’accès à l’information. Ses relations privilégiées avec les pouvoirs en place et les médias ne sont plus des barrières infranchissables. Le faible a désormais la capacité de mener des attaques informationnelles contre le fort (Etat, institutions internationales, grands entreprises) sur différents échiquiers, en arrivant de plus en plus souvent à renverser le rapport de force à son profit. Il dispose de plusieurs atouts que le fort n’a pas encore eu la possibilité d’égaler.

Le premier atout est le facteur temps. Les acteurs de la société civile qui ont décidé de porter atteinte à l’image d’une entreprise ont une disponibilité beaucoup plus importante que les personnes sollicitées par une direction générale pour faire face à ce type de situation.

Le second atout est la dynamique militante impulsée par des individus ou des petits collectifs. Une minorité agissante, aussi réduite soit-elle, peut bénéficier des relais qu’offre la multitude de réseaux sociaux qui se sont développés sur le web. Les directions de la communication des entreprises n’ont pas cette possibilité de rayonnement viral. Quelques entreprises telles que Free ont créé des communautés d’utilisateurs qui ont servi d’appui informationnel. Xavier Niel a utilisé leur résonance en déclenchant son offensive contre les opérateurs téléphoniques pour entrer sur ce marché très protégé. Mais c’est pour l’instant une exception.

Le troisième atout est la professionnalisation des acteurs de la société civile qui mènent aujourd’hui de véritables guerres de l’information contre le fort. Des ONG telles Greenpeace, peuvent mener des campagnes de protestation de longue durée. Le niveau de formation de certains de leurs cadres équivaut au savoir-faire des experts à qui les entreprises font appel pour contenir ces attaques informationnelles.

Internet est un nouveau champ de créativité subversive où l’attaquant a pris l’avantage sur le défenseur. Il ressort de ce constat une situation paradoxale : le fort est plus souvent sur la défensive que le faible.

La publication d’une étude de cas exemplaire

Durant la première décennie d’existence de l’EGE, les travaux de recherche se sont concentrés sur deux axes : le thème choisi pour lancer des attaques informationnelles contre des entreprises et l’analyse du contenu des messages diffusés sur les différents supports. La seconde décennie a été consacrée à l’étude approfondie de l’usage des réseaux sociaux, à la cartographie des acteurs et à la différenciation du jeu des acteurs. Le début de la troisième décennie est centrée sur la professionnalisation des actions offensives menées par des faibles dans le cadre de l’étude de la guerre de l’information par le contenu.

L’étude de cas sur le boycott organisé au Maroc en 2018 est une réalisation de ce nouveau programme de recherche. Plusieurs articles ont déjà été publiés sur le site infoguerre.fr. Dans le cas présent, il s’agit d’une étude plus approfondie sur la manière dont a été décryptée cette attaque informationnelle. La démonstration qui est faîte par ses auteurs donne une idée assez précise de la montée en puissance des techniques d’analyse de l’intelligence économique développées au sein de l’EGE et à travers les retours d’expérience de son réseau d’anciens.

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Christian Harbulot


[1] L’étude Les nouvelles avenues de l’information fut commandée par la Direction des Affaires Stratégiques du Ministère de la Défense à la société Stracto, filiale de la COGEPAG (qui a pris le nom de Défense Conseil International au milieu des années 90). Cette étude mettait l’accent sur les liens établis entre l’analyse des situations et le combat cognitif qu’il fallait mener pour l’emporter contre un adversaire ou un concurrent agressif. Cette constatation demeura sans effet. L’accueil fut le même en 1996 pour l’étude sur la guerre de l’information commandée par la Délégation Générale de l’Armement. Il était dur de bousculer les habitudes. La problématique de la guerre de l’information était encore très fortement ancrée à la conception que s’en faisaient les ingénieurs. Pour eux, le contenant était le plus important. Le contenu, c’est-à-dire tout ce qui touchait à la manipulation et à la diffusion de l’information était considéré comme non mesurable, donc relevait au mieux de l’empirisme et au pire du folklore.

[2] Secrétariat Général de la Défense Nationale (qui a intégré par la suite la notion de sécurité nationale en prenant le nom de SGDSN).

[3] Haut Responsable à l’Intelligence Economique.

[4] Association pour la Diffusion de l’Information Technologique. La problématique de l’usage offensif de l’information, notamment en termes de stratégie d’influence, a été abordée entre 1989 et 1993, sous l’impulsion de Christian Harbulot.