3 Questions à Eric Delbecque à l’occasion de la sortie de son livre « L’histoire de la guerre pour les nuls » aux éditions First.


Eric DELBECQUE est expert en intelligence économique et stratégique


HISTOIRE DE LA GUERRE POUR LES NULS - ERIC DELBECQUE EPGE

Propos recueillis par Nicolas MOINET


Vous proposez une histoire de la guerre pour les nuls. Qu’apporte cette somme de connaissances à la compréhension du monde actuel ?

La guerre constitue un objet de réflexion qui résiste à l’analyse, ou plutôt qui échappe aux tentatives de catégorisation trop élémentaires. C’est une réalité hautement complexe qui met en jeu l’être humain dans ses recoins psychologiques les plus sombres, et qui exige de mobiliser toutes les sciences humaines pour en saisir l’essentiel des significations. De surcroît, elle se transforme sans arrêt, bien sûr sous l’effet du progrès technologique, mais également en fonction des évolutions culturelles et sociologiques qui ne cessent de façonner les collectivités humaines. Durant une grande partie de notre histoire, les appareils politiques réalisèrent un effort constant pour circonscrire les expressions de la violence armée, non seulement présente entre les États mais irriguant aussi les rapports sociaux. A partir de 1789, la guerre a toutefois trouvé une nouvelle vigueur dans le déploiement de l’idée du citoyen soldat, dans la promotion de la nation en armes. Il en dériva au vingtième siècle la guerre totale ; les deux conflits mondiaux semblèrent guérir l’humanité de la confrontation intégrale des nations. Cependant, la peur de l’apocalypse nucléaire succéda à l’angoisse de la guerre industrielle. Pour ne pas sombrer dans la destruction atomique et ne pas renouer avec le choc classique des armées, les guerres secrètes prirent de l’ampleur sous l’ère bipolaire. A la chute du monde communiste, la guerre économique entre les pays s’ajouta à la montée en puissance des conflits asymétriques. La guerre aujourd’hui sera-t-elle finalement partout à force de n’être plus exclusivement et majoritairement sur les champs de bataille d’antan ? C’est en effet le risque majeur : celui de la « guerre hors limites ». En réfléchissant sur la guerre à travers l’Histoire, il s’agit donc d’en repérer les mutations contemporaines, et aussi de trouver les moyens d’inventer des dynamiques de paix !


Avez-vous repéré des invariants à l’histoire de la guerre ? Quelles sont les grandes ruptures ?

Le phénomène « guerre » a complètement changé, mais sa lourde présence dans le XXIe siècle ne fait plus aucun doute. Aujourd’hui, dans la mesure où la guerre s’est métamorphosée, on ne sait plus forcément la reconnaître en n’importe quelle occasion. Si sa signification reste la même, ses formes ont totalement changé. A l’aube de l’humanité, elle fut d’abord la preuve que l’homme est un animal politique, qu’il construit la cité – la communauté – par la guerre, et qu’il ne tolère pas l’altérité. Certes, l’apparition de l’agriculture, de l’élevage et de la sédentarisation qui caractérise l’âge du Néolithique, permit la spécialisation de certains dans l’art de la guerre. Mais il faut cumuler les trois (une caste de guerriers défendant les richesses convoitées par d’autres prédateurs, le refus de l’Autre, et la constitution politique d’un groupe) pour que la guerre fasse véritablement son entrée sur la scène de l’Histoire. De l’Antiquité à l’âge féodal, les cités, les royaumes et les empires se fondèrent, se maintinrent ou se développèrent sur les champs de bataille. Sparte et Athènes, la ligue de Corinthe d’Alexandre le Grand, les empires romain et carolingien, en témoignent.

Par la suite, la guerre devint l’accoucheuse de la nation. La Révolution française et l’Empire napoléonien marquèrent le triomphe de la nation en armes, laquelle prenait fortement conscience d’elle-même en se défendant contre l’Europe monarchique, résolue à éradiquer les idées « subversives » de 1789. Pour le dire autrement, ce ne sont plus les querelles entre des monarques défendant leurs intérêts le plus souvent très personnels ou familiaux, qui motivèrent les affrontements entre groupes humains. Bien entendu, les conflits ne furent jamais présentés ou vécus totalement comme tels. Dès la guerre de Cent Ans, il existait un embryon de sentiment national ou patriotique, en France comme en Angleterre. De la même manière, c’est effectivement le fanatisme religieux qui alimenta les croisades puis les guerres de religion entre les catholiques et les protestants en Europe entre le XVIe et XVIIe siècles. Il n’en reste pas moins que les querelles entre les puissantes (rois, princes, grands féodaux, papauté) rendaient possibles des confrontations armées qui n’auraient sans doute jamais mobilisé les peuples spontanément, et qui, en tout état de cause, n’enrôlaient pas des nations entières pour les jeter les unes contre les autres dans des batailles titanesques !

En revanche, les guerres de l’Antiquité et du Moyen Âge fabriquèrent lentement la notion d’État moderne qui porterait la nation dans ses flancs. Elles construisirent donc les entités politiques qui aboutirent à créer le citoyen-soldat national du XIXe et XXe siècles. Dès lors, les politiques et stratégies de puissance des royaumes, empires et républiques à partir de 1789 ne furent plus seulement des appétits de pouvoir individuels ou claniques, mais des volontés collectives (instrumentalisées peu ou prou par des chefs guidés par l’ambition, la folie, la gloire, l’appétit de richesses et de domination, ou l’idéologie).

Puis vinrent les deux conflits mondiaux de 1914 et de 1939, lesquelles changèrent radicalement notre vision de la guerre ! Les boucheries industrielles des tranchées, la Shoah et l’usage de l’arme nucléaire à Hiroshima et Nagasaki délégitimèrent profondément et durablement la violence militaire. Après 1945, comment pouvait-on encore imaginer faire la guerre sans tomber dans l’absurde et le crime impardonnable ? Les deux superpuissances inventèrent la Guerre Froide pour répondre à cette terrible question. Américains et Soviétiques se confrontèrent sur de multiples échiquiers non militaires (l’économie, la technologie, la culture, le sport, etc.), en se lançant dans une guerre de l’ombre (espionnage), un combat politique et symbolique (le style de vie, le cinéma, la littérature, la vie intellectuelle et les arts en général), des duels périphériques (guerres de Corée, du Vietnam, et d’Afghanistan), des manœuvres géopolitiques (influence russe en Afrique au cours des années 60-80), et une course aux armements dissuasifs visant à éviter tout affrontement militaire direct dans lequel l’usage probable de la bombe atomique assurerait le caractère fatal pour la planète. Cette stratégie fut d’autant plus suivie avec précaution que la crise des missiles de Cuba avait placé le monde au bord du gouffre nucléaire en 1962…  

Puisque l’effondrement de l’Union soviétique n’a pas conduit à la paix universelle qu’espéraient les peuples, quel bilan poser aujourd’hui ? Celui-ci : la guerre, hélas, se porte bien, mais il faut savoir reconnaître ses nouveaux visages pour décrypter convenablement ses causes et ses effets, et y apporter des réponses pertinentes. A côté de la lutte contre le terrorisme islamiste au Mali (opération Serval puis dispositif Barkhane) ou du combat contre les violences fratricides en République centrafricaine (cf. Opération Sangaris), il importe de bien comprendre que les confrontations de puissances se déroulent désormais sur bien d’autres théâtres d’opérations ! Il convient par conséquent de parler également de guerre économique, de guerre de l’information ou de cyberguerre ! Ces échiquiers existent et se révèlent déterminants dans les rapports de force entre les nations et les acteurs qui les composent et qui participent à la construction de leur influence. Par la guerre, il s’agit toujours, comme le disait Clausewitz, de soumettre la volonté de l’adversaire : toutefois, la contrainte physique, la violence élémentaire, ne constitue plus dorénavant le meilleur moyen d’y parvenir…


Quels sont les nouveaux visages de la guerre ? Et en quoi sont-ils si nouveaux que cela ?

Ils sont nombreux mais le plus symbolique est celui de la guerre économique. L’univers capitaliste contemporain ne doit pas être confondu avec le royaume de la libre concurrence, de la transparence et de la performance irriguée par le talent et la méritocratie. L’espace des affaires de ce début de siècle s’organise en fonction de rapports de forces où s’affirment les dimensions géopolitiques et géoéconomiques. La guerre économique existe bel et bien : ce n’est pas une invention d’essayiste en mal de concept sexy capable de mobiliser les journalistes. C’est une autre forme de guerre.

L’Union européenne s’affirme comme l’unique regroupement politique à la surface de la planète qui juge que le libéralisme « pur et parfait » des économistes un peu trop éloignés des réalités de l’entreprise constitue un modèle d’explication du réel. Les États-Unis, la Chine, la Russie, l’Inde, le Japon, autant de nations qui admettent ce qui crève les yeux : la sphère des activités économiques n’a jamais fait sécession avec le reste de l’existence humaine. Les matrices culturelles, les configurations politiques, l’échiquier des idées, contribuèrent à façonner le « business ». Les affrontements commerciaux, technologiques, industriels et financiers dont les récits emplissent les journaux et les réseaux sociaux, traduisent les frottements entre des stratégies de puissance opposées. La guerre militaire a montré ses limites dans la première moitié du XXe siècle. Il est clairement apparu que la confrontation brutale des intérêts ne pouvait plus conduire qu’à l’extermination définitive de l’espèce humaine. A l’ère nucléaire, toute montée aux extrêmes par l’escalade armée aboutirait au néant pour chacun des protagonistes.

D’où la sublimation de la guerre dans de multiples espaces agonistiques entre les nations et les blocs politiques (l’OTAN et le Pace de Varsovie). En ce sens, la Guerre froide fut une introduction à La guerre hors limites (Rivages, 2006) exposée avec talent par Liang Qiao et Xiangsui Wang. Nous avons fait l’apprentissage du combat « désarmé » durant le duel entre les Bleus et les Rouges. Univers du renseignement, grandes compétitions sportives, arène culturelle, cinéma, autant de bulles où sévissait un affrontement « pacifique » (non militaire) mais sans pitié. Si l’on avait quitté le domaine de la guerre au sens ancestral, on a atteint durant cette période le sommet de la stratégie. Rappelons-en ici la plus élémentaire des définitions : « La stratégie s’identifie à l’ensemble des opérations intellectuelles et physiques requises pour concevoir, préparer et conduire toute action collective finalisée, en milieu conflictuel. Ces diverses mises en perspective sont analogues à celle qu’adopte le général Beaufre : « Je crois que l’essence de la stratégie gît dans le jeu abstrait qui résulte, comme l’a dit Foch, de l’opposition de deux volontés. C’est l’art qui permet, indépendamment de toute technique, de dominer les problèmes que pose en soi tout duel, pour permettre justement d’employer les techniques avec le maximum d’efficacité. C’est donc l’art de la dialectique des volontés employant la force pour résoudre leur conflit ». » (Lucien Poirier, Stratégie théorique II, Economica, 1987).

La fin de l’affrontement global entre le libéralisme et le communisme n’a fait que déployer totalement cette logique du combat omnidirectionnel évitant le duel armé. De quoi s’agit-il depuis les années 90 ? De développer sa puissance sur le terrain économique (industriel, commercial, financier), technologique, normatif et culturel. Cela ne réduit pas à néant le pouvoir militaire (rappelons que les ventes d’armes à l’échelle mondiale se situaient en 2016 au niveau de celles de la fin de la guerre froide) : en revanche, il s’affirme de nos jours plus modestement comme l’instrument dissuasif conditionnant l’atteinte des objectifs dans les autres champs d’acquisition d’avantages comparés que nous venons de citer. Les armées (tout au moins parmi les nations occidentales) ne servent plus à conquérir des territoires physiques : elles sont dédiées à garantir l’intégrité du sanctuaire national, à se projeter sur des théâtres de conflit extérieurs où les intérêts fondamentaux de leurs États se trouvent menacés (géopolitiques et géoéconomiques), à maîtriser des flux (permettant ainsi la régulation d’échanges humains, matériels et immatériels), bref, elles s’intègrent dans la stratégie plus globale du soft power pour constituer le smart power (la capacité globale d’une nation à se positionner favorablement sur la scène internationale).

La guerre se déploie également dorénavant dans le cybermonde. Spontanément, nous voyons l’univers du high tech, du cybermonde, de la Silicon Valley, du futurisme californien et des geeks (de Steve Jobs à Marc Zuckerberg) comme la consécration d’une culture libertaire et contestataire. Pourtant, les choses sont bien plus compliquées, et l’on s’aperçoit vite que les liens qui unissent le capitalisme financier, le cyberespace et ses acteurs, le GAFA et le Pentagone sont profonds. L’affaire PRISM nous a appris que la NSA, c’est-à-dire le gouvernement américain, espionne la planète entière. Des chefs d’États aux dirigeants de grands groupes, personne parmi les puissants n’est à l’abri. Big Brother revient en force et 1984 d’Orwell s’est réalisé, mais en 2017… Toutefois, la situation est beaucoup moins simple que ne le laissent penser les travaux sur les dérives du complexe sécuritaire de l’Oncle Sam. En 2016, un documentaire intitulé Les Nouveaux Loups du Web, de Cullen Hoback, aborda récemment la société de surveillance de façon intelligemment ciblée. Il dépasse la traditionnelle confrontation entre les adeptes de la théorie du complot et les défenseurs de la mort de la vie privée. Il démontre que les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon), les géants du Web, accumulent sur chacun d’entre nous des données innombrables, à faire pâlir les services de renseignement de l’ère de la Guerre Froide. Et il poursuit en démontrant que nous les livrons volontairement, en ignorant parallèlement que nous n’en avons plus la propriété. Grâce à quelques petits génies, dont Steve Jobs, Bill Gates, Mark Zuckerberg, astucieusement présenté par Hoback dans une brève rencontre, chacun et chacune d’entre nous sommes devenus les gigabits d’informations avec laquelle on tisse le Big Data ! En résumé, il devient capital de comprendre ce qu’est la guerre au XXIe siècle, laquelle échappe très largement au modèle classique clausewitzien qui imprègne encore beaucoup la culture commune de nos concitoyens. Au-delà de la guerre militaire (qui n’a pas disparu, tout en évoluant), d’autres formes de conflictualités s’affirment. Les ignorer provoquerait des conséquences funestes irréversibles…


Pour aller plus loin :

https://www.pourlesnuls.fr/livres/culture-generale/l-histoire-de-la-guerre-pour-les-nuls-9782412031131


Télécharger l’interview en PDF :